L’étrange triangle Paris-Tripoli-Alger, à l’ombre du “printemps arabe”

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Le nouveau gouvernement libyen, qui n’est ni vraiment gouvernement, ni encore en place, bien qu’il soit largement reconnue par le bloc BAO et la masse des suiveurs, a déjà une méchante affaire sur les bras. La nouveauté du cas est qu’il s’agit d’une querelle internationale, qui pourrait, en rêvant un peu, nous conduire à une tension internationale quasiment belliciste avant que le gouvernement n’existât.

Le fait principal est que la famille Kadhafi (sa femme, sa fille, deux de ses fils et leurs enfants) sont passés en Algérie avec l’accord complet et même, nous semble-t-il, ostensiblement affiché des autorités algériennes. (Voir le Guardian du 29 août 2011.) La réaction des rebelles a été violente, avec l’exigence d’un retour immédiat de la famille Kadhafi en Libye, et l’accusation que l’attitude de l’Algérie constituait “un acte d’agression” contre la Libye libérée. Reuters a interrogé le porte-parole du CNT sur cette question, le 30 août 2011.

«Algeria's acceptance of Gaddafi's wife and offspring angered the rebel leadership, who want him and his entourage to face justice for years of repressive rule and who fear that he could orchestrate a new insurgency unless he is captured.

»“We have promised to provide a just trial to all those criminals and therefore we consider this an act of aggression,” spokesman Mahmoud Shamman told Reuters. “We are warning anybody not to shelter Gaddafi and his sons. We are going after them ... to find them and arrest them.” “We have heard that Algeria will harbor them till they go to another country. They are trying to go to another country, possibly an east European country,” he said.

»NTC chairman Mustafa Abdel Jalil called on the Algerian government – which has not recognized the council as Libya's legitimate authority – to cooperate with it and hand over any of Gaddafi's sons on its wanted list.»

Du côté algérien, l’attitude semble à la fois ferme et résolue, et en quelque sorte défiante par rapport aux rebelles libyens et à leurs exigences. En plus de la stricte affaire du passage de la famille Kadhafi en Algérie, il y a l’annonce de la fermeture de la frontière algérienne avec la Libye, et de l’état d’alerte qui y est instaurée, dans une posture qu’il est difficile de ne pas distinguer comme cette même défiance qui confinerait à l’hostilité. Le site Elwatan.com donne quelques précisions à ce propos, ce 30 août 2011. On notera le ton de l’échange à distance entre le porte-parole du CNT et le ministère algérien des affaires étrangères.

«C’est l’alerte générale à la frontière terrestre algéro-libyenne. L’Etat algérien a décidé unilatéralement de fermer la partie extrême sud de la frontière terrestre avec la Libye, mettant en branle tous ses services de sécurité, apprend-on de sources diplomatiques algériennes. […]

»[Cette décision intervient] après l’annonce de l’élimination de cinq individus armés non identifiés qui auraient traversé la frontière algérienne. Aussi, quarante-huit heures plus tôt, le chef d’état- major de l’Armée nationale populaire, Ahmed Gaïd Salah, était à la frontière libyenne où il a inspecté le déploiement des services militaires à la limite du territoire sud-est algérien. La fermeture de cette frontière terrestre, dans sa partie extrême sud avec la Libye, est la deuxième du genre après la décision, en 1994, de la fermeture de la frontière avec la monarchie marocaine. Avant-hier, Ahmed Omar Bani, porte-parole militaire des insurgés libyens, a déclaré, lors d’une conférence de presse organisée à Benghazi, que “l’Algérie devra répondre de son attitude à l’égard de la rébellion”. Le lendemain, le ministère des Affaires étrangères a déclaré que “les propos irresponsables et irrévérencieux tenus par ce personnage ne méritent ni considération ni commentaire”.»

