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1070Dans le texte du 8 décembre 2010 sur “la cyber-insutrrection et l’avenir de dedefensa.org”, je prenais directement la parole en conclusion pour m’expliquer de l’emploi du “nous” par rapport à l’emploi du “je”… L’avant-dernier paragraphe était celui-ci :
«Un de ces lecteurs qui est sans le moindre doute dans le “nous” que j’emploie m’a adressé très récemment une très longue lettre, extrêmement émouvante, extrêmement haute, dont j’aimerais beaucoup qu’il en fît un texte pour nous tous. Sur la fin, il écrit ceci : “J’espère alors que vous trouverez dans cette lettre un peu de soutien, et un témoignage qui peut être vous permettra de vous reposer (je ne peux pas dire : penser à autre chose !) après avoir mis en ligne, comme je viens de l’apercevoir, la partie suivante de votre ouvrage, ‘La grâce de l’Histoire’.” J’ai pris ce verbe, “reposer”, comme cette aide qu’un ami vous apporte, qui vous permet de vous reposer un instant sur lui avant de poursuivre, et vous donne ainsi une aide inestimable, notamment dans la solidarité fraternelle que vous ressentez. Voilà ce que signifie le “nous” dont je parle et que j’emploie. Voilà l’“esprit de la chose”…»
C’est la lettre de ce lecteur qui est ici présentée, dans son intégralité, – sinon avec l’ajout, pour la facilité de lecture et la présentation habituelle de nos textes, d’un titre et d’un intertitre qui sont, comme on dit, “de la rédaction”. Cette lettre m’a été adressée le 2 décembre 2010 et je la tiens à la fois pour un grand honneur et un réconfort à mesure ; elle l’a été pour moi, qu’elle le soit pour les lecteurs du site. J’aurais bien du mal, et d’ailleurs fort peu de raison, d’en dire beaucoup plus tant elle dit tout elle-même de ce que monsieur Christophe Steiner voulait dire.
PhG
Merci infiniment pour ce magnifique texte, Métaphysique des Trois mousquetaires, qui, parmi tant d’autres de grande qualité et vérité, me touche tout particulièrement. Et c’est un miracle de notre pauvre âge qu’à défaut de ne plus pouvoir remercier directement Dumas lui-même pour la réelle universalité de son texte, l’on puisse remercier un autre auteur qui s’est fait son magnifique interprète.
Cela me touche pour plus d’une raison. Tout d’abord parce qu’en revoyant en DVD il y a un mois de cela le Comte de Monte Cristo, j’observai avec le sourire combien Alexandre Dumas était un antimoderne (même si le feuilleton placé dans un « contexte très terrestre » comme vous le dites), et que cela me permit d’aborder agréablement le sujet avec une amie. Ensuite parce qu’il se trouve que Vingt ans après est le seul volume de la trilogie qui traîne, écorné et pour une raison inexplicable jusqu’à hier encore, dans mon viatique de papier. Cela était dû évidemment à ce troublant “portrait” de d’Artagnan à quarante ans…
Et voilà que ces lignes, redécouvertes par vôtre grâce hier soir…
« D’Artagnan n’avait pas manqué aux circonstances mais les circonstances avaient manqué à d’Artagnan. […] À partir de ce moment, d’Artagnan […] se trouva isolé et faible, sans courage pour poursuivre une carrière dans laquelle il sentait qu’il ne pouvait devenir quelque chose… »
… voilà que j’ai l’impression qu’elles auraient pu être écrites pour moi ! (Et, en vérité, pour combien d’autres personnes !) Elles correspondent si exactement à quelque chose que j’ai complètement vécu, jusqu’à une “dissolution” si semblable à celle décrite (perçue ? vécue ?) par Dumas pour son protagoniste, et ce, au même âge environ (entre la trentaine et 42 ans)…
Pendant la vingtaine, tel le jeune d’Artagnan (le parallèle peut sembler immodeste et ne vaut certes pas pour l’art de l’escrime ni même pour les vertus, mais soyons un peu fou et osons-le !), je m’étais lancé à la découverte du monde, du monde tel qu’il existait et le découvrais encore en Afrique (un peu de géologie d’exploration : de quoi vivre les montagnes, les hommes, le travail d’équipe).
Ravis de l’humanité découverte mais sûr de ne pas pouvoir faire carrière dans ce qui était assez clairement du néocolonialisme (les années 90, les matières premières minérales et encore plus le pétrole), je résolu de rentrer en Europe, convaincu que s’il fallait faire quelque chose de réellement constructif ou qui rende justice au monde, c’est chez moi que cela devait se jouer.
