Leur morale qui les enchaîne

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Les dirigeants politiques du bloc américaniste-occidentaliste (BAO), engagés dans l’expédition libyenne, dans les conditions qu’on sait, se trouvent constamment dans l’obligation de justifier moralement cet engagement. L’argument moral n’est pas qu’un maquillage sans importance qu’on peut laisser de côté une fois qu’il a servi en une circonstance pressante, loin de là. On ne dit pas qu’il n’est pas faux, hypocrite, trompeur, etc. ; il est peut-être tout cela, – quoique ces affirmations doivent être analysées de plus près, – et il est sans doute aussi accompagné d’une part de conviction ; mais, surtout, il est d’une extrême importance politique, dans une époque où la communication (système de la communication) est l’un des principaux canaux de la puissance politique.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’intervention du Secrétaire au Foreign Office William Hague, qui est signalée dans le Guardian du 22 mars 2011. Cette intervention est impressionnante par l’importance qu’accorde Hague aux événements de ce que nous nommons la chaîne crisique, née le 19 décembre 2010 avec les événements de Tunisie.

«…William Hague, the foreign secretary, declared that the Arab spring is likely to be more significant than 9/11. Hague told the Times CEO Summit Africa: “We are only in the early stages of what is happening in north Africa and the Middle East. It is already set to overtake the 2008 financial crisis and 9/11 as the most important development of the early 21st century, and is likely to bring some degree of political change in all countries in the Arab world.” “This is a historic shift of massive importance, presenting the international community as a whole with an immense opportunity. We believe that the international response to these events must be commensurately generous, bold and ambitious.”

»The foreign secretary added that the international action against Libya – and the demands for freedom – meant that Robert Mugabe and other authoritarian leaders in Africa would eventually face justice. Hague said: “Governments that use violence to stop democratic development will not earn themselves respite forever. They will pay an increasingly high price for actions which they can no longer hide from the world with ease, and will find themselves on the wrong side of history. Governments that block the aspirations of their people, that steal or are corrupt, that oppress and torture or that deny freedom of expression and human rights should bear in mind that they will find it increasingly hard to escape the judgment of their own people, or where warranted, the reach of international law. The action we have taken in Libya, authorised by the United Nations Security Council, shows that the international community does take gross violations of human rights extremely seriously.”»

Hague n’y va donc pas avec le dos de la cuillère : placer en importance historique la chaîne crisique, ci-devant “printemps arabe” ou “révolution arabe”, au-dessus de la date archi-sacrée de 9/11 (et au-dessus du 9/15 de 2008), voilà bien de l’audace qui confine au sacrilège. Il n’est pas sûr que les cousins-parrains d’Outre-Atlantique, qui restent arc’boutés sur la métaphysique bidouillée de l’attaque du 11 septembre pour justifier leur grotesque vanité américaniste, apprécient outre mesure. Cela doit nous instruire, dans tous les cas, sur le besoin des dirigeants politiques de notre Système de se barder d’arguments moraux pour donner une justification (morale, cela va de soi) à des actions telle que celle qu’ils ont entreprise en Libye.

Cela n’est pas indifférent et cela va bien au-delà de l’anecdotique de ces esprits en quête de justification d’eux-mêmes. Certes, cette “justification d’eux-mêmes” existe et vaut d’être mentionnée et répertoriée ; elle mesure, a contrario, la fragilité psychologique qui accompagne leur décision de se lancer dans la campagne libyenne, et la conscience qu’ils ont de cette fragilité, par conséquent leur vulnérabilité en cas d’événements difficiles ou d’enlisement dans cette campagne. Cela constitue déjà un point non négligeable.

Mais il faut aller au-delà. La démarche de Hague, qui s’inscrit dans un grand courant de soutien enthousiaste de nos dirigeants politiques au “printemps arabe” (au départ du type “ce que tu ne peux étouffer, embrasse-le”, puis bientôt conduit à s’y croire soi-même), implique une hyper promotion des événements en cours dans le Maghreb et au Moyen-Orient, du point de vue et du côté des révoltes diverses qui s’y manifestent. L’on sait que toutes ces révoltes sont loin d’avoir les caractères de la situation libyenne, où il a été assez facile de laisser tomber Kadhafi et de le diaboliser après l’avoir adoré en lui trouvant tant de charmes. Pour rappeler les épisodes en cours, c’est une autre paire de manches de procéder de la sorte avec les dirigeants yéménites et, surtout, les dirigeants du Bahreïn, voire les dirigeants saoudiens si la fronde du “printemps arabe” prend racine en Arabie. Ces gens, notamment en Arabie, ont une importance considérable pour le Système général. Or, les règles du système de la communication (encore Janus, dans ce cas) sont telles qu’il faudra songer à une telle attitude, si les révoltes s’étendent, pour pouvoir continuer à justifier la campagne libyenne, et la moralité en général de nos directions politiques. C’est tout leur réseau d’influence et d’hégémonie indirect, par autocrates interposés et corrompus, que les directions politiques du bloc BAO sont sur la voie de devoir mettre en cause, au nom des arguments moraux qui sont d’une si grande puissance terroriste aujourd’hui. En d’autres mots, l’embourbement opérationnel que risquent de connaître ces dirigeants en Libye risque de se doubler d’un embourbement politique qui concernera toute ces région vitale des pays arabo-musulmans, – encore une fois, parce que l’argument moral est aujourd’hui aussi impératif, sinon plus, que l’argument stratégique, au vu de la puissance extraordinaire du système de la communication, et de la sensibilité formidable de ces dirigeants à cet argument.

…Et il faut aller encore au-delà. En étant conduits, sinon obligés, à ce panégyrique du “printemps arabe”, ou de la chaîne crisique, ces dirigeants politiques font le panégyrique d’un processus dont le principal résultat, quelles qu’en soient les modalités, est la mise en cause dramatique du Système, – de leur Système, dito celui dont il sont les serviteurs et les prisonniers à la fois. Sur ce principe considérable fleurissent toutes les contradictions du monde, comme celle, pour ces farouches partisans d’Israël, de soutenir effectivement des mouvements et des changements de régime qu’Israël condamne absolument et dénonce comme la peste incarnée. Et cela ne fait que commencer, et cela va durer, puisque, comme le dit Hague («We are only in the early stages…»), nous ne sommes qu’aux préliminaires d’un courant déstabilisant et déstructurant qui va empiler les situations où ces dirigeants politiques vont devoir, d’une façon ou l’autre, prendre attitude dans un sens exactement contraire aux intérêts du Système.


Mis en ligne le 23 mars 2011 à 11H49