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16 juin 2005 — la géante société européenne EADS poursuit la quête de son American Dream et elle doit être félicitée pour cela. Elle fait preuve d’une belle constance, autant que d’un romantisme courageux quoiqu’un peu puéril. Les dernières nouvelles, principalement concernant l’entrée d’EADS dans le somptueux marché des avions ravitailleurs en vol de l’USAF (contre Boeing, pour un contrat qui se compterait en un certain nombre de dizaines de $milliards jusqu’au moins $100 milliards), ne sont pas bonnes. Les verrous se ferment, les uns après les autres, chaque fois avec un claquement sec.
Il y a déjà le verrou classique, proposée par la Chambre des Représentants et dont il serait bien difficile, aux dernières nouvelles, qu’il n’en reste pas des traces considérables dans la loi budgétaire pour le Pentagone, pour 2006, lorsqu’une version commune Chambre-Sénat sera constituée (en août, pour la rentrée parlementaire).
Le dernier en date, de verrou, est de taille. Il représente une deuxième contre-attaque préventive des Américains. (En l’occurrence et en passant, notons que, dans cette affaire, les Américains ont créé une notion nouvelle dans leur arsenal “juridico”-militaire : la “contre-attaque préventive” ; c’est-à-dire une contre-attaque déclenchée pour contenir et déborder une attaque qui n’a pas encore eu lieu. L’imagination américaniste dans le cadre de l’activisme militariste est féconde.) La voie choisie par EADS pour entrer sur le marché US est la voie classique pour entrer dans ce marché dont la vision affabulatoire épique qui sert d’instrument de description du domaine vous dit qu’il répond aux normes libérales habituelles. Il s’agit de trouver un partenaire américain pour le produit qu’on veut vendre, présenter une version “américanisée” de ce produit (en fait, un Airbus version tanker, qu’on désignerait comme le EADS/Northrop Gruman Airbus version tanker proposé à l’USAF). Ainsi espère-t-on amadouer la partie américaine en garantissant que l’offre sera elle-même économiquement et technologiquement “américanisée” (forte part de production aux USA où le coopérant US a une part considérable, transfert de technologies pour le coopérant US, “américanisation” effective et très conséquente du produit, quasi-exclusivité US du contrôle futur du destin commercial de ce nouveau produit et ainsi de suite). Le partenaire choisi par EADS était Northrop Grumman, l’un des quatre “grands” (avec Boeing, Lockheed Martin et Raytheon) de l’industrie américaine d’armement.
EADS espérait annoncer la belle et bonne union de coopération en plein Salon du Bourget. C’est le contraire qui se produit. La chose, annoncée en marge de cette manifestation a un écho considérable. Il y a notamment une dépêche AFP qui détaille cette affaire, que publie également Defense News du 15 juin 2005.
« EADS’s dream of entering the rich U.S. military market has begun to fade in the face of mounting opposition from U.S. lawmakers and arch-rival Boeing. U.S. defense giant Northrop Grumman, which EADS wants to be its transatlantic vehicle, said June 15 it had put on the back-burner any formal alliance with the European group as it decides whether to compete for a Pentagon contract to supply aerial refueling tankers to the U.S. Air Force.
» In an interview in the Financial Times, Ronald Sugar, chief executive of Northrup Grumman, said his decision to compete in the refueling tanker program had been hampered partly by U.S. congressional action against its likely partner, Airbus parent EADS.
» The announcement of a tie-up with EADS had been expected at the Paris Air Show this week at Le Bourget Airport, near Paris. But prospects for the partnership appeared to be slipping away amid a mounting trade dispute between the European Union and the United States over state aid to commercial aircraft manufacturers Airbus and Boeing.
» In late May, the U.S. House of Representatives called on the Pentagon to deny military contracts to any foreign company receiving a government subsidy in a country that is a member of the World Trade Organization. This initiative is aimed particularly at EADS, whose unit Airbus is the subject of a U.S. lawsuit filed at the WTO over state aid.
(...)
» The future German chief executive of EADS, Thomas Enders, believes it is the Chicago-based company at the root of its nightmare. “Boeing is trying to stop us from entering the American market, because they know that we are coming with an interesting product,” he said June 14 in the German daily Die Welt. False, responded Boeing chairman Lew Platt. “What I’m really looking for is a level playing field” with Airbus, he said. “I think that part of it means they should be able to compete for business in the United States.”
