Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
920C'est depuis la mi-novembre 2001 et la victoire-éclair (plus rapide que prévu) en Afghanistan que les Américains annoncent une attaque dévastatrice en Irak. Depuis cette date, la spéculation va bon train quant au moment choisi pour cette attaque. Mais il s'avère de plus en plus qu'il faudrait parler de “moment possible” plus que de moment choisi. L'appréciation ne cesse de se renforcer selon laquelle il apparaît que les Américains n'ont pas, aujourd'hui, la capacité de lancer une attaque en Irak. On découvre même la possibilité, dans certaines évaluations, qu'un délai de plusieurs mois serait nécessaire pour lancer une telle attaque, pouvant reporter l'attaque à 2003. Cet article dans le Washington Post du 25 février indique notamment ceci :
« According to testimony and interviews with senior administration and Pentagon officials, foreign diplomats and non-government analysts, depleted arms stocks, demands on ships and aircraft in the Afghan campaign, severe strains on active-duty and reserve forces over the last five months, and the need to obtain regional basing and command-center agreements have imposed an unavoidably lengthy delay. Pentagon planners say it will take six months to produce enough joint direct attack munitions, the precision systems that guided 1,000-pound (450-kilogram) bombs to Taliban and Al Qaeda targets, to contemplate an attack on Saddam's Iraq. »
Diverses indications, encore parcellaires, avaient déjà été données à diverses occasions, pour alimenter cette thèse. Le 30 décembre 2001, Sean Rayment, du Telegraf, indiquait que les forces américaines étaient à cours de cruise missiles. Dès cette époque, Rayment affirmait que les plans d'attaque de l'Irak se trouvaient de ce fait largement compromis.
« A shortage of cruise missiles has thrown plans for a full-scale strike onto Iaq into disarray. America's supply of the air launched version, one of the US air force's most sophisticated and deadly weapons, has become so depleted that military chiefs are pressing Boeing, the manufacturer, to speed up their production. Even so, the first of the new batch of missiles ordered last year is not expected for months, and it may take longer rib rebuild stocks to a level that would make such an attack viable. »
Le 16 février, Arnaud de Borchgrave, d'UPI, expliquait l'état de pénurie où se trouvent les forces américaines :
« The only reason for not going after the Iraqi leader as an addendum to Afghanistan, another media insider explained, is that the Pentagon had to replenish its almost exhausted arsenal of smart bombs and other precision-guided munitions. »
Les indications sont concordantes. Elles recoupent, par ailleurs, ce qu'on a su de la situation de l'U.S. Navy pendant le conflit, lorsque les marins ont du quémander des bombes à guidage de précision à l'USAF. On sait, comme on a pu le lire dans une analyse où nous détaillions notamment cet incident, que l'USAF a beaucoup hésité à ce propos, pour des raisons bureaucratiques évidentes. Surtout, on pouvait mesurer la rapidité avec laquelle les forces américaines se trouvaient à cours de munitions sophistiquées dans le coeur d'une offensive aérienne où l'essentiel de la pression nécessaire reposait sur ces munitions sophistiquées, selon la tactique choisie par les forces américaines elles-mêmes. D'autres exemples ou situations qui tendent largement à mettre en question cette image d'une super-puissance militaire d'une autre substance que le commun des forces militaires ont pu apparaître ici et là, et on en a signalé certaines dans une autre analyse que nous avons publiée, sur un sujet assez approchant.
Certains commentateurs américains ont une vision extrêmement nuancée des capacités militaires américaines en général, comme Patrick J. Buchanan qui, dans un texte sur la possibilité d'un second Desert Storm contre l'Irak, rappelle une réalité qu'on trouve rarement mentionnée chez nos commentateurs habituels, à savoir que « the U.S. armed forces are only half of what they were in 1990-91 ». Cette évaluation semble se retrouver dans ce qu'on sait des projets éventuels d'attaque de l'Iran, où le chiffre de 200.000 hommes (soldats américains) est souvent cité. En général, ce chiffre est perçu comme une option intermédiaire, celle d'une offensive combinée forces américaines/forces de l'opposition irakiennes, et la remarque complémentaire allant de soi que s'ils le voulaient les Américains pourraient monter très au-delà de 200.000. Si l'on retient l'affirmation de Buchanan, on devrait conclure au contraire que ces 200.000 hommes constituent la force maximale que les États-Unis peuvent déployer pour une attaque contre l'Irak dans l'état actuel des choses.
