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772Depuis la chute de Morsi, l’attitude des USA vis-à-vis de l’Égypte est un chef d’œuvre d’incertitude, de louvoiements, d’imprécision et finalement d’inefficacité. (Auparavant, malgré tout, ce n’était pas vraiment mieux mais c’était dissimulé, notamment l’inefficacité.) Après tout, cette “politique” (sic) correspond parfaitement au caractère et à la position générale d’Obama, aussi bien qu’aux manifestations diverses à cet égard qu’on trouve dans l’establishment washingtonien. Le résultat, dans une situation d’affrontement en Égypte qui est proche de la guerre civile, est d’une façon assez intéressante le développement d’un sentiment antiaméricaniste qui a toutes les chances de s’amplifier.
Après la balade sémantique autour de la notion de “coup” pour qualifier l’intervention de l’armée (coup d’État, pas coup d’État, prise de pouvoir ou emprunt légitime du pouvoir, etc.), le développement de l’attitude US vis-à-vis du “pouvoir” en Égypte a été erratique et original à la fois. Ce n’est pas fait pour remonter la popularité de la politique US dans la région, qui enrage de plus en plus les divers alliés traditionnels des USA, – d’Israël à l’Arabie, à l’Égypte elle-même bien entendu. Les derniers événements en Égypte, de la semaine dernière, se terminant sur des affrontements sanglants entre les diverses forces armées et les partisans de Morsi, entrecoupés par une manifestation générale de soutien aux militaires suscitée par le général El-Sisi lui-même, ont mis en évidence d’une façon dramatique et très dommageable pour les USA la dégradation des liens et rapports entre les USA et l’Égypte.
• Il y a eu d’abord l’affaire (le 24 juillet) de l’annonce de la restriction US de livraison de F-16 à l’Égypte, qui s’apparente de facto à une réduction de l’aide militaire US pour l’année en cours, puisque ces équipements US sont payés par cette aide annuelle (variant entre $1,2 et $1,6 milliards au fil des ans). On sait que cette aide constitue un double enjeu : elle devrait être supprimée automatiquement, selon une loi de 1982, s’il s’avérait qu’il y a eu un coup d’État contre un pouvoir démocratique, ce qui explique les vaticinations sémantiques autour de la notion de “coup”, – parce que Washington ne veut pas rompre les liens qui lui assurent une prééminence stratégique sur l’Égypte. D’autre part et a contrario, l’existence de cette aide, assortie de la menace de la couper, est l’objet d’avertissements divers de Washington pour faire pression sur les militaires, notamment pour qu’ils n’exercent pas de répression trop dure, trop visible dirions-nous, contre les partisans de Morsi. Mais les militaires veulent cogner dur, parce que c’est la “stratégie” choisie et parce qu’ils s’inquiètent de l’organisation des Frères Musulmans (FM) de zones ou de quartiers contrôlés par eux, qui pourraient leur servir de bases pour une opposition de type-guerre civile. DEBKAFiles rapportait, le 25 juillet 2013, quelques éléments importants sur cet épisode.
«Braving Washington’s warning of civil strife, Egyptian Defense Minister Gen. Abdel Fattah El-Sisi is not backing away from his resolve to quickly crack down, even by military force, on armed protesters using live bullets on city streets and generating chaos, on Salafist terror in Sinai coupled with a Muslim Brotherhood uprising, and on their Palestinian Hamas collaborators in the Gaza Strip. This is reported by DEBKAfile's sources in Cairo.
»When the Obama administration warned Gen. El-Sisi that his actions could generate bloodshed leading to an outbreak of civil war, the Egyptian leader replied that military inaction was the more dangerous course, because terrorism and live fire in protest demonstrations must be controlled forthwith before they too degenerated into civil warfare. After failing to win the Egyptian defense minister around to its view, Washington announced it was suspending the delivery to the Egyptian air force of four American F-16 fighter planes, as a mark of the administration’s displeasure with the military leader’s approach. He showed no signs of being put off his plans...»
• Lors des grandes manifestations de vendredi 26 juillet, il fut rapporté, par DEBKAFiles également (le 27 juillet 2013) que certains aspects de la manifestation de soutien aux militaires comportait un “message“ direct pour les USA. Ce message fut renforcé par des rumeurs, relayée par certains réseaux sociaux, selon lesquelles l’Égypte pourrait se passer des USA comme allié principal, et se tourner vers Moscou ; avec la précision, pour l’instant non confirmée, que la Russie étudierait l'option de vendre des avions de combat à l’Égypte en remplacement des F-16 non livrés (quatre seulement, jusqu’ici, mais selon l’hypothèse que la mesure pourrait s’étendre). On retrouve le jeu de balance de l’Égypte de Nasser, entre USA et URSS, dans les années 1950 surtout.
