L’esprit et l’écrit face à la pression de l’époque

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L’esprit et l’écrit face à la pression de l’époque

Un mouvement d’abord intuitif nous a fait rapprocher deux textes de commentateurs qu’on peut considérer certes comme “dissidents” (ou “semi-dissidents”) mais dans un temps où l’information se trouve souvent bien mieux dans les canaux effectivement “dissidents” du système de la communication ; deux textes publiés sur des sites qui ne sont pas exactement des institutions-Système, mais qui ont tout de même une notoriété, une position institutionnelle ; deux commentateurs d’horizons différents, de croyances sans aucun doute différentes (l’un est croyant fervent, l’autre ne paraît pas l’être vraiment), d’opinions sans doute différentes mais caractérisées toutes deux par un radicalisme qui n’est pas aujourd’hui exceptionnel, qui est même, souvent, la marque inévitable de tout commentaire qui voudrait être significatif.

Ce qui nous a poussé à les rassembler, à les mettre ensemble pour proposer un commentaire commun aux deux, c’est la forme de leurs commentaires. Il y a une remarquable concordance d’appel à des références hors de la politique, hors de la raison courante, – mais une raison que nous jugeons, justement, pervertie par la modernité, donc de plus en plus inutilisable en tant que processus “de confiance”, s’il est laissé à lui-même ; l’objet de cette démarche est pourtant le type de sujet de politique dont l’explication devrait être confiée à la seule raison. Pour autant, il ne s’agit pas d’interventions de type “complotiste”, donnant une interprétation extraordinaire à un événement, à l’aide d’éléments et de faits extraordinaires ou dissimulés qu’on affirme connaître. Il s’agit d’une interprétation de deux auteurs qui ont l’habitude de commenter, qui ont donc une certaine pratique, une documentation, une connaissance objective des sujets traités, etc.

• Le premier des deux auteurs s’appelle Xavier Larma et publie sur le site Pravda.ru. Larma est un conservateur très affirmé sinon radical, avec une tendance spiritualiste (peut-être “néo-eurasiatique”) ; un de ses articles, qui comparait Obama à un communiste, et même à Staline, le 19 novembre 2012, a eu un certain succès aux USA où une partie non négligeable de la droite populiste est de cette opinion. Ici, il s’agit d’un article du 4 février 2013, titré “La Russie menace l’Ouest”… Mais la menace est, par rapport aux commentaires courants, assez singulière, – sans pour autant qu’il faille la qualifier d’“absurde”, – et c’est bien là qu’on sent combien les temps que nous vivons sont eux aussi très singuliers…

«Putin said last Friday, “The Russian Orthodox Church together with the Russian Orthodox Church Abroad are on a very special mission in Russia and across the world.” A “special mission” in the West means KGB, nuclear strikes or Cold War. […] It 's certain as the sun rises that Friday's meeting between Russian Christians leaders and Putin will be ignored by the Western media. Putin has real world power, which causes the liberal media to fearfully ignore or warp his image. Meanwhile, like a good Christian King, President Vladimir Putin leads a nation to Christ.

»The West however, prefers to herald perverted girls that defile churches in Russia. The same church destroyed by Communists and rebuilt by the Russian faithful. The West proclaims how terrible Putin is and how he jailed poor little girls in a band who were just singing in church. Even the conservative media, supposedly Christian, ignores the Russian church and men like Putin who helped it. Propaganda they say. Propaganda we say when the West warps or ignores the truth of a church Christ Himself saved. […]

»Devout Russian Christians are on the march to conquer the world. Not like the Communist Soviet Union who spread wars like Obama and the US are doing now. These Russians are like Disciples of Christ who lovingly reach out to their brothers and sisters. Helping men and women in darkness enslaved by a materialistic society who are truly in need of Him. Look to the East.

»Putin said in the above video, “We should... learn the lessons of the turbulent events of the beginning of the 20th century. We shouldn't forget that it was by undermining the spiritual and national values and through persecution of the Russian Orthodox Church ... we started to begin losing the unity in our state and slipped into revolutions, fratricidal bloodshed, conflicts and wars. We hope to continue our versatile and positive partnership with the Russian Orthodox Church. We shall do everything we can to help it grow strong. We shall continue our cooperation and joint work in strengthening harmony in our society with high moral values.”»

