“Leur monde” menace le monde

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“Leur monde” menace le monde

14 septembre 2013 – Nous employons à dessein le mot “les savants”, vieille expression archaïque et du bon sens populaire pour désigner les scientifiques, les hommes de science, ceux qui savent et ceux qui peuvent, ces gens instinctivement jugés comme “responsables” parce que leurs connaissances et leur supposée haute culture leur donnent le sens de la responsabilités ; ils sont aussi “les responsables”, ceux qui, par les responsabilités directes (leurs fonctions) ou indirectes (leur influence) qu’ils ont assumé et assument, portent la responsabilité de l’état des choses et, plus généralement, de l’état du monde. Ainsi, dès cette introduction, doit être marquée l’ambiguïté du projet qui vient d’être lancé à l’université de Cambridge dans le cadre d’un Centre pour l’Étude des Risques Existentiels (Center for Study of Existential Risk, ou CSER, dont le site qui vient d’être établi est désigné cser.org).

Bien entendu, c’est un projet britannique et anglo-saxon, bien entendu c’est un projet qui est couvert de toutes les sommités possibles du même monde du suprématisme anglo-saxon qui prétend dominer et redessiner constamment monde, bien entendu c’est un projet habillé de toutes les vertus possible. Le “savant”, depuis qu’il s’est fait moderniste après avoir organisé le monde de la modernité fondé sur la toute-puissance de la science, sait parfaitement à la fois créer de formidable nouveautés saluées comme des avancées sublimes de la connaissance propre à la modernité et qui s’avèrent à l’usage des monstres incontrôlables ; à la fois sonner l’alarme au nom du bon sens et de la culture scientifique pour dénoncer ces monstres qui mettent l’humanité en danger. On a déjà vu ce cycle avec l’aventure atomique et nucléaire de ceux qui créèrent l’arme atomique et nucléaire pour qu’elle soit utilisée et qui, saisis d’effroi devant l’horreur métaphysique de leur créature, furent les premiers à en dénoncer l’usage sinon l’existence. Ils sont responsables en tout mais jamais coupables, la “patate chaude” étant alors passée aux responsables politiques qui suivent aveuglément leurs mentors scientifiques. (Plus récemment de façon évidente, le corporate power, qui a pris les commandes dans nombre de domaines, devrait être aussi le destinataire de la “patate chaude”. Mais “les savants” sauront-ils le dire, au risque de froisser leurs sponsors ? Ils ont engagé dans leurs rangs, au sein du CSER, le fondateur de Skype, Jaan Taallin, ce qui est aussi bien une habileté qu’une mesure de prudence, voire de contrainte.)

Divers articles de la presse londonienne et d’autres rapportent la création du CSER, après une conférence de presse de leurs créateurs, à la tête desquels on place l’astronome Lord Rees et où l’on trouve des sommités incontestables tel le physicien Stephen Hawkins. Nul doute que le CSER, qui commence à réunir ses sponsors, sera couvert de l’or du corporate power qui, à l’image des “savants”, sait assumer au nom de sa promotion publicitaire et morale ses responsabilités de sauvegarde de la planète, alors qu’il est responsable de la plupart des maux qui la menacent de mort. On lira le Daily Mail du 12 septembre 2013 et on cite ici The Independent du même 12 septembre 2013.

«Lord Rees of Ludlow, the astronomer royal and past president of the Royal Society, is leading the initiative, which includes Stephen Hawking, the Cambridge cosmologist, and Lord May of Oxford, a former government chief scientist. The group also includes the Cambridge philosopher Huw Price, the economist Partha Dasgupta and the Harvard evolutionary geneticist George Church. Initial funding has come from Jaan Tallinn, the co-founder of Skype. “Many scientists are concerned that developments in human technology may soon pose new, extinction-level risks to our species as a whole,” says a statement on the group’s website.