«Instead of directing their ire at the overthrown Muslim Brotherhood, the pro-military demonstrators shouted “Bye Bye America!” as huge placards waved over their heads depicting as a threesome Gen. El-Sisi, Vladimir Putin and Gemal Abdel Nasser, who ruled Egypt in the 60s in close alliance with the Soviet Union. [...] The anti-American banners represented a message: No matter if President Barack Obama denies the Egyptian people US support because of the military’s steps against the Muslim Brotherhood, Cairo has an option in Moscow.
»Reports began appearing Friday morning on the social networks including Facebook from sources close to Putin that Moscow is considering supplying Egypt with advanced fighter bombers to replace the F-16 planes, whose delivery Obama suspended Wednesday, July 24. This was a gesture to show the US President’s displeasure over Gen El-Sisi’s rejection of the demand to release the ousted president and integrate the Muslim Brotherhood in the interim government.»
• Après les massacres de vendredi et samedi, les relations entre les USA et l’Égypte se sont encore tendues. Il y a eu des interventions de ministres US, de Kerry et de Hagel (département d’État et défense). Reuters rapporte ces interventions diplomatiques US, éventuellement jugées comme peu diplomatiques et extrêmement irritantes par les militaires égyptiens (le 27 juillet 2013) : «The United States urged Arab ally Egypt to pull “back from the brink” after security forces killed dozens of supporters of deposed Islamist President Mohamed Mursi and opened a dangerous new phase in the army's confrontation with his Muslim Brotherhood. [...] U.S. Defense Secretary Chuck Hagel spoke by telephone with Egyptian army chief General Abdel Fattah al-Sisi, who led the July 3 military overthrow of Mursi and whose face has appeared on posters across the teeming capital, Cairo. U.S. Secretary of State John Kerry spoke to two senior members of Egypt's army-installed interim cabinet, expressing his “deep concern.” “This is a pivotal moment for Egypt,” he said in a statement. “The United States ... calls on all of Egypt's leaders across the political spectrum to act immediately to help their country take a step back from the brink.”» La demande, annoncée hier soir, que le département d’État réclame une enquête officielle sur la répression des manifestations des pro-Morsi, ne va certainement pas améliorer l’humeur anti-US des militaires égyptiens.
• Une explication de la politique US vis-à-vis de l’Égypte est donnée par Hillary Mann Leverett, s’attachant essentiellement à la question de la reconnaissance ou pas d’un “coup“ de la part des militaires égyptiens. Leverett est, dans ce cas, particulièrement bien placée puisqu’elle travaillait sur l’Égypte lorsqu’elle était dans l’administration US (au NSC, notamment durant l’administration Bush), et qu’elle avait auparavant effectué des études au Caire. L’explication de Leverett : il s’agit du pur intérêt stratégique, sans aucune interférence pour quelque considération et nuance politiques que ce soit, malgré la rhétorique ad nauseam à cet égard. Les experts dits “réalistes” de la géopolitique diront : “Et alors ?”, sauf qu’il y a façon et façon d’être réaliste, que cela peut se marier avec l’habileté, et par-dessus tout la défense des principes fondamentaux (cas des Russes), et que les Américains ne se distinguent ni par la pratique de l’une, ni par la défenses des autres, qu’ils sont au contraire brutaux, grossiers, maladroits et totalement incompétents en matière de culture et de psychologie des autres... Quoi qu’il en soit, voici Hillary Mann Leverett, interviewée par Aljazeera, avec transcription reprise le 26 juillet 2013 sur le site des Leverett, GoingToTeheran.com...
«Speaking to Al Jazeera before the announcement of Mohamed Morsi’s indictment for espionage and collusion with Hamas, Hillary Mann Leverett discussed the significance of and motives for the Obama administration’s decision that it is not going to determine whether Morsi’s removal as Egypt’s president constitutes a coup:
»“The technical significance here is that, if the United States government does not label what has happened in Egypt as a coup, we can continue to fully fund the military, which has taken over from a democratically elected government in Egypt—which is the goal here. Strategically, the United States has always seen Egypt as a pillar of what we call ‘stability’—‘stability,’ here in Washington, means a pillar of a pro-American political and security order, even if it’s highly militarized, in the Middle East. Egypt has been a pillar of that for the United States for thirty years, and that is the core U.S. strategic interest here. (That’s not my personal opinion; that’s just our core interest.) So the United States supported this under Sadat, it supported it under Mubarak, and we’re going to support it under this current military government. The U.S. government, the Obama administration, is very reluctant to do anything that would jeopardize our ties to the military government in Egypt, this pillar of what we call ‘stability’—so-called ‘stability’—in the Middle East…
»The United States, at its core, does not really have an interest in leveraging what’s going on inside Egypt. All the United States cares about is what Egypt does outside of Egypt, particularly vis-à-vis Israel. The entire debate here is motivated, I think, by what policymakers and the foreign policy elite here perceive to be Egypt’s stand toward Israel and the rest of the Middle East. If the military government in Egypt will continue to uphold the so-called ‘peace treaty’ with Israel and promote U.S. interests in the Middle East, that’s fine. The United States does not really care about what’s happening inside Egypt. We didn’t care what Mubarak was doing to Egypt’s citizens—not under Mubarak, or Sadat. I don’t think there’s really going to be very much interest, despite various pieces of rhetoric that may be coming out of various quarters, there’s will very little interest in terms of what’s going on, actually inside Egypt, under a Sisi government.”»