• Le deuxième auteur est l’activiste américain David Swanson, qui s’inscrivit dans diverses campagnes aux USA (notamment pour obtenir la mise en accusation de GW Bush après l’attaque de l’Irak), qui a publié plusieurs livres (dont War Is a Lie), qui reste très actif dans la contestation et la “dissidence”, avec son site, avec le site War Is A Crime, avec une émission radio (Talk Nation Radio), etc. Son texte du 10 février 2013, sur PressTV.com, concerne d’une part le nationalisme US comme religion («The national religion of the United States of America is nationalism. Its god is the flag. Its prayer is the pledge of allegiance.») ; d’autre part, l’emploi des drones par le président US ainsi transformé en “Tueur-en-chef”, mais aussi bien comme “grand-prêtre” d’une nation qui ne vit dans sa dévotion religieuse que parce qu’on tue tout ce qui n’est pas d’elle…

«The flag's powers include those of life and death, powers formerly possessed by traditional religions. Its myths are built around the sacrifice of lives to protect against the evils outside the nation. Its heroes are soldiers who make such sacrifices based on unquestioning faith. A "Dream Act" that would give citizenship to those immigrants who kill or die for the flag embodies the deepest dreams of flag worship. Its high priest is the Commander in Chief. Its slaughter of infidels is not protection of a nation otherwise engaged, but an act that in itself completely constitutes the nation as it is understood by its devotees. If the nation stopped killing it would cease to be.

»What happens to myths like these when we discover that flying killer robots make better soldiers than soldiers do? Or when we learn that the president is using those flying robots to kill U.S. citizens? Which beliefs do we jettison to reduce the dissonance in our troubled brains?

»Some 85% of U.S.ians, and shrinking rapidly, are theists. Flag worship may be on the decline as well, but its numbers are still high. A majority supports a ban on flag burning. A majority supports the power of the president to kill non-U.S.ians with drones, while a significantly smaller percentage supports the president's power to kill U.S. citizens with drones abroad. That is to say, if the high priest declares someone an enemy of god, many people believe he should have the power to kill that enemy . . . unless that enemy is a U.S. citizen. In secular terms, which make this reality seem all the crazier, many of us support acts of murder based on the citizenship of the victim.

»Of course, the Commander in Chief kills U.S. citizens all the time by sending them into wars. Drones don't change that. Drone pilots have committed suicide. Drone pilots have been targeted and killed by retaliatory suicide bombings. Drones have killed U.S. citizens through accidental “friendly” fire. The hostility that drones are generating abroad has motivated terrorist attacks and attempted attacks abroad and within the national borders of the United States.

»But feeding corpses to our holy flag looks different when we're feeding them directly to the president's flying robots without a foreign intermediary. And yet to approximately a quarter of the U.S. public it doesn't look different after all. The president, in their own view, should have the power to kill them, or at least the power to kill anyone (including U.S. citizens) so contaminated as to be standing outside the United States of America – a frightening and primitive realm that many U.S.ians have never visited and feel no need to ever visit...»

Il n’est nullement dans notre intention, ni de faire une revue critique ou approbatrice de ces deux points de vue, ni de faire une appréciation critique ou approbatrice des approches ainsi choisies, qui s’écartent manifestement de la structure et de la forme habituelles du commentaire politique. Après avoir donné, plus haut, certaines indications qui se veulent rassurantes sur le statut disons “professionnel” des deux auteurs, et en écartant résolument l’explication trop facile et nullement substantivée selon laquelle ils subiraient une certaine perturbation de leurs attitudes mentales, nous voulons prendre ces deux texte pour du comptant et ainsi apprécier combien il devient de plus en plus difficile, sinon impossible, de faire un commentaire de quelque intérêt sans utiliser des références qui dépassent largement les lignes habituelles du commentaire politique. Le fait est qu’après tout, en lisant ces deux textes, on en vient à la conclusion qu’ils ne sont pas plus stupides, pas plus incroyables, que les commentaires que nous sert la presse-Système sur le désordre formidable du monde courant en nous le présentant comme complètement ordonné, et qu’ils sont, d’un certain point de vue de plus en plus insistant, plus intéressants et éventuellement plus stimulants. Une fois écartées les réserves du conformisme et de l’alignement-Système des raisons subverties si inclinées par leur subversion à accepter ce rangement inepte du monde en cours, ces deux textes sont évidemment plus intéressants et plus stimulants que les productions écrasantes de monotonie et surréalistes de fausse raison et de raison subvertie, de la presse-Système.

