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227220 mai 2018 – J’emprunte le titre de cette chronique à ce premier livre d’Antoine Blondin, par sympathie sinon par affection, également parce que Blondin était sans doute le plus innocent, le plus attendrissant et le plus pathétique des “hussards” (Nimier, Laurent, Déon, Blondin) ; et puis, bien entendu vous vous en doutez, parce que “son” Europe est infiniment plus vraie que celle que nous avons aujourd’hui.
Dans son bouquin qui est le premier d’une lignée assez courte mais où les phrases sont belles, il décrit ses deux années passées en STO en Allemagne, en 1943-1944. Ce n’est pas une aventure de héros, quelque chose de prévisible, de bien lisse, d’hollywoodien si vous voulez... C’est compliqué et banal tout en étant extraordinaire, plein de sentiments perdus et de craintes cachées, de médiocrités quotidiennes et d’instants d’ironie pour le plaisir, – ah les formules de Blondin, les jeux de mots et jeux de phrase d’anar désabusé et presque innocent, il n’y résiste pas : « La guerre est perdue, ce qui n’est pas grave, car vous me direz : une de perdue, dix de retrouvées » ; nous le lui dirons, au fantôme d’Antoine... Et parfois, bien dissimulé, je suis sûr de cela, – un éclair d’héroïsme chez lui, le sens du tragique, comme s’il devinait notre époque qui vient.
Alors, puisque nous y sommes, parfois encore, une phrase devenue grave, découvrant soudain une béance, une profondeur ! Lorsqu’il écrit ceci, on dirait qu’il décrit, un presque-trois-quarts de siècle en avance, cette sorte de chose que l'on nomme “féminisme” par convenance et goût des “ismes”, qui est en train de bouleverser notre société et qui, pourtant, décrit une vérité venue du fond des temps et s’élevant contre tous les lieux communs : « Ce n'était pas la première fois qu'il éprouvait les vertus viriles des femmes, leur rudesse, leur sincérité atroce, leur courage, et qu’aux seuls garçons appartenaient la sensibilité, la pudeur voilée, les tristesses secrètes, la vraie tendresse. »
Comment en venir au fait, me direz-vous ? Simplement en développant ce que cette sorte de remarque peut avoir d’actuel, soixante-dix ans plus tard, parce que Blondin avait la magie de l’ivrogne par fatalité, celui qui découvre des vérités dissimulées, les choses qu’on ne voit pas venir et qu’on juge inéluctables et si complètement prévisibles lorsqu’elles se découvrent à vous. Son “Europe buissonnière” me fait alors penser à cette crise soudaine, – oui, soudaine !, – qui frappe l’Europe à cet instant et que décrit si précisément Laughland, à propos de “nos fous” : une “crise buissonnière”, voilà l’expression qui me brûlait la plume.
Ainsi est-elle faite, la pirouette établissant la transition entre cet écrivain d’un autre temps et notre temps sans écrivains, sauf quelques plumes perdues qui errent en écrivant pour d’autres temps. Sans aucun doute, j’apprécie la crise qui frappe cette “notre-Europe” du temps présent comme quelque chose de complètement prévisible et d’absolument inéluctable et qui frappe tout leur monde d’une stupeur incroyable et d’une surprise horrifiée, comme quelque chose que personne n’a vu venir alors que tout le monde la voyait arriver à la vitesse d’un énorme poids lourd lancé follement et aveuglément à pleine vitesse.
Jusqu’ici, disons depuis la fin du siècle dernier et particulièrement depuis 2008-2009, toutes les crises européennes qui se sont succédées étaient du genre convenu. Les piteux et insignifiants femmes et hommes politiques qui se jugent être aux postes de contrôle des choses savaient y faire. Ils affrontaient des crises connues et les résolvaient de mal en pis, c’est-à-dire qu’ils les résolvaient à la manière habituelle, terminant la crise en cours en accouchant de la crise suivante dont elle était grosse, et en dispensant les paroles de bienvenues dans une “ère nouvelle”, comme s’y croyant, Europe enfin réalisée. Mais celle-là, celle d’aujourd’hui, celle du poids lourd fou et aveugle conduit par Trump et qui fonce sans rien connaître, ni du code des routes ni des dégâts qu’il provoque comme un buffle furieux sur son passage et dans tous les sens, celle-là nul ne pouvait y croire.
Je le répète, tout le monde la voyait venir et personne ne l’a vue venir, c’est-à-dire que personne n’y a cru parce qu’il s’agit de l’Amérique et qu’en vérité ils ne peuvent croire que l’Amérique soit capable de tant d’infamie et de traîtrise à leur cause commune à tous, et cette cause qu’ils chérissent tant parce qu’ils sont tous des orphelins du sens du monde. La crise buissonnière nous est venue par des chemins de traverse, hors des sentiers battus, et ils se retrouvent toutes et tous avec un monstre dans les bras, une chose difforme et monstrueuse accouchée d’un ventre que nul n’avait vu gros de quoi que ce soit de cette sorte.
Ils ne savent pas où ils vont, ni les dames et messieurs qui nous dirigent, ni le chauffeur hurlant du poids lourd aveugle. Personne ne sait d’où cela est sorti, peut-être même de la plume d’Antoine, assis dans son nième bistrot, devant son nième verre de blanc, ou de cognac que sais-je, un soir de grande détresse où l’alcool vous donne des visions et vous souffle dans la tête comme le grand vent des alizés dans les voiles. Il aurait pu, pour nous inspirer trois-quarts de siècle plus tôt, intituler cela La crise buissonnière.
Ces messieurs et ces dames n’en ont pas fini. Même s’“ils se couchent”, comme dit l’autre, ce sera pour faire des pompes, comme chez les Marines dont l’American-First président est si fier, – lorsqu’on se relève à la force des bras après s’être “couché” et ainsi de suite. Le fait est que je ne sais plus qui commande à cette vaste scène où la crise s’embrase, où les frères et les sœurs en simulacre se regardent avec des yeux de braise et de haine.
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