L’espion et le XXIème siècle

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’espion et le XXIème siècle

13 mars 2018 – Ils ont donc une nouvelle affaire d’agression russe par des matières toxiques, ce qui semble être la méthode favorite (des Russes) pour correspondre parfaitement au scénario prévu, avec indignation et déclaration de guerre comprises, sans supplément et hors-taxe en plus. L’attaque individuelle au poison, ou au gaz, ou à un truc de ce genre, vaut assez bien dans la galerie des simulacres par son rapprochement avec les attaques chimiques montées par les divers gredins qu’on connaît pour avoir l’argument d’une attaque contre Assad, par son rapprochement aussi avec les armes de destruction massive (chimique également) de Saddam qui, après-coup, furent découvertes en quantité astronomique et justifièrent totalement l’attaque comme chacun devrait le savoir au creux de son cœur puisque ni “D.C.-la-folle” ni le bloc-BAO jamais ne mentent ni ne se trompent.

Juste une série de simulacres qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’une affaire comme celle qui nous occupe passagèrement, d’un piètre intérêt pour mon goût et que je ne fais que signaler en passant, celle de l’espion-agent double dit-Skripal se présente, qui doit prendre sa place dans le Grand-Simulacre, et cette série, voyez-vous, comme un chapelet de pets de lapin sur une toile cirée si vous voulez, aussi fuyant, aussi insaisissable, et par conséquent saluée à grands bruits et à grands frais par les moralistes du XXIème siècle (voir plus loin). Quand même, cet entêtement à faire des montages avec des trucs au gaz, au chimique, au poison, tout cela finit par révéler chez le patient qui en fait si grand cas jusqu’à lancer des ultimatums (les SR-BAO, leurs innombrables petites mains et l’une ou l’autre Première Ministre de Sa Très-Gracieuse Majesté), comme le produit d’une sacrée frustration qui intriguerait le docteur Freud.

Cela écrit sans aucune conscience du sacrilège en cours, le mien veux-je dire, mais le fait est que nous voilà avec une nouvelle affaire automatiquement portée au crédit des Russes, parce que vraiment, qui voulez-vous que ce soit ? Ce qui m’attache et m’intrigue à la fois dans ces bidonneries médiocres et poussives, proclamées à grand tintamarre et prises en très haute considération par les gazetiers-Système, c’est le rôle des services de renseignement, et particulièrement des très-britanniques MI5 et MI6. Je suis de la très vieille école, celle qui se perd dans la nuit des temps, dans ces temps-là où les SR britanniques étaient simplement et universellement désignés sous le vocable d’Intelligence Service (IS), et disposant d’un incroyable crédit dans l’imaginaire du domaine. C’étaient des gens comme le colonel Lawrence, des hommes d’action mi-romantiques mi-aventuriers, des analystes-experts, cultivés et imaginatifs, des officiers qui avaient le don de l’influence et le sens de la diplomatie, tout en sachant devenir impitoyables au moment où il le fallait. Leurs ennemis les respectaient et eux-mêmes étaient parfois fascinés par leurs ennemis (la fascination du monde arabe sur l’IS vieux-style !) ; cela permettait de mieux se comprendre et d’entretenir un certain respect réciproque.

Aujourd’hui, regardez ce qu’ils sont devenus ! En un sens, aussi stupides que leurs mentors américanistes, avec leur GCHQ qui fait copié-collé de la NSA, montant des coups tordus grandiosement-minables façon relations-publiques, false-flag et hoax pour servir des buts incertains et à finalité nihiliste, nageant dans la corruption stupide et l’hallucination des simulacres. Pleure, ô mon pays bien-aimé, toi qui ne sais plus ce que tu fais ni pourquoi tu le fais : la décadence-effondrement des SR mesure ta propre décadence jusqu’à l’effondrement.