L’imbroglio égyptien est malheureusement exemplaire, encore bien plus que la Syrie où les interventions extérieures sont multiples, parce qu’il se suffit à lui-même. Il constitue le résultat direct de la situation politique imposée par la domination US depuis 1945, avec des stades successifs d’affirmation (élimination de l’influence des Anglo-Français en 1956 avec Suez, élimination de l’influence des Russes en 1973-1975), puis d'une brutale auto-déstructuration de cette politique par le biais de pressions et d’exigences nouvelles internes à Washington, appuyées sur des plans utopiques de restructuration et de démocratisation (spécialité des neocons) à partir de 2001 avec une préparation dans la décennie des années 1990. Le “printemps arabe” a constitué l’enchaînement indirect et totalement incontrôlé par les USA de cette déstructuration, à partir des techniques et des stratégies de communication, laissant chaque pays de la région avec des contradictions internes de plus en plus insurmontables. L’Égypte est l’un des plus “favorisés” à cet égard, et la situation actuelle, qui est une tentative de liquidation des FM, installe effectivement un désordre qui pourrait être durable et, dans tous les cas et dans le meilleur des cas où la guerre civile serait évitée, un ferment d’instabilité qui obligera longtemps à une politique active pour éviter le désordre ou la guerre civile. Cette “politique active” a de fortes chances d’être de plus en plus hostile aux USA, à cause justement des contradictions internes de cette “politique” (sic) des USA. Les USA d’Obama y mettent en effet des exigences portant sur tout et le contraire de tout.
Les USA aimeraient y voir un retour “assaini” par une démocratisation-bidon du modèle-Moubarak alors que les événements ont créé des situations et des tensions qui rendent impossible cette option et ne laissent de place qu’à une seule alternative : le désordre ou l’installation d’un exécutif fort appuyé sur des principes de légitimité et de souveraineté. Les USA ne veulent aucun de ces deux termes : pas de désordre, pas de principes structurants, simplement une mécanique contrôlée tournant à leur avantage. Les conditions n’existent plus pour cette “stratégie”. Les militaires égyptiens, effectivement contrôlés par leurs collègues US depuis longtemps, sont néanmoins engagés dans une bataille vitale pour leur survie. Ils connaissent l’état économique du pays, la dévastation sociale, et surtout la popularité des FM dans les classes défavorisées désormais rompues à l’insurrection facile depuis deux ans. Dans ce cas, les consignes lointaines passent au second plan et la réaction naturelle pour tenter d’avoir un soutien populaire est de chercher un bouc émissaire ; les USA font aisément l’affaire, d’autant qu’ils peuvent prétendre être bouc émissaire au sens ancien de l’expression. («individu choisi par le groupe auquel il appartient, pour endosser, à titre individuel, une responsabilité ou une faute collective» : en l’occurrence, les USA endossant la “responsabilité collective” de la politique-Système qu’ils pratiquent avec le plus de zèle, – ainsi justice est faite). Les mésententes Sisi-USA et les banderoles anti-US des manifestants pro-militaires ne sont qu’un début, et l’épisode nous apprend que ce n’est pas parce que Hagel téléphone à Sisi que les militaires égyptiens ne sont que des marionnettes du Pentagone se mettant instantanément au garde-à-vous. En l’occurrence, ils seraient plutôt des marionnettes d’une situation égyptienne déstabilisée qui a ses exigences, qui ne sont pas du tout celles du Pentagone, et qui sont même plutôt le contraire... Et puis, même si la “nouvelle” fait partie de ce qui est de bonne guerre de la communication, il reste que la perspective de voir des Sukhoï Su-35 remplacer les F-16 est amusante et sympathique, jusqu’au point où elle pourrait un jour se concrétiser, – après tout, on en a vu d’autres.
Mis en ligne le 29 juillet 2013 à 05H04