Il ne faut pas s’y tromper : ces deux textes ne ressortent pas de la veine “complotiste” ou de la spéculation politique à ce propos, ils ne vous présentent pas leur interprétation comme des faits ou des spéculations factuelles dans lesquels la raison, même maléfique, joue un rôle central… Lorsque Larma écrit «Devout Russian Christians are on the march to conquer the world», on comprend bien qu’il n’a aucune information spéciale sur des plans d’invasion préparés en secret, dans l’armée et dans les services secrets, et qu’il ne parle absolument pas de cela. Nos deux auteurs interprètent, et ils se réfèrent nécessairement à des domaines qui échappent à la raison subvertie et au programme-Système pour parvenir à une interprétation qu’ils voudraient à la fois crédible, convaincante et puissante… Qu’ils y soient ou non parvenus constitue un autre problème, qui ne nous intéresse pas ici ; seule compte la démarche. (La seule exception que nous ferions à notre indifférence pour le contenu, pour tenter d’enrichir notre propos, est la remarque que le domaine principal auquel il est fait appel est celui du spirituel dans le sens le plus large, qu’il soit jugé négativement ou positivement. C’est une indication évidemment importante... Nous-mêmes avons mis en évidence combien l’élément de la “spiritualité” devait être pris en compte pour bien apprécier et comprendre, notamment la politique russe actuelle : voir le 23 avril 2012.)

Il s’agit d’une tendance assez nouvelle qui illustre un problème grandissant, – en tenant compte très fermement de tous les éléments qu’on a dits, pour bien montrer que nous sommes hors de la zone des originalités incontrôlables. Ce problème est celui de l’impossibilité grandissante de présenter et de commenter l’actualité et les événements, même si l’on est “dissident” et que l’on rejette à juste raison l’essentiel presque jusqu’à la totalité de l’information officielle et de la production épouvantable de la presse-Système. Le simple contrepied, la seule contradiction ne suffisent plus pour nous donner une explication des événements qui soit suffisante en même temps qu’acceptable. Il faut désormais rechercher dans d’autres domaines, avec tous les risques que cela comporte (notamment, ceux de l’entraînement de l’esprit, de la fascination du jugement, de la faiblesse de la psychologie, etc.). Il devient manifeste que la description des événements du monde selon les outils normatifs de la raison est devenue décisivement improductive, décisivement incompréhensible, même dans une posture qui se voudrait radicalement antiSystème et qui ne l’est donc plus complètement puisqu’elle ne parvient plus à embrasser et surtout à bien comprendre tous les aspects d’une manifestation du Système qu’elle veut observer.

Cette évolution de la perception, puis de l’analyse et de l’interprétation des événements, constitue un problème fondamental pour bien apprécier l’évolution du Système. Mais surtout, elle répond à une nécessité, qui est justement l’évolution du Système, et aussi l’évolution de la situation générale, – évolution du Système et évolution des forces antiSystème qui se manifestent indépendamment de l’organisation humane. Il s’agit d’un défi considérable à relever, si l’on entend poursuivre la démarche générale de tenter d’appréhender la véritable signification de l’évolution de la situation du monde. Dans ce cas, – cette tentative de relever le défi, – il s’agit d’un énorme effort d’adaptation, à la fois des commentateurs, à la fois de ceux qui les lisent, avec certainement la réduction accélérée, dans certains cas la disparition des références qu’on avait coutume d’utiliser pour cette sorte de démarche.

 

Mis en ligne le 13 février 2012 à 08H36