Les zestes de l’Empire

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Les zestes de l’Empire


19 juillet 2007 — Madame Rachel Sylvester parle d’or lorsqu’elle écrit le 16 juillet:

«Yesterday, David Miliband prompted a furious reaction from Moscow by announcing that four Russian diplomats would be expelled from this country. But it is relatively easy to decide that you can't please Vladimir Putin all the time. It is more dangerous to risk alienating the White House.»

On dira, c’est de la vraie realpolitik à-la-britannique. Nous dirons : c’est de la vraie realpolitik à-la-britannique, cru-2007, c’est-à-dire cul par-dessus tête. On ajoutera que la remarque nous fait mesurer la solidité de la “querelle” type-Guerre froide que Londres est en train de chercher à Moscou, à propos de l’affaire Litvinenko. (On comprend bien le conseil de Sylvester : Londres s’est bien gardé de monter des “affaires Litvinenko” avec les divers vols de la CIA transportant des soi-disant terroristes vers de bien réelles tortures, et qui ont transité par le Royaume-Uni.)

• Référence intéressante : Londres est bien seul dans cet antagonisme. Le Times, toujours lui, remarque, imperturbable mais secrètement amer (nous a-t-on dit) : «Tensions may be rising between Britain and Russia, but the Bush Administration appears determined to avoid conflict with the Kremlin. Despite extraordinarily antagonistic comments by President Putin of Russia, Washington has refused to get too involved in the diplomatic stand-off over the death of Alexander Litvinenko. Even in May, when Mr Putin compared the policies of President Bush to those of Nazi Germany, the White House refused to rise. Rather than alienate Russia, the Administration seems intent on a thaw in relations.»

• Encore une autre référence, cette fois à la ridicule intervention du Times pour monter en incident type-Guerre froide un non-incident entre la RAF et deux Tu-95 russes. La dramatisation a la lourdeur de la propagande à bout de souffle.

• Dernière remarque, qui semble n’avoir guère de rapport et qui, pourtant, en a un. Au Parlement européen, ces derniers temps, nous dit une source européenne très haut placée, «les Britanniques sont complètement absents. On ne les voit nulle part, ils ont complètement disparu. Oh, d’habitude, ils tiennent le haut du pavé, font la leçon à tout le monde et ainsi de suite. Là, plus personne. L’explication est bien simple : en ce moment, sur les affaires importantes, en Europe notamment, ils ratent absolument tout ce qu’ils veulent, ils se font systématiquement contrer. Ils sont complètement déboussolés

• Après tout cela, lisez le magnifique et attristant commentaire de Adrian Hamilton, aujourd’hui dans The Independent. Magnifique parce que si complètement lucide ; attristant parce que si complètement lucide. Commençons par les trois premiers paragraphes, en bons petits soldats :

«I feel sorry for David Miliband, the new Foreign Secretary, as he rings round Europe in an effort to garner support for our confrontation with Russia. Like so many of his predecessors, Prime Ministers included, you start off in the job by thinking that you can make a fresh start and barely before you've taken the first paper from your red box you're the victim of events.

»Russia, Iraq, Aghanistan, the frisson in our relations with America, the speed and energy with which President Sarkozy has seized the European agenda — not one of these are problems of Miliband's own making, or ones which he would have wished as his priorities at his new desk. Yet there they are, all crises which deprive a British Foreign Secretary of his ability to control events.

»But then that, in an important sense, is the problem of British foreign policy — we have lost control of the agenda, and even any clear sense of our policy purposes. On all the key issues, from Europe to relations with Washington to the Middle East, we are at the mercy of events and others. We can talk the talk of an independent policy in Iraq or Afghanistan, but the fact is that we are in both countries as a junior partner with forces too few to enable us to take full command even of the areas for which we are responsible.»

L’Angleterre d’un autre siècle

S’agit-il bien de l’habile et redoutable Angleterre dont nous parle Hamilton? Celle de Gladstone, de Disraeli, de Churchill et de Thatcher … De la Grande Elisabeth et de Victoria ? … Du colonel Lawrence et du Foreign Office ? … Et de Tony Blair, le “tu quoque fili” de la décadence de l’Empire? «… you're the victim of events», «… all crises which deprive a British Foreign Secretary of his ability to control events», «… we are at the mercy of events and others », «… we have lost control of the agenda», — et ainsi de suite. Ces expressions, ces jérémiades, ces plaintes sans fin décrivent un désarroi incroyable tant elles constituent l’antithèse de l’image traditionnelle que l’on se fait de la diplomatie et de la politique britanniques. Est-il possible que les Britanniques aient vraiment cru à ce qu’ils nous ont raconté depuis dix ans, avec le mirobolant Blair? Qu’un éditorialiste du Monde ou un commentateur de Libé gobe cela, rien que du normal ; mais que les “Britts” eux-mêmes y aient cru et, pour certains, y croient encore?