Mais de retour en Suisse, rien… Je n’ai rien trouvé – pas plus qu’ailleurs en Europe et dans nos cultures désubstantialisées , qui puisse fournir ni orientation à l’action ni aventure réelle, ouverte, dans un monde ample et grand… Que platitude quantitative sans but. Et là j’ai littéralement fait un « refus face à l’obstacle », comme on dit du cheval dans un concours hippique qui refuse, d’instinct, de faire telle cabriole exigée. Bref, «les circonstances avaient manqué à d’Artagnan.», fatigue psychologique, dissolution psychologique, “d’Artagnan à quarante ans” (ce que j’ai appelé mon “ornière existentielle”, mais votre compréhension de la chose me séduit tout à fait), tentative de malgré tout faire quelque chose et puis paf ! “burnout”, effondrement…
Et là, pour s’en sortir réellement, guérir véritablement, se libérer effectivement, il n’y a qu’une possibilité : le lâcher-prise… qui dans mon cas est peut être allé plus loin que le docteur ne le pensait, mais qui permit effectivement de faire son deuil de toute une série de choses impraticables, invivables, d’illusions, de faussetés, d’impostures, et de passer à autre chose, de réarticuler tous les anciens éléments et de s’ouvrir enfin à un nouveau champ de possibles, un nouvel air, de nouvelles pistes (qui ont bien sûr parties liées avec ma découverte de ce qui a toujours marché pour que les hommes vivent et n’étouffent pas, ce que vous regroupez sous le terme de la Tradition)
(Dans mon cas, outre la redécouverte éblouissante de la vie et de la nature de laquelle j’avais fini par me couper totalement (les éléments, les vivants, le Dehors, ce que j’appelle, pour le percevoir et m’y immerger régulièrement, “le flux de la vie et des vivants”, ainsi que bien sûr la pensée vivante et la culture haute qui en rend compte), outre votre lecture qui me fait le bonheur de situer notre contexte et ses problèmes fondamentaux à l’échelle qu’il convient, celle des enjeux de civilisation, outre tout cela donc cette rencontre s’est faite avec deux trois poètes, dont Kenneth White déjà mentionné, et cette phrase toute simple qui pour moi scintille :
«Un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’homme et la terre. Quand ce rapport est sensible, intelligent, complexe, le monde est monde au sens profond du mot : un bel espace où vivre pleinement. Si, par contre, ce rapport est inepte, insensible, pour ne pas dire brutal et exploiteur, nous n’avons plus qu’un monde stérile et vide, un monde immonde.»
Plutôt que “rapport”, on peut lire “relation”, et je sais que l’on est toujours dans l’esprit de Kenneth White. Et par « terre », il ne faut bien sûr pas entendre une quelconque forme de localisme étroit, mais bien ce “flux de la vie et des vivants”, les éléments (moussons, mistral), les vivants, les non-humains (vagues, rochers, nuages, fleuves) etc. Et voilà donc ce que j’essaye de percevoir et d’habiter : cette relation… (qui de fait est notre habitat ; et qui nous habite ; et qui constitue une des hautes questions de la culture ; à quoi il faudrait encore ajouter le Dehors, le non codé, ce qui nous dépasse encore plus et complètement),
Et voilà qui, comme d’Artagnan, me permet de retrouver «poésie et jeunesse» (cette «innocence seconde» dont parlait Nietzsche, cette spontanéité burinée), et d’écouter et de suivre, à l’instar des recommandations d’Athos, le «principe invisible» qui est «tout»…
(Cet invisible dont l’Occident a, je le remarque soudain, une véritable peur panique)
Le parallèle entre l’évolution psychologique individuelle telle que je viens brièvement de l’évoquer dans mon cas mais que manifestement je ne suis pas seul à vivre – apathie, fatigue, perte de vitalité, puis effondrement total et possiblement alors, et alors seulement, guérison et libération , et l’évolution psychologique de notre civilisation telle que vous la tracez – fatigue psychologique, incapacité à “faire monde”, rupture et abdication de la tâche humaine, soumission à l’imposture moderne … laquelle malgré ses atours ne résout rien et ne fait que rajouter à l’incapacité de faire monde l’impossibilité de vivre… tension croissante donc jusqu’à un nouvel effondrement, qui doit être total… et possiblement alors réouverture du champ des possibles, de la vie et de la culture–, ce parallèle ne cesse de me frapper.