» “It’s anybody’s guess how this will play out over the summer,” Sugar told the Financial Times. »
Le point important de cette annonce, outre l’annonce elle-même, est certainement dans les modalités de celle-ci, effectivement détaillées dans le ”Financial Times” (FT) du 15 juin. La déclaration de Northrop Grumman est qu’il n’y a pas refus de sa part mais retard dans sa décision. Celle-ci est directement liée à la décision du Congrès, c’est-à-dire la loi de finance du budget FY2006 du DoD, à partir du compromis Sénat-Chambre d’août prochain : quelle(s) disposition(s) cette loi contiendra-t-elle ou pas contre EADS/Airbus dans le cadre de restrictions apportées à la participation de sociétés appartenant à des pays affiliées à l’OMC et “faisant bénéficier cette société de subsides publics” (feuille de vigne choisie pour par les Représentants Hunter/Dicks pour bloquer EADS)
Voici comment le FT présente la chose :
« Ronald Sugar, chief executive of Northrop Grumman, the US defence company, said his decision on whether to compete in the US air force's troubled refuelling tanker programme had been hampered by congressional efforts to punish his probable partner, EADS, Airbus's parent.
» The stance, taken just weeks after the House of Representatives moved to bar EADS from Pentagon programmes because of its dispute with the US over commercial aircraft subsidies, is an indication Northrop will not announce it is to join the Airbus bid during the Paris air show this week, as many in the industry had expected. With the congressional dispute likely to last through the summer, a Northrop decision could be delayed for months.
» According to industry officials, Northrop has been in advanced talks on teaming up with EADS to sell the Franco-German group's A330s to the US air force when the Pentagon announces a competition for the programme later this year. “It's anybody's guess how this will play out over the summer,” Mr Sugar told the FT. »
Northrop Grumman se comporte en bon petit soldat: pas question de prendre une décision qui pourrait apparaître comme préjugeant, dans un sens contradictoire, une décision du Congrès. Et il le dit clairement au FT, n’utilisant même pas, lui, la feuille de vigne d’un prétexte juridique, commercial, administratif ou autres. Non, il met bien en avant qu’il s’agit d’une position “politique”, donc très sérieuse et, par conséquent, où les règles de libre concurrence et du marché libre n’ont pas leur place — car la sacro-sainteté de l’hyper-libéralisme n’a guère de réalité face à la main de fer de la politique lorsqu’il s’agit d’intérêts nationaux, ou ceux qui sont perçus comme tels. Il n’y a que les Européens, EADS et la Commission compris, pour croire que Washington respecte ces règles.
(Sugar montre bien qu’il s’agit de politique et de rien d’autre, car il est extrêmement sensible aux perspectives de la commande, qui est gigantesque, donc extrêmement sensible aux perspectives d’un accord avec EADS: « The scale of this programme is enormous. We're talking about tens of billions of dollars, perhaps as much as $100bn over a long period of time. We put those things together and we think about the fact we're one of the largest defence companies in the world [and] it's clearly something we're looking at. »)
Tout cela fait qu’il s’agit d’une attitude tout à fait exceptionnelle pour un industriel américain dans une affaire de cette importance, où il y a beaucoup, beaucoup d’argent pour Northrop Grumman. On peut faire l’hypothèse suivante en deux points, que d’autres devraient considérer pour mieux éclairer leur compréhension de la scène washingtonienne :
• Dans ce domaine particulier, les rapports du Congrès et de l’industrie et la puissance du Congrès sont tels que l’industrie américaine, privée ou pas ( ?), marche au pas. Il y a de bonnes raisons pour cela. Dans le cas précis, Northrop Grumman sait que, s’il ne veut pas avoir trop de problèmes dans son programme DD(X) de destroyers de super-technologies qui est dans un état épouvantable et l’une des cibles favorites du Congrès, il a intérêt à faire patte blanche dans l’affaire EADS. (Tous les industriels US, aujourd’hui, dans une situation marquée par un délire de gaspillage, d’inefficacité et d’absence de contrôle, sont ainsi tenus par le Congrès.)