»Lord Rees said in his closing speech to the British Science Festival in Newcastle this evening that the public and politicians need the best possible advice on low-risk scenarios that may suddenly become reality, with devastating consequences. “Those of us fortunate enough to live in the developed world fret too much about minor hazards of everyday life: improbable air crashes, carcinogens in food, low radiation doses, and so forth,” Lord Rees told the meeting. “But we are less secure than we think. It seems to me that our political masters, should worry far more about scenarios that have thankfully not yet happened – events that could arise as unexpectedly as the 2008 financial crisis, but which could cause world-wide disruption,” he said.»

»Professor David Spiegelhalter, an expert in risk at Cambridge University, said that our increasing reliance on technology and the formation of complex interconnected networks is making society more vulnerable. “We use interconnected systems for everything from power, to food supply and banking, which means there can be real trouble if things go wrong or they are sabotaged,” Professor Spiegelhalter said. “In a modern, efficient world, we no longer stockpile food. If the supply is disrupted for any reason, it would take about 48-hours before it runs out and riots begin,” he said. [...]

»There is a need for a more rational approach to the low risk events that could have devastating consequence because politicians tend to think of short-term problems and solutions while the public is in denial about scenarios that have not yet happened, [Lord Reed] said.“The wide public is in denial about two kinds of threats: those that we’re causing collectively to the biosphere, and those that stem from the greater vulnerability of our interconnected world to error or terror induced by individuals or small groups,” Lord Rees said. “All too often the focus is parochial and short term. We downplay what’s happening even now in impoverished, far-away countries and we discount too heavily the problems we’ll leave for our grandchildren.”»

Les “dangers” que vont examiner en priorité “les savants” sont classés en huit catégories : la “technologie intelligente”, les “attaques cybernétiques”, les “infections par virus artificiels”, les “interférences dans la distribution de l’alimentation”, les effets du désordre climatique, les “pandémies à diffusion rapides”, “la guerre” due à des problèmes de survie, l’“apocalypse nucléaire”. Dans ce catalogue publié par le Daily Mail, on trouve en tête les deux domaines mentionnés, et particulièrement le premier qui est remarquablement présent dans les diverses interventions de présentation du CSER. Ils ont tous deux à voir avec le développement extrême des technologies de la communication et de l’information, comme des créatures du système du technologisme activées, exponentiellement ou monstrueusement c’est selon, par les exigences du système de la communication.

«Intelligent technology: A network of computers could develop a mind of its own. Machines could direct resources towards their own goals at the expense of human needs such as food and threaten mankind.

»Cyber attacks: Power grids, air traffic control, banking and communications rely on interconnected computer systems. If these networks collapse due to action by enemy nations or terrorists, the paralysis could result in society breaking down.»

Notre intérêt va à la mise en évidence du danger de la “technologie intelligente”, – expression bien plus large et beaucoup moins vertueuse que celle d’“intelligence artificielle”, qui englobe en elle-même le concept d’“intelligence artificielle” mais aussi les moyens afférents de communication et d’information. (L'emploi du singulier dans l'expression “technologie intelligente” est aussi significative d'une substantivation du monstre ainsi apparu, qui met involontairement ou inconsciemment en accusation le fait du technologisme. L'équivalent français employé ici est encore plus significatif, et il l'est volontairement dans notre chef.) La question du danger de la “technologie intelligente” a littéralement explosé ces trois derniers mois selon le schéma des merveilles de la modernité devenues monstruosités de la modernité, cette actualité ayant d’ailleurs quitté les domaines spécialisés de ces phénomènes pour pénétrer dans les domaines de l’actualité générale et politique la plus pressante. La mue est extraordinairement rapide à cet égard, aussi rapide que le passage de la surpuissance à l’autodestruction. L’explication conjoncturelle de cette rapidité est à mettre notamment au crédit de deux événements quasiment parallèles, et complètement antagonistes, mais l’un et l’autre renforçant leur propre importance réciproque sans aucun doute.