Pour l’instant, il s’agit de désordre et de la montée d’une certaine tension, sans qu’on puisse débrouiller les possibilités d’aggravation et d’extension de la querelle. Il n’empêche que l’hostilité entre les deux partis est palpable, viscérale, d’ailleurs avec des disparités troublantes. (Les propos du porte-parole militaire Ahmed Omar Bani, à la limite de la menace, très différents de ceux du président du CNT, tandis que la réponse du ministère des affaires étrangères algérien à Bani est extrêmement abrupte et méprisante ; comme Bani est porte-parole militaire, certains, du côté algérien, pourraient juger qu’il a quelque chose d’islamiste dans ses propos...)

…Il n’empêche, il y a une vraie circonstance qui a une apparence symbolique de casus belli, qui est la présence de la famille Kadhafi en Algérie. Des deux côtés, la position est radicale, et il sera difficile à l’un ou l’autre des deux partis de reculer sans essuyer une humiliation politique dont l’un et l’autre partis ne veulent pas entendre parler. D’autre part, si les Algériens ont agi de cette façon, on pourrait croire qu’ils sont déterminés à établir entre les rebelles libyens et eux des tensions officielles qui ne relèvent pas de la seule mise en scène folklorique, mais bien du rapport de force. Et ainsi de suite, dans le registre de l’aggravation, volontaire ou pas.

Là-dessus, on peut disserter plus précisément sur la position d’une des nations intervenantes, membres de l’OTAN, meneuse de l’affaire et triomphatrice à l’image de son président, nation avec des liens si particuliers avec l’Algérie, avec une très forte communauté algérienne sur son territoire, et ainsi de suite là aussi. La France, porte-drapeau de la libération de la Libye par rebelles interposés, ce qui constitue une excellente trouvaille de son président pour tenter de parvenir à se hausser au niveau de certains attributs de sa fonction, la France est tout de même dans une position bien particulière dans ce cas. Les relations de la France avec l’Algérie sont historiques, délicates et très importantes, les relations de la France avec la Libye new age sont venues de nulle part dans l’histoire et sont proclamées dans l’instant comme formidables. Si ce n’est l’amorce d’un imbroglio diplomatique plein de chausse-trappes, cela y ressemble fort.

…La principale leçon étant que l’affaire libyenne et le “printemps arabe” ne cessent de nous réserver bien des surprises, dans le cours desquelles il est difficile de se retrouver. Un analyste politique bien informé se demanderait qui est le plus infréquentable, en termes de morale politique, d’intelligence diplomatique, de psychologie politique, entre le régime déchu du colonel Kadfhafi, les rebelles libyens, le régime algérien, le président français si agité. Il aurait du mal à trancher. L’Algérie pourrait se dire qu’une bonne crise avec la Libye new age qu’elle déteste avant même qu’elle n’existe, serait une bonne façon de ressouder une unité nationale si perturbée par le “printemps arabe” suivant des décennies de dictature corrompue et gérontocratique du parti évidemment unique et révolutionnaire. Il n’est pas assuré que l’OTAN ait des plans préparés pour l’invasion de l’Algérie. Il n’est pas assuré non plus que l’Algérie ne songe pas à prêter main forte à ce qu’il reste du colonel Kadhafi et de ses troupes. Les libéraux interventionnistes qui croient encore à leur chansonnette démocratique, croient que l'Algérie, en se découvrant si hostile à la Libye new age, a choisi “le mauvais côté de l'Histoire” («By giving the Gaddafi family refuge, Algeria's gerontocracy is putting itself on the wrong side of history», selon Brian Whitacker, du Guardian, le 30 août 2011) ; pauvre Histoire, que ne lui fait-on pas dire... Il s'en déduit que rien n’est assuré en Libye et alentour, à l’heure du “printemps arabe”.

“Pour l’instant, il s’agit de désordre”, écrivions-nous plus haut ; mais quand “c’est fini, n-i ni ni, ça recommence”, et “plus ça change, plus c’est la même chose”… Ainsi en est-il de la règle d’or du “printemps arabe” et de cette étrange époque, où à chaque événement, le désordre semble acquérir encore plus d’esprit pour trouver encore mieux en matière de désordre.


Mis en ligne le 30 août 2011 à 18H52