Conforté par cet accumulation d'indications allant toutes dans le même sens, notre intérêt est de poser la question de savoir ce que va pouvoir faire la puissance militaire US, jusqu'où elle va aller, quelles sont ses possibilités extrêmes et ainsi de suite ; et, d'un autre point de vue, à partir de quel niveau de projet opérationnel, de quelles opérations, cette même puissance va percevoir ses limites, si elles les percevra suffisamment à temps et dans les bonnes limites, si même elle est capable de les percevoir ; et, d'un troisième point de vue, si cette même puissance ne va pas être au contraire trop consciente qu'elle a des limites, et si cette perception très exagérée ne va pas encore plus la paralyser en l'amenant à ne s'engager qu'une fois toutes les précautions prises, toutes les situations prévues et ainsi de suite. On se rend compte qu'aborder le problème de cette façon modifie complètement la perspective conventionnelle et conformiste, paradoxalement appuyée sur une perception radicale de la puissance US.
(Notre perception conformiste de la puissance US pourrait se résumer selon une question effrayée que se posent nombre de dirigeants non-US, qu'on pourrait exprimer à peu près comme ceci : qu'est-ce que les Américains accepteront de ne pas faire, qu'est-ce qu'ils auront l'extraordinaire magnanimité de ne pas faire puisqu'ils peuvent tout faire ? Nous sommes dans une situation, extraordinaire pour l'esprit, où le jugement le plus anodin, le plus conventionnel, le plus vulgaire et le plus commun, le plus “plat” en un sens, — ce jugement-là est que rien ne peut résister à la puissance militaire américaine, que celle-ci est à peu près surnaturelle, ou bien qu'elle serait quelque chose comme magique. Notre pensée en vient passivement à ces concepts, non exprimés de façon intelligible car notre rationalité veille, mais acceptés implicitement.)
La réalité est bien que, depuis la fin octobre 2001, les Américains répètent partout : n'essayez même pas de nous retenir car nous avons décidé de faire un malheur, et que, pourtant, leurs engagements sont parcimonieux, très mesurés, très retenus. La situation permet alors le développement sans cesse grandissant de démêlés, presque vaudevillesques, entre neo-cons, exaltés sans frein (Wolfowitz et Perle), modérés héroïques type-Powell tentant soi-disant de freiner le rouleau-compresseur, patrons efficaces et sans états d'âme type-Rumsfeld qui tentent de gèrer la machine militaire, et enfin mystiques lunatiques ou bureaucratiques (GW Bush et John Ashcroft), tout cela renforcé des bagarres bureaucratiques et anonymes entre la CIA, le FBI, le DoD, l'USAF et la Navy à l'intérieur du DoD, le Congrès paralysé par-dessus tout cela.
La réalité semble être que toute cette agitation peut se développer à suffisance parce que, pour l'instant, les planificateurs du Pentagone estiment qu'ils n'ont pas les moyens suffisants pour relancer de façon significative la guerre commencée avec l'Afghanistan. La question au-delà de cette réalité est de savoir dans quelle mesure cette agitation, de son côté, ne contribue pas à alimenter la prudence des militaires, qui deviendrait ainsi plutôt de l'hésitation, à cause de leur perception de disposer de moyens trop limités et de leur crainte d'être emportés dans une aventure trop risquée que leur imposeraient les civils les plus extrémistes.
Dans tous les cas, il semble bien qu'il faille tenir compte de ce facteur inattendu, par rapport aux commentaires faits jusqu'ici : les limites très importantes des capacités militaires américaines. Les augmentations budgétaires pour le DoD ne changeront les choses avant longtemps : d'abord parce qu'elles sont insuffisantes ; ensuite parce qu'elles ne feraient sentir leurs effets, si effets il y a, que dans un laps de temps relativement long (au minimum deux à trois années) ; enfin, parce qu'elles peuvent tout aussi bien alimenter le gaspillage, l'inefficacité, et la prudence timorée du Pentagone.