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18 octobre 2005 — Nous proposons un autre champ de réflexion suscité par les réactions et les interprétations autour de l’étude Ralston-Naumann, déjà abordée. Nous abordons un domaine particulier d’un intérêt évident, qui peut être éventuellement traité hors des références directes aux intérêts politiques qui s’affrontent: celui de la souveraineté nationale. Il s’agit ici d’un autre point de vue, dont les réserves évidentes sur les arrière-pensées politiques, de type atlantiste, du document Ralston-Naumann, sont à première vue écartées. Il est évident qu’elles ne sont pas supprimées pour autant, et elles pèsent dans la conclusion de l’analyse.
Le rapport de la présentation de l’étude que fait Defense News le 14 octobre est intéressant parce que le récit est centré sur la question de la souveraineté, à partir du titre lui-même : « Defense Experts: Sovereignty Widens European-U.S. Gap. »
Le cas, tel qu’il est exposé par le général Naumann à partir de l’étude dont il est le co-directeur, renvoie également à une évolution politique plus générale telle qu’on peut la distinguer depuis le vote du référendum du 29 mai ; telle qu’elle se concrétise par ailleurs au travers de poussées plus récentes d’initiatives à caractère indiscutablement national (voir notre F&C sur le “patriotisme économique”), — qui peuvent être justement interprétées à la lumière du 29 mai.
« Alarm bells are ringing in Europe about the dire implications of its shrinking military spending and defense technological base relevant to the United States, prompting new calls from defense experts for nations to pool military assets and defense spending.
» Yet a resurgent nationalism across the continent threatens to block real movement in this direction, as military and defense officials here readily admit.
» “Europe is again being haunted by the ghosts of sovereignty,” said Klaus Naumann, former head of NATO’s Military Committee and co-chair of a new report that urges radical change to the way NATO and the European Union spend their defense money and achieve military capabilities. »
D’une façon tout aussi intéressante, une intervenante française (Muriel Domenach, de la délégation française à l’OTAN) a fait quelques remarques sur la question du “transfert de souveraineté” (dont Naumann déplore l’absence comme du fait majeur empêchant le développement d’une dynamique de défense européenne). Ces remarques peuvent être prises comme autant de réponses aux objections et aux incantations faites par Naumann. Elles renvoient à la crise des institutions internationales européennes, l’OTAN et l’UE, notamment l’incapacité de ces institutions de présenter un cadre acceptable où s’opérerait un transfert de souveraineté (du fait de l’action des pays-membres autant que de l’absence d’action des bureaucraties concernées, — du fait, peut-être, de la nature même de ces institutions).
« “We’re very skeptical about abandoning sovereignty within NATO or the European Union,” Domenach said. But “the EU is meant to become, perhaps, a supranational entity at some point and NATO is not.” (…)
» Domenach admitted that the prospects are dim in Europe for increasing defense spending. “Clearly, there is a need to go above pooling [of assets]. But to whom do you give away sovereignty [over spending and decision-making]? This is at the core of our work as we look at the EU and NATO.” »
Un troisième intervenant, déjà mentionné dans notre analyse précédente, apporte sa contribution en éclairant de son côté un autre point de désordre, celui des relations entre l’OTAN et l’UE.
« Ian Abbott, chief of the policy and plans division at the EU Military Staff, said Europe’s national governments “are already behind the curve” in addressing the union’s future capability needs.
» Observing that part of the problem lies in a lack of coordination between NATO and EU military planners, Abbott told the gathering that “understanding would be improved if we recognize that there are fundamental differences in culture between the two organizations.” »
Ces trois interventions précisent les données du problème du “transfert de souveraineté” au niveau de la sécurité aujourd’hui en Europe. Le “transfert de souveraineté” implique une entité centrale, multi- ou supra-nationale, vers laquelle serait transférée la souveraineté sur certains domaines ou capacités militaires, pour permettre l’intégration et la rentabilisation de ces domaines et capacités. C’est autour de ce concept que plaide Naumann, — non sans diverses arrière-pensées, qu’on identifie aisément et dont on mesure sans difficultés les orientations. Les deux Européens cités lui répondent qu’on voit mal aujourd’hui comment un tel transfert, non seulement serait justifié, mais encore pourrait se faire techniquement, — alors que ces entités ne sont pas coordonnées entre elles et qu’elles sont dans une crise qui est d’abord marquée par leur impuissance à présenter un cadre vers où se ferait et où s’inscrirait le transfert de souveraineté. Encore n’aborde-t-on pas le débat central, déjà suggéré: ces entités peuvent-elles abriter, créer, susciter une souveraineté qui leur soit propre et qui soit européenne? C’est évidemment la question de substance du “transfert de souveraineté”: non seulement il faut pouvoir du point de vue technique et du point de vue de la coordination mais il faut également voir si cette souveraineté transférée existera encore là où elle est transférée.