Il y a une fiction TV qui reçut en son temps un juste accueil de reconnaissance d’excellence, qui décrit bien cette décadence vertigineuse. Il s’agit de Page Eight de 2011, avec comme héros désabusé mais opiniâtre et inflexible, un analyste du MI5, Johnny Worricker (Bill Nighy). C’est un de la vieille-école, qui se trouve plongé dans les méandres des manœuvres de corruption et de simulacre des hommes politiques (on reconnaît au passage un pseudo de Tony Blair) et de ses collègues de la nouvelle génération, ou bien de l’ancienne qui s’est adapté aux nouvelles mœurs. Le voilà face aux insinuations de divers collègues, lui conseillant de rentrer dans le rang et d’aller dans le sens du vent alors qu’il s’est lancé dans la poursuite de la révélation honnête (“pour le bien du pays”, dit-il) d’une manœuvre politicienne ; et chaque fois, son interlocuteur qui lui dit : « Réveille-toi, Johnny, nous sommes au XXIème siècle » ; et à un moment, agacé de cette répétition, Worricker qui grommelle « Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, avec leur XXIème siècle ! » (Il finira par prendre le large, menacé de liquidation par le XXIème siècle et ses copains du MI5 rénové.)

L’univers qu’avait peint Le Carré du temps de le Guerre Froide n’était pas glorieux ni lumineux, au contraire dans l’atmosphère sombre et sordide de la bureaucratie soupçonneuse mais les espions gardaient une sorte de grandeur dans la lucidité qui marquait en général les opérations qu’ils effectuaient, qui restaient des incursions dans la réalité du monde. Même si l’on s’en approchait à grands pas ce n’était pas encore le XXIème siècle où l’on dialoguerait bientôt avec des bouffons du calibre de Saakachvili.

(Voir aussi, pour la venue annoncée du XXIème siècle que nous connaissons, dans le film Scorpio, le dialogue entre deux “vieux de la vieille” du temps de la Guerre d’Espagne : Cros [Burt Lancaster], officier expérimenté de la CIA menacé de liquidation par la CIA New Age et en fuite à Vienne, où il retrouve Zharkov [Paul Scolfield], du KGB, qui lui donne un coup de main ultime en ricanant à propos des jeunes connard-simulacre qui commencent à envahir les services.)

Le XXIème siècle, c’est ça... Cette bouillie pour les chats d’une extrême complication et aussitôt marquée des automatismes pavloviens qu’impose le simulacre, toujours pour les mêmes entreprises nihilistes d’anéantissement de toute structuration. Le texte de Moon of Alabama, du 8 mars 2018, avec traduction de Dominique Muselet pour Le Sakerfrancophone du 12 mars 2018, nous donne une bonne mesure de l’écheveau de l’affaire Skripal, l’affaire de l’espion qui empoisonnait l’espion au cri de “The Russians are coming !”.

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Un espion empoisonne un espion...

Dimanche, un ancien agent double russo-britannique et sa fille ont été grièvement blessés lors d’un mystérieux incident à Salisbury, en Angleterre. Le gouvernement britannique dit que tous les deux ont été « exposés à un agent innervant ». Les médias s’interrogent sur l’usage de Sarin et de VX, deux agents innervant mortels utilisés dans les armes chimiques. Des fonctionnaires qui préfèrent garder l’anonymat ne font pas mystère qu’à leurs yeux « la Russie est coupable ».

De nouveaux rapports mettent toutefois en lumière d’importantes connexions entre cet incident et la campagne de propagande anti-Trump/anti-Russie menée par l’administration Obama et par l’équipe de Hillary Clinton pendant sa campagne électorale.

Sergueï Skripal était au départ colonel dans un service de renseignement militaire russe. Au début des années 1990, il a été recruté par l’agent du MI6 Pablo Miller. Il a continué d’espionner pour les Britanniques après sa retraite en 1999. Le FSB russe prétend que le MI6 britannique lui a versé 100 000 dollars pour ses services. À cette époque, un officier russe ne gagnait que quelques centaines de dollars par mois. Skripal a finalement été démasqué en 2004 et deux ans plus tard il a été condamné pour espionnage pour le compte de la Grande-Bretagne. Il a été condamné à 18 ans de prison et en 2010, lui et d’autres agents ont été échangés dans un large accord d’échange d’espions entre les États-Unis et la Russie. Skripal s’est réfugié en Grande-Bretagne et il vit depuis à Salisbury, ouvertement et sous son propre nom. Sa femme et son fils sont morts de causes naturelles au cours des dernières années. Le seul proche parent qui lui reste est sa fille qui vit en Russie.

