L’étrange Europe face à Poutine

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Il est rationnellement très difficile, c’est-à-dire impossible, de comprendre la position européenne face à la Russie ; d’abord parce qu’elle est simplement et directement incompréhensible, ensuite parce qu’il n’y a pas de position européenne en tant qu’une existence substantielle capable de dégager une essence cohérente. Il y a un magmas, assez proche de l’entropie, et vogue la colère. En face, il y a la Russie, qui, avec l’élection de Poutine, entre effectivement dans une nouvelle phase, plus réaliste et plus ferme, mais aussi beaucoup plus consciente du caractère général dramatique de la crise.

…“En face”, effectivement. Car, la Russie, délibérément, pour ce qui est d’une partie essentielle de sa posture stratégique (aussi bien communication que mesures militaires concrètes), est en train de se placer face à ce qu’elle distingue comme un monde absolument plongé dans le désordre et, par conséquent, plein de dangers existants, potentiels, à venir, incompréhensibles et inattendus. La Russie, désormais, c’est Poutine parlant à cet égard. En général, la pensée européenne est complètement embrumée par sa détestation et son mépris absolument démocratique à son encontre, résumée par l’exclamation datant de 1999, “Pouah ! Un officier du KGB devenu président !” (On n’a pas le souvenir d’exclamations méprisantes et absolument démocratiques, lors de la présidence de George Herbert Bush, en 1988-1992, du genre : “Pouah ! Un directeur de la CIA devenu président !” Mais passons outre.)

Passons outre et passons aux plus récentes déclarations de Poutine, concernant la sécurité nationale dont il a fait un thème central de sa campagne présidentielle. Elles nous sont rapportées par Russia Today, notamment le 25 février 2012 et le 2 mars 2012. Elles sont intéressantes. Poutine n’y parlait plus en Premier ministre laissant les affaires extérieures au président, mais en candidat à la réélection à la présidence avec une certitude raisonnable de l’emporter. (On précisera que certaines de ces déclarations de Poutine, – celles du 25 février 2012, – sont extraites d’une conférence que le candidat a tenue avec des responsables de la sécurité nationale russe, au cours d’une table ronde, en Russie centrale, dans la ville de Sarov, un centre hautement sécurisé regroupé autour de groupements de recherche en matière nucléaire. Cela en mesure le sérieux.)

• Parlant de la politique du bloc BAO au Moyen-Orient, notamment vis-à-vis de la Syrie et surtout de l’Iran, Poutine met en évidence son caractère chaotique et contradictoire, conduisant à mettre en danger les meilleurs alliés du susdit bloc, – Israël en l’occurrence… «“Under the guise of trying to prevent the spread of weapons of mass destruction they [the US] are attempting something else entirely and setting different goals – regime change,” news agencies quote Putin as saying. The Russian PM pointed out that US foreign policy, including that in the Middle East, was expensive, inefficient and largely unpredictable. Putin also added that, among other things, it may eventually disserve Israel. “They changed regimes in North Africa. What will they do next? In the end, Israel may find itself between the devil and the deep blue sea”" he said.»

• Poutine a parlé également du réseau antimissilres [BMDE] de l’OTAN (et, d’ailleurs commençant par cela, pour marquer l’importance de la chose). «“When it comes to developing our relationship towards joint AMD [in Europe] they do not want to talk seriously with us. They avoid direct talks about it. This is what happens – they try to make it look as if our relationship is developing.” “It is absolutely clear that national security is vital, but one has to do it without creating new global threats and without shifting the balance of strategic powers,” he added. […] There have been several attempts to negotiate building a joint AMD shield that have shown no results, but Putin says there is a reason why NATO should reconsider the option.»

• Dans une autre intervention, Poutine a développé les mêmes idées en insistant sur l’extrémisme et l’irresponsabilité de la position US dans cette même question des BMDE : «It is disputable if the (USA-Russia reset) yielded results, Putin told editors of foreign media outlets... “In missile defense plans, it gave nothing.” Putin said the main problem is that the United States wants "to acquire complete invulnerability" through missile defense. He also mentioned Washington’s refusal to provide written guarantees that the system will never be aimed at Russian territory. "When one party gets an illusion of invulnerability to retaliation…a large number of conflicts immediately emerge, as well as aggressiveness,” Putin warned. “It is not because America is an aggressive country, but this is just a fact of life, and you can do nothing about it.”“We believe (such a situation) is extremely dangerous,” the Russian premier added, while mentioning that “strategic balance helped prevent major global conflicts.”»

