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9463 mai 2007 — Il y a de multiples façons de rendre compte du débat Sarko-Ségo d’hier soir, de même qu’il y avait de multiples façons de le regarder, de l’entendre et de s’en désintéresser. Ce fut sans aucun doute une image désincarnée de notre civilisation et de sa crise. C’est inouï, c’est incommensurable, c’est inimaginable cette façon dont toutes les énergies et les pressions convergent vers une situation où la vision du futur président est réduite à des situations extraordinairement minimalistes, sans la moindre couleur politique, sans aucun souffle historique, comme si de telles possibilités où l’esprit rencontre les hauteurs des amples visions pouvaient effectivement déclencher la nausée. On parle de “problèmes de société” comme si le problème fondamental de la société était résolu. (Ce faisant, comme on le comprend bien, on évite d’en parler.) On parle de cas personnels comme si le cas de la collectivité nous avait été exposé. On parle de la crise en France comme si la crise du monde n’existait pas.
Impossible d’y échapper lorsqu’on se trouve en position. La pression extraordinaire de la médiocrité du système de la communication éclate à chaque intervention, à chaque instant, à chaque tournant. Alors qu’on retrouve par ailleurs dans le débat une expédition des questions des relations internationales hors-Europe dans une tranche alentour des cinq minutes, on voit et on attend la journaliste Arlette Chabot, sur la fin du débat, intervenir avec une grande audace, — qui était, nous disions-nous, celle du rappel aux réalités du monde. Allait-elle leur dire qu’“il ne vous reste que très peu de temps” et que “vous ne nous avez pas encore parlé des relations avec les USA, de la politique russe, du déploiement des antimissiles en Europe, de l’avenir de la force nucléaire française” … ? Eh bien non, ce fut pour nous dire: «… il ne vous reste que très peu de temps pour nous parler de la situation des sans-papiers». Ce fut donc l’occasion d’évoquer le cas terrifiant de ce grand’père interpellé par “la police de la République”, devant son petit-fils et l’école d’icelui, pour vérifications d’identité. Nous en fûmes instruits, une fois encore et une fois de plus.
On a pu mesurer à quelle bassesse du thème, par conséquent à quel vide de la pensée conduit ce système. Les deux candidats débattaient du sort de la France dans les 5 prochaines années comme deux forcenés acharnés à enluminer l’image de leur propre sort par comparaison à celle de leur adversaire… L’image écrasait tout, l’instant réglait le sort du monde, les minutes inscrites en bien gros égrenaient le cadre contraint où la tragédie du monde est autorisée à se manifester. Seules, peut-être, les mines qui ne pouvaient dissimuler un certain effarement sans doute inconscient d’un Poivre d’Arvor vieillissant et un peu lunaire donnaient une certaine véracité à l’événement. Lorsqu’on voyait son regard en coin mais furieux sur Ségolène, alors que d’habitude ce sont les yeux doux, on se rappelait qu’il s’agit de la réalité. Poivre songeait au temps d’antenne.
On paraphrase si souvent la fameuse formule que “la guerre est une chose trop sérieuse…”, qu’on n’y résistera pas. Ce sera donc que le sort du monde (de la France) est une chose trop sérieuse pour être laissé aux élites du monde (de la France). L’incapacité de ces élites est bien résumée par les constances références de Sarko à l’extérieur (hors la France), comme modèle à suivre, puisque, sur tel ou tel point, pour telle ou telle mesure, quasi uniquement économique d’ailleurs, «pratiquement tous les pays du monde ont décidé …» Et alors ? De quelle référence nous parle-t-on? Est-ce parce que tous les moutons décident une sottise qu’il faut bondir après eux?… Ne voit-il donc rien de la crise des autres? Président, il faudra s’y mettre.
Le débat a complètement confirmé l’aspect “maistrien” de la situation présente. Les “hommes” (espèce et non sexe) ne comptent plus lorsqu’ils deviennent aussi peu comptables (dans le sens de rendre compte), aussi peu observateurs, aussi peu acteurs de la crise du monde. Ils en deviennent les jouets. La citation (la répétition d’icelle) nous fascine et nous attire irrésistiblement ; nous lui cédons bien volontiers, encore une fois : «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse… (…) Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instruments; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» (Joseph de Maistre, La révolution française, 1796.)
Observons aussitôt que le verre à moitié vide est aussi à moitié plein. Il est manifestement apparu que les deux candidats avaient, inconsciemment, accepté l’impératif maistrien. Ils acceptent d’être des instruments au service des grands événements qui traversent notre temps historique et tragique. L’un (Sarko) ne parle que d’“action”, et même si Pfaff nomme cela « l’allégeance au succès», nous sommes effectivement sur un territoire connu. Ségo, elle, tient le même rôle avec moins d’humilité : elle prétend le tenir en définissant le temps historique par ses incantations à la fois Rive-Gauche et post-68. Nous sentons dans le temps historique quelques signes d’agacement.