• Ce que nous nommons la “crise Snowden/NSA” est largement documentée depuis plus de trois mois, sur ce site ; elle l’est, notamment, dans le sens de ses dimensions à prétention mystique et eschatologique, – que ce soit du fait de la NSA et de ce qu’elle est, ou plutôt prétend être (voir le 30 juillet 2013), que ce soit du fait de ce que nous découvrons de la vérité de la NSA comme une entité monstrueuse que plus personne ne parvient à contrôler ni même à comprendre (voir dernièrement le 13 septembre 2013). On peut dire ainsi que Snowden, en plus de ce qu’il nous a apporté dans la situation générale des relations internationales et dans la situation de la sécurité dans les relations internationales, enfin dans la situation intérieure de la sécurité nationale aux USA, nous a ouvert à l’existence d’une situation effectivement eschatologique dans le chef du modèle par excellence (!) rassemblant tous les moyens électroniques et informatiques disponibles les plus avancés regroupés en une entité opérationnelle. Il nous a fait comprendre que le résultat obtenu est littéralement monstrueux, avec des conséquences potentielles catastrophiques en faisant découvrir l’évolution d’une telle puissance hors de tout contrôle et de toute compréhension de ceux qui l’ont créée et sont censé la diriger. Pour ce qui concerne la situation considérée elle-même d'un point de vue opérationnel étroit, le résultat général obtenu et constaté, plutôt heureux, est certes, en général, le chaos, l’inefficacité et l’incompétence de l’artefact (la NSA). Aussi l’apport de la crise Snowden/NSA dans ce cas est plutôt la poussée massive d’une prise de conscience de la fragilité, de l’incontrôlabilité, de l’errance, de la contre-productivité, voire et surtout de la sauvagerie et de la barbarie de ces énormes systèmes à la constitution desquels pousse d’une façon pressante qui interdit toute possibilité de réflexion le développement en accélération exponentielle des technologies incluse dans la “technologie intelligente” (communication, information, intelligence artificielle).

• L’émergence des ambitions du corporate power le plus avancé du point des vues ambitions “humanistes”, c’est-à-dire d’un “humanisme” inverti, s’est manifestée de plusieurs façons... On sait, par les textes référencés ci-dessous, qu’il s’agit de projets concrets de certaines entreprises, notamment de l’internet, telle que Google, pour faire évoluer très rapidement leurs capacités technologiques vers la création d’artefacts, ou d’ensembles d’artefacts, capables de se substituer à l’intelligence humaine, voire de surpasser l’intelligence humaine dans les domaines qui impliquent le contrôle de la puissance et du pouvoir. Les délais envisagés sont extrêmement courts, entre cinq et dix ans pour les premiers résultats effectifs, avec une accélération constante au-delà, dans un domaine où les prévisions ont toujours été dépassées dans le sens de l’amélioration (!). (Voir deux textes récents sur ce sujet, le 13 mai 2013 et le 7 juin 2013.)

Il nous paraît essentiel de noter que la simultanéité des événements qui sont signalés dans ces textes, avec la crise Snowden/NSA, est un élément qui n’apparaît qu’à la seule compilation coordonnée des deux, et qui apparaît également n’avoir aucun lien de coordination ordonnée, préparée ou arrangée : on ne peut lier la décision de Snowden de faire défection, préparée depuis 2009 et accomplie courant mai, avec les déclarations faites par les dirigeants de Google, notamment, courant mai. De ce point de vue, cette simultanéité finit par imposer un sentiment de trouble extrême, comme si ces signaux d’alarme semblaient provenir d’une même inquiétude qui n’a rien d’humain, et l’importance de l’alarme étant fortement décuplée par cette simultanéité.

Notre hypothèse, fondée sur une conviction évidente, est que ces événements de ces derniers mois ont pesé sans nul doute sur la décision des membres constitutifs du CSER de donner autant d’importance au “risque” recélés par la “technologie intelligente”. Ce domaine n’apparaît nullement, à cette place, dans un projet qui embrasse une situation générale, dans ce qui a précédé dans cette activité de l’appréhension des risques du développement du Système. Il s’agit évidemment d’un point d’une importance extrême, comme cela apparaîtra dans notre commentaire général.