• A partir de cette question précise, Poutine a rappelé que les USA, et l’OTAN par conséquent, et l’Europe par conséquent, ont pris l’habitude de traiter la puissance russe avec un réel mépris. «Regarding the state of national armaments Vladimir Putin said the West is far from understanding the potential. “A few years ago we were told – not directly – but we know that the US told their colleagues in NATO ‘let Russia do whatever, all they have left is rust.’ Well today this is not the case.”» Il n’est pas assuré qu’ils (dans l’ordre, USA, OTAN, Europe) aient raison d’en juger aussi légèrement, et Poutine ajoute ceci qui peut être aussi bien considéré comme un avertissement à peine déguisé… «“We have something that should push our colleagues and partners towards more constructive work than we’ve seen so far”»

• D’une façon plus générale, au reste, Poutine s’est montré ferme, en écho à des exhortations des personnalités auxquelles il s’adressait, à  : «Talking about the US presidential elections and America’s relationship with Russia in the event of the right wing coming to power Putin said: “if some neoconservatives start trying to tighten the screws on us, they can do it till the thread bursts.” “I think our position on Syria in the UN Security Council shows that we are not going to nod along to anyone. We hope it will always be like that,” he said in response to a statement by one of the officials attending the meeting that it was about time Russia stopped doing whatever America tells it to do.»

Tout cela n’est pas que de la simple rhétorique. Les Russes prennent très activement des mesures concrètes, d’ordre militaire très précis, notamment sur les deux “fronts” principaux abordés dans ces observations de Poutine. Des indications précises existent aujourd’hui.

• Au Moyen-Orient, à partir de leur base de Tartus en Syrie et en Syrie même, les Russes installent des dispositifs puissants de guerre électronique. DEBKAFiles, qui suit l’affaire de près, donnait des indications très précises le 27 février 2012 : «The Russians have upgraded their Jabal Al Harrah electronic and surveillance station south of Damascus opposite Israel’s Sea of Galilee, adding resources especially tailored to give Tehran early warning of an oncoming US or Israeli attack, DEBKAfile’s US military sources report.» DEBKAFiles donnent également des indications sur le rôle du porte-aéronefs Amiral Kouznetzov, à Tartus jusqu’au 13 février pour soutenir le dispositif de guerre électronique russe jusqu’à l’achèvement de la modernisation de la base de Jabal El Harrah. D’une façon générale, l’engagement russe est important, avec désormais des mesures militaires concrètes à côté de l’aspect diplomatique, et politiquement affirmé et fondé sur le principe du caractère prépondérant de la souveraineté nationale, et le refus de l’ingérence étrangère unilatérale (hors du cadre ONU explicite). La leçon libyenne porte, pour les Russes, autant sur l’aspect tactique (tromperie du bloc BAOI) que sur cet aspect de principe. La position russe à l’égard de la crise iranienne est encore plus forte de ce point de vue, renforcée par la proximité du pays de la Russie, qui fait d’une attaque contre l’Iran une menace de sécurité nationale directe contre la Russie (voir Rogozine, le 14 janvier 2012.) Il est désormais complètement improbable que les Russes resteront militairement inactifs en cas d’attaque de l’Iran, ne serait-ce que pour des raisons de prestige et selon l'argument fondamental de leur sécurité nationale ; le minimum, pour débuter, serait la livraison immédiates d'armes à l’Iran, en cas d'attaque, notamment des missiles sol-air S-300 qui constituent une grave préoccupation militaire pour le bloc BAO.

• Les Russes renforcent notablement leur dispositif dans l’enclave de Kaliningrad, entre la Pologne et les pays baltes, tous membres de l’OTAN. Il s’agit de moyens offensifs (SS-26 Iskander sol-sol) mais aussi, probablement, d’unités anti-aériennes puissantes, des S-300 et des S-400 qui constituent le meilleur armement anti-aérien disponible aujourd’hui. Ces systèmes menaceront ainsi directement les F-16 polonais et ceux de l’USAF en rotation en Pologne, ainsi que les F-16 des pays de l’OTAN en rotation, qui patrouillent régulièrement dans l’espace aérien des pays baltes. En cas de tension, la présence d’avions de l’OTAN dans ces pays limitrophes de la Russie, hors des armements des seuls pays concernés, sera perçue par la Russie comme une provocation et leur soi-disant “rôle dissuasif” sera renversé et constituera, à l’inverse, une présence aggravante de la crise. (On retrouve l’habitude du bloc BAO, issue des caractères spécifiques de la psychologie US et de la psychologie-Système [inculpabilité et indéfectibilité], de se considérer comme au-dessus de tout soupçon de provocation et d’affirmation critiquable de puissance, et de prendre des mesures qui, finalement, affirment une provocation qui n’a pas été nécessairement mesurée comme telle au départ.) Un renforcement défensif et offensif russe devrait se développer régulièrement, également, face à la Géorgie. Tout cela n’a rien à voir avec de la gesticulation.