Il peut sembler que je mélange les deux choses, le personnel et le collectif, mais l’on sait bien que ces deux choses marchent de concert. Il n’en reste pas moins que… je ne peux m’empêcher de trouver étonnant, un peu rassurant et un peu effrayant à la fois, de vivre ceci à petite échelle, alors qu’un processus présentant des similarités et des familiarités marquantes se déroule en même temps, presque simultanément, à grande échelle… (Mais aussi, vous venez de le dire dans votre Extrait, cela se produit en cycles, de nombreux auteurs l’ayant vécu et décrit à différentes époque, dans différents contextes, au cours des ces quatre à cinq derniers siècles… Depuis en fait le début de la littérature moderne, avec Shakespeare décrivant un Hamlet, véritable Prince des modernes, premiers de ceux qui ne purent plus comprendre l’invisible et souffrirent dans un monde qui se délitait)
Voilà. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir ainsi évoqué certaines choses personnelles, d’une vie qui n’est pas plus digne d’intérêt que celle d’un autre, mais je n’ai trouvé que cette manière pour vous dire combien vos intuitions – puis votre réflexion rigoureuse et votre écriture – sont précieuses et contiennent une vérité, une simplicité, une évidence rare.
Je me sens certes peu autorisé et mal à l’aise pour ainsi en juger ou qualifier vos intuitions hautes, et ne souhaitais donc que, beaucoup plus simplement, vous apporter, dussiez-vous en avoir besoin, mon témoignage et mon sentiment que vos intuitions rencontrent quelque chose de profondément concret, une profonde vérité humaine.
Puis-je allonger quelque peu cette lettre et partager encore quelques réactions que j’ai eues à vous lire dans d’autres textes (notamment les numéros de dde.crisis de juillet et de septembre), et revenir ainsi sur quelques-unes de vos autres intuitions développées (ou faut-il dire réduites ? condensées) en concepts, et que j’en suis venu à grandement apprécier.
Il s’agit tout d’abord votre notion de mal et de votre audacieux recours à la métaphysique qui – après quelques efforts qu’il a fallu consentir pour rentrer dans ces choses si inhabituelles –, me semble singulièrement apte à dépasser les blocages rhétoriques et mentaux propres à notre culture, en proposant quelque chose qui a habilement un pied dans le système et qui permet de poser l’autre en dehors ; quelque chose qui permette d’allier la science des modernes, votre critique du moderne, et de signaler le dépassement. Soit d’allier…
… à la “vérité” de la thermodynamique, qui est de dissiper l’énergie et la matière inhomogène et de la transformer en matière informe, homogène, chaotique, en néant (2ème principe de la thermodynamique), tout en laissant la possibilité d’utiliser cette énergie en voie de dissipation pour organiser localement de l’ordre, des formes (1er principe de la thermodynamique) – ainsi de la planète Terre, îlot local et temporaire d’ordre et de structuration, dans un flux plus vaste et général de désordre grandissant, et d’autant plus grandissant que l’ordre local (la Terre) est contrebalancé par une entropie croissante à mesure (l’énergie dissipée par la Terre sous forme de rayonnement infrarouge),
… la “vérité” de notre civilisation basée sur le “choix du feu”, qui est, à seule fin d’en tirer le maximum de puissance, d’accélérer ce mouvement cosmologique vers l’entropie… mais en la gaspillant totalement, c’est-à-dire sans même profiter de cette énergie libérée pour structurer localement quelque chose, c'est-à-dire de faire encore moins bien que la matière toute seule, capable elle d’organiser localement une Terre, un tourbillon d’eau, une délicate structure cristalline argileuse, une cellule vivante ! (L’idéal de puissance, c’est littéralement libérer sans retenue le plus d’énergie possible, sans rien en faire du tout, sans même participer à la construction et au maintien d’un monde cette dernière chose supposant les notions de l’idéal de perfection, d’équilibre. Voilà bien de quoi s’effarer de cette chose, ce Mal, en compagnie de Plotin et de Guglielmo Ferrero)
… et d’en déduire, en des termes compréhensibles à l’esprit moderne, l’éternelle “vérité” humaine, qui est de rajouter à la matière et à son évolution ce souffle qui permet de faire un monde (sensu White, par exemple), ce feu qui permet localement et héroïquement de faire un monde vivable et vivant, habitable et habité, physiquement et spirituellement, etc., bref, d’ajouter à ce qui est donné par la matière (la Terre, ou la Biogée comme l’appelle Michel Serres) cette relation perçue, tissée, créée, voulue, par les humains et qui fait un monde. Encore faut-il pour cela faire un usage fin de la pensée, de l’esprit, de l’intelligence poétique, des intuitions hautes, etc., et écouter ce que tous nos ancêtres entendaient.
