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8 mars 2007 — Les supposés ou pseudo-grands esprits se rencontrant parfois par les chemins de traverse, deux articles du 7 mars du Financial Times tombent à pic pour compléter notre F&C du même jour, c’est-à-dire d’hier. Ils le complètent et, en réalité, l’amplifient jusqu’aux bornes de la caricature. Le ton imperturbable du FT ajoute au sel de la situation, à côté de laquelle l’état de l’hôpital Walter Reed fait figure de paradis psychiatrique. En décrivant hier la fermeture des esprits du Pentagone, de la bureaucratie et des généraux de l’USAF aux réalités du monde, nous ne croyions si justement écrire. La situation est bien pire.
En gros, les deux articles du FT forment une analyse générale de la situation de la crise des BMD en Europe, appuyée sur une interview informelle du général Obering, de l’USAF, qui dirige la Missile Defense Agency gérant notamment le programme BMD (ou NMD pour National Missile Defense, entre autres acronymes disponibles). (L’un est une analyse générale, l’autre est plus axé sur les déclarations d’Obering.) Quand on écrit “situation de la crise des BMD”, on se méprend ; manifestement, pour tous ces gentlemen, généraux et experts, il n’est pas question une seconde de crise. L’analyse est froide, sérieuse, rationnelle, — bref, complètement surréaliste. La question des BMD est technique, point final ; et nous vous démontrons techniquement que les BMD sont nécessaires là où ils seront, qu’ils marchent, que nos garanties suffisent, et point final.
Le FT note tout de même, timidement : «Despite enduring doubts about the scale of both the threat facing the US and the efficacy of missile defence, Washington's wish to place interceptors for the system in Poland and radars in the Czech Republic has provoked a furious response from Russia and signs of cracks within Nato.»
Passons au général Obering & consorts.
• D’abord, et pour solde de tous comptes si l’on veut, le général Obering enterre la doctrine de la Mutual Assured Destruction, c’est-à-dire la doctrine des rapports stratégiques nucléaires structurés et stabilisés entre puissances nucléaires disposant de systèmes offensifs à longue distance. L’argument qu’il donne est imparable et sans malice ni nuance, — c’est-à-dire cet argument qu’il pourrait y avoir un jour des pays qui ne respectent pas cette doctrine (mais notre emploi du conditionnel est un signe relaps, pour le moins : l’expression «the growing number of countries with long-range missile» signifie explicitement que nous y sommes) : Obering «says the growing number of countries with long-range missiles means that the notion of mutually assured destruction that helped the US and Soviet Union avoid nuclear war may not always apply. “There may be countries where [deterrence] does not work because they are not operating from the same set of criteria that you are . . . what I would call the nation-state equivalent of a suicide bomber.”»
• La “menace” iranienne n’est pas crédible, disent certains qui se prétendent experts ? Allons, allons, un peu de vista s’il vous plaît, vous qui avez raté in illo tempore la venue de la formidable menace des missiles intercontinentaux nord-coréens qui fait trembler le monde : «The Pentagon has justified missile defence in Europe on the basis that Iranian missiles may pose a threat to Europe and the US. Some argue that Iran is years away from fielding long-range missiles capable of reaching the US. Gen Obering says merely that the US has to prepare for that day, adding that North Korea surprised many experts when it fired a Taepodong-1 rocket over Japan in 1998.»
• On apprend également, a contrario puisque c’est pour déplorer le manque de progrès dans ce domaine, que le débat porte également sur la capacité des missiles anti-missiles d’intercepter des roquettes tirées par le Hezbollah contre Israël, que c’est un argument de la nécessité du système pour Obering, que c’est un argument contre l’efficacité du système pour ses critiques…
«Critics attack the programme on various fronts, including effectiveness, cost — the Pentagon has asked Congress for about $11bn in funding for missile defence in the 2008 fiscal year — and the possibility that it could cause an arms race. Some observe that the systems under development are no defence against short-range rockets, of the sort Hizbollah fired into Israel from Lebanon last year, and cannot cope with cruise missiles, which have proliferated. Another criticism is that the Pentagon should not spend time and resources deploying the system until it has completed much more testing.
«While Gen Obering uses the example of Hizbollah's rocket campaign to underscore the need for preparedness, critics point to the inability of the US and Israel to target these very short-range missiles as evidence that decades of development have come up short.