En deux mois, l’Europe a complètement disparu des radars britanniques, ou bien est-ce le Royaume-Uni qui a disparu de l’“agenda” européen. Au printemps, l’“anglo-saxonisme” tenait encore le continent entre ses mains, on écoutait même Barroso nous en parler dans son langage d’une médiocrité presque reposante. Les Français gémissaient et la France était l’objet de tous les sarcasmes. Et voilà qu’Hamilton écrit : «… the speed and energy with which President Sarkozy has seized the European agenda». Et voilà les Britanniques engagés dans cette incohérente “affaire Litvinenko” avec laquelle le vénérable Times de Londres voudrait, avec l’aide de deux Tornado de la RAF (les mêmes que ceux d’al Yamamah), ressusciter la Guerre froide. Pourquoi pas un remake de l’“Invincible Armada” défaite par Sir Francis Drake, avec une nouvelle pièce de Shakespeare en prime? Au moins, Hamilton voit juste, dans sa description désolée, lorsqu’il plaide timidement pour une tentative de réaffirmation britannique dans le concert des nations, — et qu’il constate : «Our fight with Russia is not a good start. Indeed it's a positively bad one since it leads nowhere.»

Comment un pays qui a une telle réputation d’un sens inné de la réalité des forces, de l’importance de l’influence et de la satisfaction de ses intérêts n’a-t-il pas senti que la Russie est une puissance en pleine renaissance, avec laquelle il importe de ne point trop se coltiner? Avec laquelle il importe de s’arranger? (Pourvu qu’aucune autorité morale ne vienne nous parler des droits de l’homme et de la démocratie. Qu’elle regarde donc autour d’elle et qu’elle se taise. Le champ des ruines de la démocratie et des droits de l’homme qu’est le monde selon Bush & Blair autorise de faire ses choix parmi les mal notés, puisqu’ils le sont tous.) Passant de la sotte empoignade russe au reste des affaires britanniques, Hamilton écrit encore : «It is rather to say that, when Miliband returns from his next visits to Paris and Washington with expressions of goodwill but not much else, he needs to sit down and ponder less on what our policy should be than what is going wrong to leave us so bereft of any ability to form a coherent approach in which we have some control of our destiny.»

L’Angleterre vit un effrayant retour à la réalité. L’illusionniste s’en est allé. Il parade dans les couloirs du Parlement européen, rencontre Solana, fait l’important, plus souriant que jamais, marchant à grandes enjambées d’un bâtiment européen à l’autre avec ses quatre motards qui le suivent au pas. Tony Blair a l’air d’exister encore et son départ, dans une nuée d’étoiles aussitôt dissipée, a révélé l’horrible vérité: le Royaume-Uni n’existe plus. Le plus extraordinaire de cette aventure est qu’elle est de pur virtualisme. Blair, satisfait de lui-même, croit toujours qu’il a été un grand Premier ministre, “sort of…”; il croit toujours que le sort du monde se joue à Washington, que les nations ne comptent plus vraiment, que la globalisation règle notre sort à tous, qu’il est, souriant, en avance sur son temps, que l’Empire devrait en profiter pour renaître sous les auspices doctrinaires de son ancien conseiller Robert Cooper (en poste au secrétariat général de Solana).

Hamilton continue à dévider sa litanie jérémiadante, avec le plat de résistance, — l’Afghanistan, où l’OTAN risque sa peau et où l’Angleterre mène, glorieusement, en tête de la soldatesque atlantiste, sa charge de la brigade légère vers la défaite, — et tout cela, pour découvrir que la nation compte toujours, et dit par un Anglais fort étonné de la chose!

«Nato, the most effective multi-lateral organisation of the post-war era, is now close to breaking under the pressures of Afghanistan — a field of conflict it should never have been involved in. The irony of the world today is that it is driven by globalisation economically, but politically it is retreating to the 19th-century nation states.»

Curieusement, il n’y a pas là de quoi nous réjouir. L’Angleterre est une grande nation. La subversion d’elle-même qu’elle connaît aujourd’hui vaut bien, dans un registre différent, le sort funeste que connut l’Allemagne à partir de 1870-1914. Suicide d’une Nation, écrivait Koestler en 1946, bon titre pour un bien mauvais argument (l’argument de Koestler ne vaut pas tripette, annonçant, en bon auteur rétribué par la future CIA, l’apocalypse socialiste du Royaume-Uni). L’Angleterre nous fait une démonstration a contrario d’une extraordinaire et calamiteuse puissance. Que les £milliards s’empilent dans la City nous est parfaitement indifférent ; Moscou et Pékin ont autant à notre service, et ce n’est pas cela qui nous fera leur accorder de l’importance, mais, par exemple, le sens historique que montrent les Russes retrouvés.

Les bouleversements sont considérables. En quelques semaines, les changements de direction et les événements qui ont suivi nous ont montré le complet contraire de ce que les pythonisses anglo-saxonnes nous annonçaient. L’arrivée de Sarkozy et le départ de Blair ont déchiré le voile et conduit au constat désolé de Hamilton: la nation existe plus que jamais, celle que Blair a sacrifiée à Washington sur l’autel de la globalisation qui a autant d’existence substantielle que l’Arlésienne. Le Royaume-Uni se retrouve seul, à livrer une étrange et pathétique bataille d’Angleterre face à l’ours russe tel qu’on se l’imaginait en 1975. Le décalage dans le temps est saisissant, et le Royaume-Uni, la représentation Blair terminée, semble désormais appartenir à un autre siècle.