Que notre présent système soit littéralement l’abdication de cette tâche humaine fondamentale de faire un monde, d’entrer en relation avec comme conséquence le vide, le manque de vie et de grandeur qu’il ne ressent que trop , le moderne le comprend de plus en plus, dans ses tripes, dans sa tête, mais il ne peut pas encore l’exprimer, pas encore l’entendre. Cela viendra assez rapidement…
(Quelles furent donc les circonstances de cette fatigue psychologique qui ont mené, pour la première fois, à cette terrible abdication ? Je suppose que, si cela se situe comme vous l’indiquez de manière très convaincante autour de la Renaissance et de l’émergence de l’humanisme, cela a partie liée avec la découverte l’Amérique (la “capture surprise” de l’Amérique, comme le dit le géohistorien Christian Grataloup) ; avec la découverte d’un espace inattendu et d’un écoumène trop grand pour la culture européenne de l’époque ; avec la nécessité et l’échec, malgré les tentatives qui ont eu lieu, d’en faire un “nouveau monde” (une nouvelle culture, une nouvelle intelligence) ; avec une culture qui était à ce moment (structurellement ? conjoncturellement ?) affaiblie quant à son rapport avec le Dehors, et qui a alors, en désespoir de cause, tout misé sur la raison pour tenter de s’en sortir ; le tout suivit de près par le traumatisme prééminent des Guerres de religion qui ont incontestablement pavé le chemin vers le monde (le non monde) moderne). Il doit y avoir quelque chose de cet ordre, mais j’en suis bien incapable d’en dire plus)
Quant au surrationalisme (qui est définitivement meilleur que le transrationalisme que j’avais malencontreusement proposé en son temps), j’ai découvert qu’il avait une histoire datant du début du siècle passé, qu’il clôturait un débat sur la prétention au savoir absolu de la part des mathématiques, cette « reine des sciences » qui se voulait elle-même l’outil le plus parfait de la raison placée à la position suprême, et que l’on était arrivé à certaines conclusions nettes sur les limites de la raison. C’est, parmi d’autres choses, le théorème de Gödel, le Tractatus de Ludwig Wittgenstein («il y a ce qui s’énonce [rationnellement, logiquement], et il y a ce qui se montre», il y a ce qui ne peut que se montrer, et qu’il faut par conséquent être apte à voir, à percevoir…). Mais ce constat clair et remarquable sur les limites de la raison a été non moins remarquablement contourné par la raison qui défendait “sa” place, et c’est Turing lui-même qui fait le lien direct entre l’ancienne génération ayant acté la juste place de la raison et la nouvelle génération qui, usant du formalisme même qui démontre l’incomplétude des outils rationnels, développe l’informatique (ce qui est une jolie astuce certes) mais retombe illico presto dans la croyance à une nouvelle toute-puissance de la raison ! Décidément… ce ne devait pas être l’heure. Et c’est ainsi que l’informatique puis la biologie d’après-guerre – fortement influencée par l’informatique, aussi bien en tant que moyen technique d’investigation scientifique qu’en tant que modèle inspirant les théories (ou plutôt : étouffant l’inspiration, interdisant tout recul et toute imagination !) – en sont revenus à des modèles rationalistes et à la prétention positiviste (cette vision des choses où la raison occupe la première place, et qui est non seulement incomplète mais aveugle, en dépit – ou à cause de ses fantastiques moyens d’imagerie). C’est par exemple cette biologie synthétique que Jean-Paul Basquiat dénonce (non pas en tant qu’objet scientifique mais en tant qu’artefact technoscientifique). En tant que telle (artefact technoscientifique), elle s’écroulera d’elle-même… (D’ailleurs le système général dont elle dépend n’est lui-même pas très en forme…)
Toujours est-il que cette question du surrationalisme, à reprendre, est une bonne introduction pour permettre d’ouvrir ce chantier nécessaire et essentiel de la pensée, de la pensée vivante.