»“Despite the many tens of billions of dollars spent on missile defence and the flagrantly inaccurate claims by proponents of missile defence systems, after 50 years missile defence remains an experimental system that has provided the US with very few tangible results,” retired Lieutenant General Robert Gard and John Issacs of the Center for Arms Control on Non-Proliferation wrote last year.»
• La partie politiquement la plus étonnante des déclarations du général Obering est celle qui concerne le Royaume-Uni. On sait que Tony Blair pousse actuellement pour avoir une base de missiles US dans son royaume. Obering semble fortement contre… pour ne pas irriter les Russes. «Russia would have legitimate cause for concern if the Pentagon placed missile interceptors in Britain as part of its missile defence shield, the head of the US Missile Defence Agency has told the FT. […] “If they [the Russians] are concerned about us targeting their intercontinental ballistic missiles, I think that would be problematic from the UK because I believe we probably could catch them from a UK launch site,” said Lieutenant General Trey Obering.»
Et ainsi de suite, écrirait-on avec lassitude. Une autre planète, vous dit-on… Nous sommes mal équipés pour l’explorer.
Les sujets débattus et le mode du débat sont stupéfiants. Il s’agit effectivement d’esprits fermés (sorte de réalisation à un niveau superlatif et en mode postmoderne du Closing of the American Mind des années 1980, de Allan David Blum) ; il s’agit d’un autisme d’une forme tout à fait nouvelle, postmoderne, et d’une force extraordinaire. Il faut tout cela pour discuter sérieusement du rôle d’anti-missiles basés en Pologne, éventuellement contre un lanceur de roquettes du Hezbollah camouflé dans la forêt de la frontière Sud du Liban. Il est vrai qu’à telle enseigne, on peut imaginer une attaque contre un pakistanais suspect sortant d’un café d’un village de la frontière afghane, qui vient d’allumer une cigarette d’une marque répertoriée sur la “liste noire”, avec le tir d’un SLBM Trident reconfiguré en arbalète anti-terroriste.
Le plus exaltant pour ceux qui ont le sens ubuesque des choses, c’est que tous ces projets de bandes dessinées des années cinquante (du temps du maccarthysme et de LeMay à la tête du SAC) semblent conçus comme des réalités probables encore plus que possibles. Le mélange qui est fait des gigantesques moyens nucléaires et de leurs contre-mesures, avec des menaces totalement hypothétiques et irrationnelles, ou des cibles absolument dérisoires, mesure l’autisme dont nous parlons.
Là-dessus, sur le cimier de projets et de programmes aussi rocambolesques, Obering en rajoute dans le sens du froid calcul de la dissuasion nucléaire. Les BMD en Pologne, sur la frontière russe, sont moins dangereux pour les Russes que des BMD qu’on mettrait chez Tony Blair. Voyez la sagesse du Pentagone qui préfère la Pologne à l’Angleterre pour ne pas effrayer les Russes? On sait que, bientôt, le Pentagone jugera qu’il fait une concession de taille aux généraux russes en déployant ses anti-missiles en Pologne.
La dialectique grotesque de la guerre contre la terreur a complètement perverti la logique de la dissuasion, sans la supprimer complètement pourtant puisqu’elle ressurgit impérativement au gré de la spéciosité de l’argument. C’est la pire des confusions intellectuelles et psychologiques, où un tireur de roquettes du Hezbollah est mis sur le même plan d’urgence et de danger qu’un escadron d’ICBM Topol M des forces stratégiques russes. Tous les spécialistes patentés de la chose en Europe, les grands “guerriers froids” qui ont fait leurs preuves, du Premier ministre tchèque Mirek Topolanek au Premier ministre danois Rasmussen, soutiennent à fond la dialectique pentagonesque. (Selon AFP : «Denmark’s Prime Minister Anders Fogh Rasmussen said March 7 he supported the proposed U.S. anti-missile defense shield to be based in Eastern Europe. “It is clear that the shield is a defense against rogue nations, terrorists and others who might think they can fire missiles onto our heads,” Rasmussen told journalists after a meeting of the Danish parliament’s foreign affairs commission.»)
Les irresponsables soutiennent en masse les autistes et la caravane des anti-missiles globaux poursuit son chemin, guidée par sa seule sagesse : «What the Pentagon is now trying to create is a layered missile defence system, deployed across the globe and capable of destroying ballistic missiles in the boost, mid-course and terminal phases of flight.» La crise européenne qui va s’amplifier aura donc une signification globale, ce qui nous redonne du coeur au ventre.