Évolution du catastrophisme

Les temps changent, et vite en plus, vraiment très vite. On verra qu’ils changent de plusieurs façons, notamment dans le chef de ce que nous désignerions comme les élites-Système, comprenant aussi bien les directions politiques que les milieux scientifiques consacrés, académiques et installés, dans les domaines les plus larges de la futurologie et de la prospective considérés comme une tentative rationnelle de percevoir les conditions des temps à venir. Parallèlement, futurologie et prospective tendent de plus en plus à s’alourdir des conceptions portées par le catastrophisme, non plus comme une science d’étude du passé mais comme une discipline portant sur les conditions de l’avenir très proche (voir l’assez-optimiste catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy). La futurologie et la prospective ne sont plus aujourd’hui des disciplines d’études des progrès futurs mais des dangers futurs, crise(s) oblige(nt).

Nous ferons alors une comparaison avec un autre événement, vieux de sept ans, pour constater l’évolution des élites-Système, politiques et scientifiques, face à la pression générale, de type eschatologique, qui s’exerce contre l’ensemble civilisationnel tel qu’il a été modifié et conduit par le Système dans la période de la modernité. Ce qui est en effet remarquable dans ce cas, avec cette comparaison, c’est la rapidité de l’évolution de la perception des menaces, et des réactions de ces élites-Système, notamment scientifiques. L’événement de référence est l’alerte à la crise climatique et environnementale qui eut lieu à l’automne 2006, à partir du “rapport Stern” (voir le 27 octobre 2006), réalisé pour le gouvernement britannique. Il n’est pas question ici de sacrifier à la polémique concernant le réchauffement climatique (on sait ce que nous en pensons, – voir le 18 juillet 2011), mais bien de considérer cette “alerte” dans sa réelle dimension. Elle concernait la crise climatique dans sa dimension environnementale générale, c’est-à-dire la crise climatique comme un des facteurs eschatologiques d’accélération de cette crise environnementale, avec la responsabilité du Système dans sa dimension de production d’éléments déstructurants et dissolvants de l’environnement, en un mot de “destruction du monde”. Très rapidement, l’enjeu était fixé, avec une perspective de destruction de nos société et de nos systèmes économiques et sociaux au sens large, – mais dans un délai encore acceptable, on veut dire “gérable” (voir par exemple le 29 décembre 2006).

Le “rapport Stern” était un document recommandant une stratégie de lutte contre ce processus, avec comme philosophie implicite qu’il existait effectivement une possibilité d’infléchir la courbe générale de déstructuration et de dissolution de l’environnement. Il s’agissait de la filière générale de négociations diverses concernant la régulation de production de gaz à effets de serre, de transformation des processus de production d’énergie et de sources d’énergie, etc. Il s’agissait donc d’une sorte de “plan général” de contre-offensive, pour infléchir d’une façon décisive le fonctionnement du Système et éviter les principaux effets catastrophiques de la crise environnementale. En un sens, la menace eschatologique de la crise environnementale n’était justement pas perçue comme eschatologique, puisqu’il était admis qu’une action concertée pouvait en écarter les principaux effets.

Sept ans plus tard, avec la création du CSER comme événement symbolique, on peut mesurer le chemin parcouru dans le sens de la dégradation extraordinairement rapide de la situation, et l’impuissance totale des élites-Système à incurver la course du Système. C’est à ce point, dans le domaine le plus spectaculairement effrayant de la “destruction du monde”, qu’on peut mesurer la validité matérielle, – dans le domaine de la Matière elle-même, censée être pourtant le moteur du Système, – que l’équation surpuissance-autodestruction prend toute sa force. La création du CSER signale en effet, principalement, deux grands constats, qui prennent acte de la modification complète de la perception de la situation par rapport à “l’époque” du rapport Stern.