La semaine dernière, sa fille a pris l’avion pour la Grande-Bretagne et est venue le voir à Salisbury. Le dimanche, ils sont allés au pub et au restaurant. À un moment donné, ils ont été empoisonnés ou se sont empoisonnés eux-mêmes. Ils se sont effondrés sur un banc public. Ils sont maintenant en soins intensifs. Un policier qui est arrivé rapidement sur les lieux a également été sérieusement empoisonné.

Les autorités ont refusé de nommer la substance soupçonnée d’être à l’origine de l’empoisonnement, mais :

Lundi, les médias locaux ont rapporté que la substance trouvée sur les lieux ressemblait au fentanyl : un opioïde mortellement puissant qu’on peut se procurer même dans les rues tranquilles de Salisbury.

Le gouvernement britannique insinue que les Russes sont impliqués :

La tentative de meurtre de l’ex-espion russe Sergeuï Skripal et de sa fille, Ioulia, au moyen d’un agent innervant est un acte « impudent et irresponsable » a déclaré Amber Rudd.

M. Skripal et sa fille sont toujours gravement malades après avoir été retrouvés inconscients sur un banc dans le centre-ville de Salisbury dimanche. (…)

Mme Rudd a déclaré aux députés qu’il s’agissait d’un « crime scandaleux » et ajouté que le gouvernement « agirait sans hésitation à mesure que les faits seraient établi ».

Elle a refusé de spéculer sur le fait que l’État russe aurait pu être impliqué dans l’attaque, affirmant que l’enquête de la police devrait être basée sur des « faits et non sur des rumeurs ».

Pendant que le gouvernement britannique prépare les faits dont il a besoin, posons-nous la question toujours essentielle du mobile.

Ce ne peut pas être une vengeance russe contre Skripal pour son double-jeu passé. L’espion a été incarcéré dans des prisons russes pendant quatre ans et vit ouvertement à Salisbury depuis huit ans. Pourquoi attendre si longtemps pour le tuer ? De plus, la Russie n’a certainement pas besoin de davantage de propagande anti-russe dans les médias « occidentaux ». Si un service russe voulait tuer quelqu’un, il le ferait beaucoup plus discrètement.

L’ancien ambassadeur britannique Craig Murray soupçonne un autre mobile et un autre coupable :

Craig Murray @CraigMurrayOrg – 10:21 – 8 mar 2018

« La russophobie est extrêmement profitable aux industries de l’armement, de la sécurité et de l’espionnage, et la russophobie renforce la loyauté des électeurs intellectuellement limités pour les conservateurs. Le motif le plus convaincant de l’attaque Skripal est la volonté d’attiser la russophobie. »

L’ambassadeur Murray souligne également que Salisbury, où l’incident s’est produit, se trouve à seulement 15 km de Porton Down, un site d’essais d’armes chimiques géré par le gouvernement britannique. Comme l’a noté la BBC dans un reportage sur cet endroit :

« …. des agents chimiques tels que le VX et le gaz moutarde sont toujours fabriqués là… »

Mais je crois que Craig Murray se trompe. La russophobie peut être attisée sans prendre la peine de tuer publiquement un espion à la retraite et sa fille.

Il y a plus de chances de trouver un mobile dans le rapport étroit qui unit l’incident à une autre affaire importante. Selon le Telegraph britannique aujourd’hui :

« Un consultant en sécurité qui a travaillé pour la firme qui a monté le dossier controversé sur Donald Trump était un proche de l’agent double russe qui a été empoisonné le week-end dernier, d’après ce qu’on dit.

Le consultant, dont le Telegraph refuse de donner le nom, habitait près de chez le Colonel Skripal et le connaissait depuis quelque temps. »

(…)

Le Telegraph dit que le Colonel Skripal a déménagé à Salisbury en 2010 dans le cadre d’un échange d’espions et qu’il est devenu l’ami d’un consultant en sécurité employé par Christopher Steele qui a monté le dossier sur Trump.

Le consultant en sécurité britannique, selon un compte du réseau social LinkedIn qui vient d’être supprimé d’Internet, est également basé à Salisbury.

Sur le même compte LinkedIn, l’homme avait écrit qu’il avait travaillé pour Orbis Business Intelligence, selon les rapports.

