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La crise de Tony Blair bat son plein, au point où un auteur juge que l’état de “crise permanente” est désormais la façon d’être du blairisme. Il n’empêche, la situation est dangereuse. Depuis près d’un an, Blair vit au rythme de la crise irakienne, depuis six mois il ne vit que dans cela, depuis trois mois il est le seul chef de gouvernement au monde à s’avérer en être complètement prisonnier.
Comme en toute chose chez les Britanniques, particulièrement comme dans toutes les choses catastrophiques et les revers paralysants, il y a au départ la brillante intelligence pratique du Britannique, — “pratique”, c’est-à-dire débarrassée de tout scrupule inutile, volontiers cynique, imperturbable dans le mensonge quand le mensonge est pour le bien de ce qu’on juge être bien (en général, le pays, right or wrong). Blair est donc prisonnier de son intelligence et de son brio passés autant que de l’Irak. Il est prisonnier de l’impeccable organisation qu’il mit en place pour faire passer une pilule imbuvable : la guerre contre l’Irak, sans raison autre que le caprice stratégique et analytique de quelques allumés washingtoniens. Il est prisonnier et soumis en permanence à la question, celle de ses amis politique et celle de ses administrés. Blair peut perdre son trône dans l’aventure. Il n’aura pas déçu es amateurs de paradoxes même s’il nous a déjà déçu : cet homme complètement contradictoire a été autant décevant qu’il fut prometteur, pour ainsi avoir gâché ce que la fortune politique lui avait donné comme potentialités.
Il nous semble approprié de publier aujourd’hui sur le site cette rubrique Contexte de notre de defensa papier du 25 février 2003, consacré au “système Blair” de manipulation virtualiste.
On rappelle quelques événements de quelques jours, entre fin janvier et début février (on trouve plus de détails sur l'événement envisagé dans notre rubrique Journal) :
• Le 30 janvier, l'équipe du Premier ministre britannique, dirigée par le désormais célèbre Alastair Campbell, publie un rapport impressionnant sur diverses turpitudes de l'Irak par rapport à la résolution 1441.
• Le 5 février, à l'ONU, Powell cite ce rapport britannique parmi ses "preuves" (« a fine paper »)
• Le 7 février, le groupe CASI diffuse sur Internet une longue analyse montrant que ce rapport plagie sur plus de 16 pages, mot pour mot, deux documents privés, publiés il y a 10 et 5 ans.
• Les 8 et 9, divers éditoriaux, jugements, etc, condamnent avec sévérité l'équipe Blair.
En trois, quatre jours, le crédit du Premier ministre britannique se trouve gravement entamé par cette affaire. Cela fait partie d'un ensemble d'événements qui ont contribué et contribuent à rendre de plus en plus fragiles la position de Tony Blair et, au-delà, le parti belliciste anglo-saxon (UK + USA) et la perspective de la guerre contre l'Irak. « Cette affaire, observe une source britannique, a rendu l'équipe de Campbell extrêmement prudente et l'a freinée dans son action, et elle a aggravé les rapports du gouvernement et des services de renseignement dans une mesure jamais vue auparavant. »
On pourrait presque parler d'un choc psychologique que certains pourraient être amenés à juger décisif si, dans le futur immédiat, certains événements se produisaient (on pense à la démission de Tony Blair, qu'on évoque). Le faux a été ressenti comme un abus de confiance proche d'être intolérable, surtout par les journalistes et commentateurs. Peut-être s'agit-il d'une crise de confiance majeure qui s'est nouée à cette occasion, entre le pouvoir et les élites, notamment médiatiques, qui l'accompagnent. On verra.
Pour notre part, nous voudrions observer cette “crise dans la crise” d'un point de vue spécifique, qui est celui des nouvelles conditions du pouvoir introduites par la communication, — celles qui lui sont favorables et celles qui lui sont défavorables.