• Le premier de ces constats est l’abandon complet de toute possibilité d’incurver la ligne de développement du Système d’une façon organisée, de l’intérieur du Système, en pleine collaboration “raisonnable” avec lui sinon sous ses auspices. C’est de facto l’acceptation complète de l’équation surpuissance-autodestruction, donc la reconnaissance implicite du caractère malin sinon maléfique du Système. Le CSER est mis en place, non pas pour changer la ligne de développement du Système, mais pour appréhender les menaces et les risques innombrables que cette ligne de développement suscite, comme une ligne de défense contre les attaques de destruction venue du cadre dans lequel on se trouve, et qu’on continue d’ailleurs à glorifier dans un élan schizophrénique qui ne se dément pas. C’est un constat complet d’échec de la ligne de contre-attaque avec l’aval et la collaboration du Système suggérés par le rapport Stern et la confirmation que le Système règne absolument sur notre destinée selon ses conceptions à finalité autodestructrices, qu’aucune force humaine n’est capable de lui résister d’une façon constructive, y compris et principalement, sinon exclusivement, les forces internes au Système qui voudraient incurver sa course en un sens “pour son Bien”, pour le sauver de lui-même.

La prétention des constituants du CSER à se concentrer sur les risques “à long terme” sous prétexte que les directions politiques du Système ne s’intéressent qu’au court terme est dérisoire au vu des événements en cours et de leur signification. Le “long terme” n’est envisageable que si le “court terme” est maîtrisé, ce qui semble absolument hors de question, et les risques majeurs envisagés par le CSER devant finalement se manifester sur ce “court terme”, comme ils le font d’ores et déjà. Rejeter implicitement la responsabilité de la situation sur les directions politiques est spécieux et sophistique, – ce qui n’est pas nouveau pour la communauté scientifique représentative de la science de la modernité. La politique suivie par cette communauté scientifique a toujours été du type “responsables mais pas coupables” (“responsables” envisagé dans le bon sens intellectuel évoluant vers le sens factuel négatif), développant tous les progrès, le plus souvent selon les impulsions politiques et économiques, et donc plaçant les directions politiques devant des conséquences impossibles à maîtriser, pour pouvoir mieux les accuser de cette impuissance. Par ailleurs, les directions politiques ont été mises dans cet état d’impuissance par une conjonction de forces de production qui les ont privé de leur pouvoir, – aussi bien la communauté scientifique que les forces financières et le corporate power qui collaborent toutes trois ensemble, selon les règles de développement du Système. La responsabilité est totale et très équitablement partagée, et le refus de la culpabilité de chacune de ces forces que l'on peut accepter comme étant de bonne foi revient à reconnaître que le Système domine tout et que ces forces ne font qu’acquiescer à cette domination. Le facteur concret de l’impuissance des directions politiques, occupées à s’entredéchirer pour des questions pseudo-stratégiques relevant de l’excitation permanente du système de la communication et de l’hybris avec des “rêveries d’empire” se référant au modèle romain, est le triste et singulièrement ridicule complément de la description de cette situation.

• Mais certes, le fait le plus remarquable du CSER par rapport à l’époque du rapport Stern, c’est l’extraordinaire élargissement de la palette des risques et, surtout, comme on l’a vu plus haut, l’introduction massive, pressante, presque immédiate, du risque devenu majeur de la prise du pouvoir par la “technologie intelligente” représentant ainsi l’accomplissement de la complète inversion maléfique du progrès scientifique issu de la modernité. La science moderne singe ainsi parfaitement, dans un symbolisme remarquable, l’équation surpuissance-autodestruction du Système.