Comme disent les hommes d’action américanistes, la Russie, aujourd’hui, means business et elle est deadly serious. La Libye d’une part, la farce des négociations sur les BMDE d’autre part ont conduit les Russes au point où il est temps de prendre des mesures militaires précises. On peut avancer l’hypothèse qu’ils n’en resteront pas aux représentations diplomatiques en cas d’événement dramatique en Syrie (intervention étrangère, du bloc BAO et les amis), et d’attaque en Iran. Ils ont les Chinois avec eux, cette fois d’une façon très concrète. Il n’est plus seulement question de tension, de mésentente, d’incompréhension, d’acrimonie (avec le bloc BAO), il est question de la possibilité d’actes militaires. L’originalité stratégique des Russes est de lier directement, dans leurs réactions possibles, le théâtre d’opération du Moyen-Orient et celui de l’Europe, – réaction logique de joueurs d’échec face, notamment, aux Européens, qui s’engagent sans aucun soucis des conséquences, aussi bien dans les rebuffades otanesques concernant les BMDE que dans des aventures type Libye, Syrie, etc.

Les Européens ont-ils compris ce qui se passe en Russie ? S’en sont-ils avisé ? La réponse est “non”, bien entendu, mille fois “non”. «Lorsqu’il est question de la Russie, observe une source dans les institutions européennes, confirmant le jugement de Poutine mentionné plus haut, les seules réactions à l’évocation des capacités militaires et de leur possibilité de décision d’action, se situent entre le sourire méprisant et entendu et une remarque sarcastique de dérision.» L’état d’esprit des Européens est de considérer la puissance US comme absolument supérieure à tout ce qui peut exister, donc en principe suffisante pour contenir les Russes. La leçon de la Géorgie (immobilisme US et impuissance militaire à réagir) n’a pas été retenue, si même elle a été tirée. De même, l’évolution US depuis 2008, l’affaiblissement structurel de ce pays du aux diverses crises (financière, politique et du pouvoir, etc.), ne sont guère pris en compte pour évaluer une possible réaction US face à une tension en Europe ; personne ne semble envisager que cette réaction puisse être, simplement, de ne pas réagir, comme ce fut le cas en 2008 face à la Géorgie ; personne, d’ailleurs, ne semble se poser sérieusement le problème, comme si la question militaire ne se posait pas vraiment devant l’évidence de la “supériorité” morale et de communication du bloc BAO. Tout semble se passer comme si l’Europe n’avait aucune conscience précise de l’importance stratégique pour elle de la Russie, alors qu’elle a pourtant affirmé à de nombreuses reprises, d’une façon formelle, cette importance. Il y a même eu dégradation de la conscience et de l’évaluation européenne à cet égard depuis 2008. Cela est du à l’évolution de l’Europe, à l’imitation des USA, avec la circonstance aggravante de la faiblesse de ses moyens stratégiques et militaires, vers une version européenne de la “politique-Système de l’idéologie et de l’instinct” fondée sur une soi-disant supériorité morale autorisant tous les écarts (type interventionnisme au Moyen-Orient) ; une sorte de “politique-Système de l’idéologie et de l’instinct” avec comme armes principale l’humanitarisme et le “droitdel’hommisme”.

L’attitude politique générale des Russes vis-à-vis de l’Europe est ambivalente. Ils jugent la politique européenne comme étant “sous influence” des USA et comportant par conséquent et par osmose les mêmes caractères chaotiques, erratiques, etc. Cela fait qu’il y a un aspect assez conciliant chez les Russes consistant à observer qu’il est nécessaire d’aider l’Europe à sortir de l’influence US. (C’est tout le sens de la proposition d’une “Union Eurasienne” lancée vers l’Europe.) A côté de cela, toute crise et tension concrètes, qui peuvent être très vite aggravées par l’inconscience du bloc BAO de tels prolongements, auront des répercussions concrètes et de préparation militaire immédiates du côté russe. Dans ce cas, effectivement, le lien entre la crise du Moyen-Orient (l’enchaînement Libye-Syrie-Iran) sera immédiatement fait avec la situation européenne, où l’Europe est en état d’infériorité militaire dramatique.


Mis en ligne le 5 mars 2012 à 05H51