Meduza a donné le nom de l’homme que le Telegraph refusait de nommer. Il s’agit de :

« Pablo Miller, qui à l’époque se faisait passer pour Antonio Alvarez de Hidalgo et travaillait à l’ambassade de Grande-Bretagne à Tallinn. Le Service fédéral de sécurité russe a déclaré que Miller était en fait un agent infiltré du MI6 chargé de recruter des Russes. »

Orbis est l’entreprise de Christopher Steele et Sergueï Skripal était un agent avec lequel Steele lui-même était probablement impliqué :

« Steele a passé plus de vingt ans au MI6, et la plupart de ses missions portaient sur la Russie. Pendant trois ans, dans les années 1990, il a espionné à Moscou sous couverture diplomatique. Entre 2006 et 2009, il a dirigé le bureau russe du service au siège du MI6 à Londres. Il parlait couramment le russe et était considéré par tout le monde comme un expert de ce pays. »

Steele était un agent sous couverture du MI6 à Moscou quand Skripal a été recruté et a communiqué des secrets russes au MI6. Il a aussi dirigé le bureau de Russie, donc tout ce qui concerne Skripal est passé par lui. Il est très probable qu’ils se connaissaient personnellement. Pablo Miller, qui travaillait pour la firme de Steele, vivait dans la même ville que Skripal et les deux hommes semblent être devenus amis après que Miller a recruté Skripal. Miller ou quelqu’un d’autre a tenté de dissimuler le lien avec Steele en supprimant le compte LinkedIn.

Voici quelques questions qu’on peut se poser :

• Skripal a-t-il aidé Steele à monter le « dossier » sur Trump ?

• Les anciennes connexions de Skripal ont-elles été utilisées pour contacter d’autres personnes en Russie et leur poser des questions sur les basses œuvres de Trump ?

• Skripal a-t-il menacé de tout révéler ?

S’il y a un lien entre le dossier Steele et Skripal, ce qui me semble très probable, alors il y a un certain nombre de personnes et d’organisations qui pourraient vouloir le tuer. Beaucoup de gens et d’officiels douteux des deux côtés de l’Atlantique ont participé au lancement et au déroulement de la campagne anti-Trump/anti-Russie. Il y a plusieurs enquêtes en cours, et il se pourrait qu’un jour, du linge très très sale soit déballé. Supprimer Skripal tout en en accusant la Russie apparaît comme un moyen fort commode de se débarrasser d’un témoin potentiellement gênant.

Le point le plus curieux dans l’affaire est la visite de la fille. Elle venait tout juste d’arriver de Moscou pour rendre visite à son père esseulé quand tous deux ont été empoisonnés d’une manière plutôt spectaculaire. Il doit y avoir une raison pour laquelle elle a été impliquée là-dedans.

• Lui apportait-elle de mauvaises nouvelles ?

• Ont-ils décidé que le suicide était la seule issue ?

• Le Fentanyl a-t-il été acheté localement comme l’a rapporté la presse locale ?

Ou

• Le vieillard esseulé Sergueï Skripal se préparait-il à retourner dans son pays natal, la Russie ?

• A-t-il offert, pour se faire pardonner, une sorte de « cadeau » au gouvernement russe que sa fille devait rapporter à Moscou ?

• Quelqu’un l’a-t-il découvert et voulu l’empêcher ?

Toutes ces questions ne sont que des spéculations. Mais le lien entre Steele et Skripal est bien trop profond pour n’avoir aucun rapport avec cette affaire. Il mérite certainement d’être approfondi.

Malheureusement, il est probable que le gouvernement britannique et son cousin américain vont concocter une nouvelle histoire pour expliquer que « la Russie est coupable » que les gens crédules avaleront tout ça et que ça en restera là. Dans l’histoire qu’il racontera, il y aura un complot russe « impudent et irresponsable »  et une tentative « scandaleuse » de la part de Poutine lui-même de tuer publiquement un ami des Anglais avec des armes de destruction massive très dangereuses. Cela servira ensuite à créer de nouvelles tensions, à imposer davantage de sanctions à la Russie et à vendre davantage d’armes.

Mais il est peu probable que cette histoire officielle soit la vraie.

The Moon of Alabama, traduction de Dominique Muselet