Pas de surprise, paradoxale bonne surprise. Le temps des hommes dans ce temps historique est celui du “dernier homme” (Nietzsche) et du vide des âmes. La communication a réglé cela, les élites s’y sont soumises. Les élites françaises ne dérogent pas à la règle, — il ne manquerait plus que ça! Cela signifie que la voie est tracée pour que la France affirme son destin ; un comptable trop inspiré ou une inspiratrice habile comptable n’en eût pas moins été soumis à l’esprit de sa caste ; un bon homme d’Etat aujourd’hui est une créature du système qui chercherait à bloquer les rouages historiques de la France. Certes, au bout du compte, il “tomberait ignoblement” mais, en attendant, la France en eût été entravée. Le vide des candidats promet qu’ils ne pourront pas resister à la pression du destin national. (Ainsi est-ce, du côté US, le vide du président actuel qui a permis que se développe une politique qui met à nu le destin historique inévitable des USA.)
• La question de la “brutalité”… Ségo avait accepté une tactique étrange : faire montre de toute la brutalité possible, notamment, pour démontrer la brutalité supposée de Sarko. Elle a surtout confirmé que l’évolution de la place de la femme dans les affaires de la collectivité est une crise qui affecte la substance même de la femme. L’argument de Sarko sur le nécessaire sang-froid pour être président(e) est le bon.
• D’autre part, Ségo est apparue hors du contexte féminin habituel qui faisait de la femme en politique dans les plus hautes fonctions des grandes nations un “accident” (Golda Meïr, Thatcher, Indira Gandhi). Elle est apparue comme une femme d’une génération politique où la présence féminine pour les plus hautes fonctions n’est plus accidentelle. (Le même phénomène jouera aux USA pour Hillary Clinton.) Le résultat est la perte de la spécificité féminine, — qualités et défauts, avantages et inconvénients, —, une affirmation dialectique d’autorité souvent impressionnante, parfois excessive, parfois caricaturale. (Le nombre de “je”, de “je veux”, de “je dis” est impressionnant chez Ségo ; on retrouve le même phénomène chez la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie.)
• La protection et la préférence communautaire pour l’Europe, ce sont des thèmes martelés par Sarko et que personne n’a contestés. Il existe en France une unanimité pour demander une protection face à la globalisation (c’est la seule fois où le terme “globalisation” fut prononcé, alors qu’on annonçait des thèmes de campagne sur une nécessaire adaptation de la France à la globalisation : «Il faut nous protéger contre la globalisation»).
• Le refus ferme et clair de Sarko de toucher aux institutions de la Vème République constitue un point important dans le débat institutionnel français. Il s’oppose aux projets réformistes de Ségo, restés assez vagues et qualifiés (ou caricaturés) par Sarko de «retour à la IVème république». Des deux dynamiques, il est évident que c’est celle de la continuité qui domine, qui devrait également et finalement attacher Ségo si elle était élue.
• Il est vrai que la psychologie de Sarko nous paraît plus adaptée au rôle de “scélérat” (voir Maistre) qui accepte de ne pas trop tenter d’interférer dans les grands courants historiques dont la France est évidemment porteuse. Son refus de toucher aux institutions de la Vème, alors qu’elles viennent d’être plébiscitées par la France (84% de votants au premier tour) va dans ce sens. Il nous semble que Sarkozy serait plus prudent dans les démarches de tentative de bouleversement qui accompagnent toute nouvelle présidence, et qu’il suivrait plus souplement et plus rapidement les injonctions de l’Histoire. Aussi vide que Chirac, aussi actif que lui, en plus jeune, — formule acceptable.
• L’absence extraordinaire de la moindre allusion aux fondations essentielles de la souveraineté et de l’indépendance françaises (défense, politique extérieure, etc.) alors que la campagne avait résonné de l’affirmation identitaire française nous fait penser qu’en ce domaine personne ne songe sérieusement à s’attaquer à cet édifice majestueux. Cette absence d’hier soir nous fait croire au triomphe pérenne et posthume du général de Gaulle, — un de plus et un paradoxe de plus. L’édifice de souveraineté et d’indépendance qu’il a bâti écrase le reste comme une cathédrale et décourage nos élites creuses de tout effort sérieux contre lui. Ce n’est peut-être pas une victoire de la démocratie, c’est sûrement une victoire de l’Histoire.
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