Quant au sujet d’actualité qui vous travaille actuellement, ou que vous proposez à notre sagacité, cette “poussée antisystème”, ce “mystère des ‘systèmes antisystèmes’” «
Si je me réfère à ce parallèle entre l’évolution psychologique (notamment l’effondrement) qu’un individu peut connaître et l’évolution psychologique de notre “anthroposystème” – nom qui ici justifie à lui seul la poursuite de ce parallèle –, il est alors évident que ces situations de crise multiples qui se forment spontanément comme autant de petits systèmes autonomes bloquant la situation et créant du chaos, le font pour échapper «au contrôle des acteurs principaux des situations impliquées», exactement comme dans mon cas lorsque, dans la période précédant immédiatement le burnout qui m’a mené en arrêt total, mon cerveau faisait ce que j’appelais alors de “l’auto-allumage” (j’en tremble encore), savoir que mes pensées, les problèmes multiples que j’essayais de résoudre, la situation qui m’emprisonnais et me bloquait totalement occupait l’entièreté de l’activité, comment dire : mentale ?, neuronale en tout cas : je ne parvenais à ne plus rien pouvoir décider donc faire, ne pouvait plus ne pas penser, plus ne pas être agité, mais le tout dans une inefficacité totale… Le docteur a parlé ensuite de défaut (heureusement temporaire !) de concentration, et c’était assez exactement cela : l’excès d’émotions bloquées, non évacuées, non résolues, emmagasinées et empilées (par suite de pertes, de ruptures, de solitude, d’“emprisonnement dans la tête”, d’absence de partage sensé avec autrui et de perte de contact avec la vie), tout ça a fini par faire littéralement shunter les neurones de la concentration… Au point d’en trembler physiquement et de ne plus pouvoir se reposer ni “faire le vide” ne fût-ce que cinq minutes).
Ce chaos, ce court-circuit qui disjoncte cette partie des émotions, de la pensée, de l’activité qui surchauffe, qui bloque, qui est en excès, est dans ce cas le signal et le moyen que trouve le corps pour signifier qu’il faut lâcher prise – oublier un moment tous les problèmes, toutes les tentatives d’actions “classiques” menées jusqu’ici et qui n’ont abouti qu’à renforcer le blocage fondamental, oublier tout ça, oublier son ego, s’oublier, se décentrer, lâcher toutes les tensions… ce qui a pour effet – pas automatiquement cependant : il faut vraiment être humble et silencieux et à l’écoute (mais aussi l’épuisement total ne laisse guère d’autre choix) –, de permettre d’ouvrir un nouveau possible…
Tout ça (rupture, chaos, court-circuit) se fait au niveau inconscient (au niveau de cette “grande raison” qu’est le corps comme dit Nietzsche (le corps vivant et pensant), cette grande raison qui nous a mené là en premier lieu). Le reste doit se faire en acceptant l’effondrement, en acceptant d’être sur le bas-côté, le deuil, la mort symbolique. Et de là, ensuite… Tout devient à nouveau possible (pas certain évidemment, mais quelle libération, quelle liberté soudaine, quel retour à la vie, le tout jouant avec une fragilité à mesure mais dont on se fait l’amie, et qui devient presque la garante de cette vie)
Ainsi, de même que le corps tente naturellement de revenir vers la vie en passant par le court-circuit émotionnel, signal du lâcher-prise, on peut postuler qu’un système anthropo-quelque chose favorise spontanément – dans un cas semblable de surchauffe, de perte de contact avec la vie et le réel d’emprisonnement dans la tête : dito de technologisme et de virtualisme ! –, des systèmes antisystèmes, des dynamiques qui engendrent des courts-circuits, des courts-circuits qui ont pour effet immédiat d’engendrer du chaos, de neutraliser et rendre totalement inefficace toutes les institutions et procédures habituelles du système (celles-là qui précisément mènent au blocage, à l’impasse), et qui sont autant de signaux signifiant qu’il faut lâcher prise, abandonner cette impasse, s’effondrer… Diantre !
Voilà (bis). Désolé d’avoir choisit cette voie de la (longue !) lettre personnelle plutôt qu’une construction plus élaborée que j’aurais pu apporter comme contribution sur votre site ou même comme post sur votre forum, mais en réalité je ne saurais encore comment faire : cela est, comme vous avez pu le constater, et les quelques parties plus techniques mis à part, encore trop personnel et trop récent. J’espère alors que vous trouverez dans cette lettre un peu de soutien, et un témoignage qui peut être vous permettra de vous reposer (je ne peux pas dire : penser à autre chose !) après avoir mis en ligne, comme je viens de l’apercevoir, la partie suivante de votre ouvrage, La grâce de l’Histoire.
Et si je puis me permettre, pour terminer chaleureusement, je m’exclame avec vous : vive le tigre ! Vive Poutine qui a peut-être bien
«Dieu auprès de lui» lorsqu’il agit dans cette direction, et vive DiCaprio pour avoir montré qu’il existe toujours – qui en eût douté, mais cela fait du bien de le constater parfois concrètement – des braves capables de traverser le front et de nous indiquer ainsi aussi clairement sa position (celle du front qui, il est vrai, est de plus en plus claire et tranchée)…
Christian Steiner
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