L’esprit du temps

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Nous extrayons des interventions de quelques historiens britanniques sur le souvenir historique de Tony Blair un passage de celle de Linda Colley, professeur d’histoire à l’université de Princeton. Il n’a pas à voir directement avec Tony Blair, bien qu’il prétende évidemment en faire indirectement l’apologie, — c’est là l’une des missions d’une historienne installée, aujourd’hui, — mais plus certainement avec ce que nous désignerions comme “l’esprit du temps”, mode anglo-saxon cela va de soi.

Voici le passage : «Britain is now far more prosperous. No one is saying that there isn't poverty, but if one goes to visit Paris and walks around there, and then does the same in London, the amount of wealth and conspicuous consumption we have is striking, and that's true even beyond the capital. One can be moralising and say “what is all this wealth really doing for us” but on the whole being prosperous is far nicer than the alternative. People now take it for granted, so Blair doesn't get any credit.»

Plusieurs choses nous importent dans ce passage, marqué par l’hypocrisie habituelle de cette sorte de propos en citant la France. Il va de soi que Linda Colley, citant la France comme tête de turc habituelle, n’ira pas jusqu’à dire qu’on y est plus pauvre qu’au Royaume-Uni, parce qu’elle sait que ce serait un mensonge un peu trop grossier. Non, elle se fout des pauvres.

• Effectivement, la France est l’objet d’une haine et d’un dénigrement sans fin des Anglo-Saxons et des partisans du système. C’est une sorte de réflexe pavlovien, qui mesure la difficulté de la tâche de ceux qui prétendraient changer ce pays (la France) dans le sens du vent. L’impossibilité de l’entente entre la France et les Anglo-Saxons libéraux et libre-échangistes tient de la substance même, de la prémisse de toute réflexion : elle tient non seulement à la substance française mais, plus encore, à la passion haineuse anglo-saxonne et libérale. Même les traîtres et les opportunistes français sont tenus en haute suspicion, ce qui rend la transformation vraiment impossible.

• La réduction de la pensée à une alternative est un autre signe des temps. Madame Colby semble ne voir qu’une seule alternative dans la situation des peuples : être prospère ou ne pas être prospère, avec l’étrange définition du mot “prospérité” qui est ici décisivement limitée par le seul rapport aux riches. Être prospère, c’est avoir des super-riches très très riches, ne pas l’être c’est les avoir un peu moins “très très riches”. La question de la condition des pauvres par rapport à ces “super-riches très très riches”, — pauvres beaucoup plus nombreux dans ce cas, 17% au Royaume-Uni contre 7% en France, — est renvoyée dans l’enfer de la pensée non conforme avec un méprisant “Evidemment, on peut moraliser et dire ‘qu’est-ce que toute cette richesse nous apporte?’”. Madame Colby ne semble pas imaginer qu’à côté des riches (oh certes, il en faut), on puisse imaginer que la prospérité implique des pauvres moins pauvres et moins nombreux. Il y a là, pour l’esprit du temps, une sorte d’incapacité de réflexion ; comme si, finalement, la vertu se mesurait à l’Himalaya de fric, et que ce serait évidemment une occurrence sans intérêt et sans vertu si ces “salauds de pauvres” (selon Marcel Aymé, en pleine forme dans la traversée de Paris) prétendaient en avoir un petit château de sable.

• Il s’agit d’une manifestation extrême du nihilisme propre à la doctrine libérale et à l’esprit anglo-saxon et poussé à son extrême. Ce nihilisme conduit à ne plus envisager comme échelle de valeur que les degrés de richesse d’une seule catégorie sociologique, — celle des riches. La notion de “pauvres”, ou plutôt de non-riches en ceci que cette notion inclut la classe moyenne, est rejetée dans le néant comme indigne de figurer dans cette échelle de valeur. Le fait qu’une historienne manifeste cette conception mesure l’effondrement de l’intelligence occidentale par la pathologie de la psychologie. En substance, l’historien doit étudier le passé à la lumière de la diversité du monde ; l’esprit de madame Colley s’est refermé sur la seule notion de “riche”, qui représente pour elle la seule diversité du monde digne d’étude.


Mis en ligne le 12 mai 2007 à 06H14