D'une façon caractéristique, le travail de l'information (la “gestion”) est assuré dans le Coalition Information Center (CIC), présenté comme « une unité du Foreign Office mise en place par Mr. Campbell ». En réalité, le CIC est directement rattaché aux services du Premier ministre, et sa filiation avec le Foreign Office n'est plus que de pure forme. Alastair Campbell avait quitté Tony Blair un peu avant le 11 septembre (Campbell, ce maître de la propagande optimiste et conquérante sur les entreprises du Premier ministre et le destin du monde, est un personnage plutôt d'allure renfrognée, voire sinistre, qui a été victime d'une dépression sévère) ; il a été rappelé d'urgence après le 11 septembre, lorsque la crise s'est installée dans la gravité et la durée. II a pris en main la manipulation de l'information pour Tony Blair. C'est là qu'il prend en charge le CIC. En fait, son intervention ressemble, par certains aspects, à celle qu'il fit à l'OTAN, en mai 1999, lorsqu'on jugea que les services d'information de l'OTAN (Jamie Shea et le reste) ne donnaient pas satisfaction.
Campbell constitue son équipe avec des personnes issues du milieu du marketing et de la publicité, dont certains assez peu expérimentés. II semble que ce soit un membre de cette équipe « jeune et inexpérimenté » (d'après le Daily Telegraph) qui soit l'auteur du document et, par conséquent, de la faute commise (plagiat d'un texte de thèse d'un étudiant américain et d'un article de Jane's Intelligence Review). Mais cette explication, qu'elle soit ou non conforme à la réalité, n'a qu'une importance relative. L'essentiel est bien que ces “spécialistes” ne le sont en fait pas du tout dans les matières traitées, les questions de sécurité, les questions de politique de défense, la question irakienne, etc ; ils sont “spécialistes” des façons de “travailler” un texte, de l'effet que telle ou telle orientation peut produire, de l'effet à attendre d'une phrase, etc. II a été ainsi expliqué que le choix de textes très vieux (10 ans et 5 ans) a été déterminé par « l'espoir que cette antériorité assez longue empêcherait la reconnaissance de ces anciens textes repris par le rapport » ; on comprend la “technique”, même si, aujourd'hui, on peut être fondé à la juger naïve. II est assez curieux que ces “spécialistes” des questions de communication ne pensent pas qu'on peut effectivement, aujourd'hui, aisément retrouver un texte vieux de 5 ou 10 ans grâce aux moteurs de recherche disponibles sur Internet.
Le travail du CIC de Campbell n'a rien à voir, ni avec la question irakienne, ni avec la question des armements, ni avec les menaces des armes de destruction massive, etc. Vu l'importance du CIC dans la stratégie de Tony Blair, on peut comprendre qu'effectivement le fonctionnement de cette sorte de “mini-gouvernement” qu'est devenu le 10, Downing Street (cette concentration illustre bien l'isolement de Blair au sein de son gouvernement) ne réponde plus qu'à des règles de marketing et de communication, sans réel souci de la substance, et que ces règles de marketing et de communication soient celles que suit le CIC. Historiquement, Blair a décidé (à un moment donné qu'il n'est peut-être même plus intéressant de déterminer) qu'il suivrait les USA dans cette aventure — et, dès lors, la réalité ne joue plus de rôle, même si, apparemment, c'est à partir de la réalité qu'on aurait choisi un tel engagement.
Ainsi, le scandale du rapport plagié nous donne-t-il un coup d'oeil privilégié sur la façon dont fonctionne l'équipe Blair (c'est-à-dire, l'équipe du 10, Downing Street). Ce “gouvernement dans le gouvernement” menant une affaire politique bien réelle de la plus haute importance, n'est fondamentalement intéressé par aucune référence ni pour la politique, ni pour la réalité. De façon assez caractéristique, enfin, la structure du pouvoir britannique dans ce cas, se rapproche assez de celle de l'administration US, avec des petites équipes repliées sur elles-mêmes, utilisant des services officiels sans les consulter ni les informer sur les orientations politiques et ainsi de suite.