En un sens, l’introduction tonitruante de ce facteur de risque qui prend de facto la première place, en raison de son inéluctabilité et de l’extrême proximité de l’opérationnalisation de la menace, constitue un symbole d’une puissance extraordinaire, capable de tout renverser en accélérant la crise d’effondrement du Système. Pour rester dans la concrétude la plus immédiate, on constate désormais un courant qui ne cessera de grandir à notre sens, jusqu’à des occurrences de rupture dramatique, selon lequel la mise à jour de la situation d’incontrôlabilité totale de la NSA, en même temps que de ses caractères destructeurs et complètement erratiques, ne laisse plus qu’une voie possible : la destruction du monstre. (Les prémisses de cette perception apparaissent dans les commentaires des responsables eux-mêmes, comme on voit avec les réactions récentes de James Clapper sur l’utilité du débat sur la NSA, sur l’inéluctabilité de certaines mesures qui seraient prises par le Congrès, etc.) C’est le sens implicite de l’article du professeur de droit Yochai Benkler, directeur de Centre Berkman pour les problèmes de l’internet vis-à-vis de la société, à l’université d’Harvard, dans le Guardian du 13 septembre 2013 sur la nécessité de “dompter le monstre NSA” («Time to tame the NSA behemoth trampling our rights»), – c’est-à-dire, parlons clair, de le détruire, au constat qu’il se révèle être comme un cancer implanté au cœur de notre organisme. (Réplique de la fameuse parabole du film 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick, avec l’équipage du vaisseau spatial détruisant l’ordinateur central HAL qui avait pris le pouvoir.)

«The NSA scandal is no longer about privacy, or a particular violation of constitutional or legislative obligations. The American body politic is suffering a severe case of auto-immune disease: our defense system is attacking other critical systems of our body.»

Il ne s’agit pas ici de spéculer sur la possibilité de cette “destruction”, mais bien de mesurer l’avancement foudroyant de la perception pressante de la puissance des menaces, et de leur immédiateté. Ce qui est dit de la NSA, qui était absolument impensable il y a trois mois, dans l’époque “pré-Snowden”, doit être dit du Pentagone, de la structure financière, du système d’éducation et d’entertainment qui détruit l’esprit et réduit la pensée, de la politique-Système, etc., c’est-à-dire du Système as a whole, dans toutes ses manifestations et ses productions qui sont nécessairement autodestructrices. De ce point de vue, l’irruption de la menace directe de la “technologie intelligente” représente le plus formidable symbole qu’on puisse imaginer pour bouleverser les psychologies et les esprits qu’elles alimentent de fond en comble, symbole issu d’une science-fiction crépusculaire s’imposant comme une réalité pressante, de l’intime connexion, jusqu’à l’identité complète, de la surpuissance et de l’autodestruction, de la destruction du monde et de notre propre destruction. La question n’est pas ici de mesurer les forces en présence, les chances de ceci ou de cela (voir le propos sur la NSA), mais de comprendre que cette réalisation massive, écrasante, absolument bouleversante de cette menace, est en train de se répandre comme une trainée de poudre. La réalisation que le Système est un producteur eschatologique de métastases, et désormais rien que cela, est un événement fondamental, dont la création de CSEP est un signe indubitable.

Encore une fois, – nous ne le répéterons jamais assez, — il ne s’agit pas ici d’établir une prospective et d’annoncer une riposte du sapiens, ou d’annoncer qu’une riposte du sapiens est impossible. Ces spéculations sont complètement aléatoires et inutiles, parce qu’évidemment hors de notre capacité intellectuelle : à mesure qu’ils se produisent, ces événements eux-mêmes, énormes et eschatologiques (hors de notre contrôle, voire de notre compréhension), bouleversent nécessairement les perspectives. Il s’agit d’observer le phénomène en cours et d’avancer l’hypothèse que l’étape suivante et ultime est la réalisation de la véritable nature du Système, de sa dimension eschatologique, de la nécessité d’appréhender la situation qu’il impose comme sa propre nature d’un point de vue métaphysique, avec tous les bouleversements afférents qui mettent en cause de façon radicale le sens, ou l’absence de sens de cette civilisation dégénérée en contre-civilisation, et la pertinence fondamentale de la modernité elle-même. De tels constats doivent produire de tels bouleversement dans notre psychologie qu’ils conduiront nécessairement l’esprit à s’ouvrir à des prolongements impensables jusqu'alors ; de là, la possibilité ouverte d’événements à mesure qui seront imposés aux sapiens dès lors que leur psychologie aurait inconsciemment acquiescé à leur nécessité.