• Il semble que l’offensive Duncan Hunter (avec Dicks) cette année, sur ce point précis qui fait partie de l’obsession “Buy American Act” du député républicain qui préside la Commission des Forces Armées de la Chambre, soit extrêmement sérieuse et destinée à laisser des traces législatives extrêmement sérieuses.
Bien entendu, EADS ne se décourage pas. Lorsqu’il s’agit de l’American Dream, un Européen, et un de l’industrie de l’armement voulant pénétrer le marché US, a autant de sens critique qu’un enfant de chœur en stage d’apprentissage. EADS sort notamment l’argument-joker de l’attitude du Sénat, comme nous en informe le FT : « Ralph Crosby, head of EADS's North America operations, said he hoped that the House measure barring Airbus contracts with the Pentagon would be stripped out of the legislation once negotiations with the Senate began. He noted that powerful members of the Senate armed services committee, including Republicans John Warner and John McCain, had been pushing for competition with Boeing, which is expected to offer its 767. “Senator Warner and Senator McCain have specifically focused on . . . the need for competition as a mechanism for obtaining best value,” he said. »
On comprend que Mr. Crosby veut défendre et justifier l’importance de la branche US de EADS, puissante et coûteuse organisation pour l’instant appuyée sur des perspectives mirifiques de coopération non encore réalisées. Ce qu’il dit de McCain et Warner était vrai il y a deux mois. Ce l’est beaucoup moins aujourd’hui, surtout pour Warner qui est moins intéressé que McCain par cette affaire mais qui a beaucoup de chantiers navals dans son État de Virginie (où les affaires s’entrecroisent avec les gros contrats navals en discussion aujourd’hui, où Northrop Grumman est partie (mal) prenante) ; et Warner sait désormais que les Hunter & compagnie feront moins de misères à Northrop Grumman et à ses programmes navals si l’affaire anti-Airbus est entérinée. Warner préside la toute-puissante Commission des Forces Armées du Sénat, en vis-à-vis direct de Hunter pour négocier le compromis Chambre-Sénat du budget DoD. Même McCain devra freiner sa hargne anti-Boeing (et, de ce fait, indirectement pro-EADS dans la question des tankers) parce qu’on est désormais dans une affaire à énorme visibilité publique (Airbus versus Boeing, question des subsides, plaintes à l’OMC, etc), où il ne fait pas bon d’être perçu comme étant du côté de l’ennemi.
Pronostic raisonnable à terme: Boeing va être super-encadré dans sa proposition pour les nouveaux tankers, qui sera quasiment gérée par le Congrès et McCain, pour faire plaisir à McCain. Et EADS sera éliminée avant même que de concourir. La sauvegarde de Boeing à tout prix est devenu une priorité stratégique nationale, surtout pour taper sur Airbus, et cette sauvegarde passe par la commande des tankers.
Effectivement, d’autres marchés US où EADS espérait être concurrents tombent comme feuilles mortes à l’automne.
La dépêche d’AFP déjà citée:
« On June 14, EADS unit Eurocopter lowered its military ambitions in the United States, where by contrast it is well-established in the civilian market. The helicopter maker said it would not compete “for strictly technical reasons” for two of three U.S. Army contracts it had hoped to pursue: the armed reconnaissance helicopter and search and rescue helicopter programs.
» Eurocopter Chief Executive Fabrice Bregier told Agence France-Presse: “The need, such as it was expressed, does not permit us to give ourselves the chance to win.” An attempt to team up with Northrup Grumman failed, he said. “But it wasn’t because Northrop didn’t want to have an agreement with us,” he added. »
La dernière phrase est touchante et nous indique bien que Northrop Grumman continue à obéir au doigt et à l’oeil au Congrès; que tout cela est politique, que les verrous US sont posés, que le marché américain de l’armement est ceinturé d’une quintuple Ligne Maginot protégée elles-mêmes par autant de dispositif anti-missiles.
Mais EADS continue à y croire. Cela seul fait une part si importante de la vertu de l’industrie européenne. “Il ne faut pas désespérer Billancourt” disait-on il y a trois-quarts de siècle pour justifier de ne pas parler des procès staliniens qui risquaient d’entamer la foi du prolétaire dans la toute-puissante vertu communiste. Même démarche, même penchant de la psychologie européenne, cette fois pour les patrons d’entreprises européennes qui doivent garder leur foi de charbonnier dans la toute-puissante vertu américaniste.