Pour prendre une formulation dramatique qui n'est pas fausse, on dira que ce que nous venbns de décrire, cette machinerie mise en place au coeur du pouvoir de Tony Blair, est une sorte de “coup d'État permanent” (pour ce cas, la formulation du titre du livre de Mitterrand convient) du monde de la communication, de cette équipe de communication, réalisé aux dépens d'un pouvoir politique qui a abdiqué toute prétention à être ce qu'il devrait être. La chose est accomplie de façon complète, sans plus rien laisser à la réalité, au point où l'on en vient à négliger les précautions élémentaires : le contenu d'un rapport, ce qui “devrait être” la réalité aux yeux des autres (des lecteurs, dans ce cas), est confié à un sous-fifre sans expérience. Ainsi sa plus grande préoccupation n'est-elle pas le crédit qu'on peut accorder au montage qu'il fait, disons la qualité du faux, mais bien des considérations annexes, — la principale ayant été, dans ce cas, de plagier des documents assez vieux pour qu'on ne risque pas trop de se souvenir de l'époque du temps du plagiat ; en un sens, si le jeune homme chargé du faux avait trouvé une analyse de la duplicité de Saddam, ou “faisant fonction de”, datant de la bataille de Hastings, il l'aurait choisie, à peu près sûr qu'aucun journaliste londonien ne se souvient du Saddam du temps de la bataille de Hastings.
C'est là que les choses se colorent d'une ironie considérable. Le monde de la communication, dans son ivresse de conquête, a créé un outil qui devait tous nous conquérir : Internet. En nous donnant accès à toute la connaissance possible à la vitesse de la lumière, Internet devait nous rendre vulnérables à l'infini aux entreprises de l'idéologie de la communication. Effectivement, les choses deviennent ironiques parce que le contraire se produit : grâce à Internet, ce sont toutes tes entreprises de l'idéologie de la communication qui sont à notre portée. En quelques heures, un empêcheur de tourner en rond (un professeur de Cambridge) lit le rapport, trouve que cela lui rappelle quelque chose, en tire l'une ou l'autre phrase, les balance sur tel et tel moteurs de recherche, voit enfin réapparaître les documents plagiés. Le tour est joué, à la vitesse de la lumière.
Le plus extraordinaire dans le “coup d'État permanent” de l'idéologie de la communication, c'est qu'il est potentiellement mis à nu dans l'instant où il se manifeste, au moindre écart, à la moindre sottise qui vient à titiller un internaute ou l'autre, — et l'on sait désormais que l'un et l'autre, écart et sottise, sont monnaie courante. Effectivement, ce “coup d'État” agit sur la forme, sur la façon (comme dit une couturière) si l'on veut, et il ne prête aucune attention au contenu. Il néglige complètement le domaine intellectuel, se laisse complètement à découvert, se laisse emprisonner dans une infinie vulnérabilité. C'est que, dans ses rapports avec le pouvoir politique, ce pouvoir politique se déchargeant de tout, y compris de la pensée, sur lui, le monde de la communication a cru qu'on ne lui demandait qu'une approche technique du problème technique à résoudre.
Le résultat paradoxal est qu'on se fait prendre parfois (l'affaire du rapport), et qu'en plus, on se montre d'une extraordinaire inefficacité. En effet, en ne s'occupant que de la forme, on s'est privé de tous les moyens pour ce qui concerne le fond, bien entendu, — alors que c'est le fond qui fait l'efficacité de ces pièces.
C'est bien sûr ce qui se passe dans cette monumentale affaire irakienne depuis 14 mois : que tous ces gens n'aient pas réussi à nous fabriquer quelque preuve irréfutable de la culpabilité de Saddam, avec tous les moyens dont ils disposent, des flots d'argent sans compter, des bureaucraties par pléthores, une absence de scrupule sidérante, tout cela nous fait mesurer les limites d'un exercice qui ne s'intéresse qu'à l'effet. On en convient donc aussitôt : ce qui caractérise ces gens de la communication pratiquant leur “coup d'État permanent”, c'est moins leur totalitarisme, bien qu'il soit bien réel au reste, que leur stupidité sans bornes pour l'appliquer.