Il s’agit, dans les termes où on le voit, d’un débat léonin et confus si l’on n’aborde pas le point central qui, lui, est au contraire fort simple (le “transfert de souveraineté” est-il possible?). L’idée du “transfert de souveraineté” comme condition sine qua non de la mise en place d’une défense européenne est une vieille lune dont la nécessité intrinsèque n’a jamais reçu le moindre début de commencement de démonstration. C’est une vieille lune et c’est une idée de théorie, c’est même une idée d’idéologie. On voit bien que même l’application la plus platement pratique, si le principe était unanimement accepté, présente des difficultés quasiment insurmontables, — du point de vue technique comme du point de vue de l’esprit de la chose, et ceci expliquant cela sans doute. (A qui transférer la souveraineté? Si l’on parle de l’OTAN, comme le fait Naumann, n’est-ce pas simplement sacrifier une ou des souveraineté(s) nationale(s) européenne(s) à un Américain? Est-ce bien raisonnable d’attendre cela d’un pays comme la France? Et ainsi de suite : même si l’on prend le cas de l’UE, le même argument surgit indirectement, lorsqu’on sait ce que vaut l’institution européenne en fait d’indépendance vis-à-vis des USA, et aussi nombre de pays de l’UE dans ce même domaine.)
Est-il vraiment utile de poser le problème du “transfert de souveraineté” comme il l’est, c’est-à-dire en posant implicitement un jugement “moral” (négatif) sur la souveraineté nationale? Affirmer, comme le fait Naumann, que l’Europe « is again being haunted by the ghosts of sovereignty » comme s’il s’agissait d’un démon épouvantable suggère, si l’on comprend bien, d’assimiler la souveraineté aux horreurs de l’Histoire (c’est-à-dire au nationalisme, dans l’interprétation postmoderne qui est complètement réductrice pour des buts idéologiques d’une politique destructrice). Outre la foi douteuse du discours, sinon la mauvaise foi tout court, c’est la sottise d’une confusion entre une politique spécifique et le moyen de toute politique qu’est la souveraineté. C’est juger d’une façon anathématique, en pseudo-moraliste d’influence, d’un facteur constitutif essentiel de toute identité: la souveraineté est le constituant fondamental de la politique, nullement une orientation idéologique. Par conséquent, c’est priver l’Europe de la possibilité de toute politique, à moins qu’on ne voie l’Europe qu’en succursale des USA, ce pays à qui, au contraire, l’exercice de sa souveraineté n’est nullement dénié. (Ce n’est pas, on l’espère, la pensée du général-expert.) Le problème européen sur ce point est que, si l’on enlève les rares souverainetés qui “hantent” l’Europe, et qui sont nationales certes, il n’y a plus de souveraineté du tout. Il n’y a donc plus que la souveraineté US, puisque les USA sont en Europe.
La souveraineté est, en toute logique de ce qui précède, l’impulsion fondamentale (notamment politique mais pas seulement), la cause nécessaire et pas loin d’être suffisante (si l’on excepte la question des moyens qui est un problème évolutif et nullement fondamental) des quelques puissances militaires existantes aujourd’hui en Europe. Elle en est le moteur et la raison d’être. Dans ces conditions, le “transfert de souveraineté”, — c’est-à-dire l’abandon de leurs souverainetés par ceux-là même qui en usèrent pour constituer leur puissance militaire européenne, — n’apparaît pas comme le remède immédiat nécessaire pour renforcer plus encore une puissance militaire européenne inexistante per se. On dira le contraire : les souverainetés nationales, là où elles existent, doivent être renforcées pour assurer la détermination de poursuivre l’effort de défense, là où il existe. Face à cette exhortation fondée sur la souveraineté, on trouve l’autre réalité du continent, celle de la cohorte des pays européens sans souveraineté, sans puissance militaire et soumis aux USA. On observera que les trois éléments, — “sans souveraineté, sans puissance militaire et soumis aux USA”, — semblent aller de concert.
On sera tenté de conclure que le problème du “transfert de souveraineté” est, au point et dans les conditions où il est posé, un faux problème sauf pour ceux qui entendent démanteler ce qui existe de puissance militaire en Europe. Tout le reste est simple spéculation sur les bonnes intentions et les hypothèses idéalistes (notamment, celle selon laquelle l’abandon de leurs souverainetés par les nations conduirait à la création automatique d’une “souveraineté européenne”). Dans le fracas de la crise européenne, on en arrive à un point intéressant : la confrontation des conceptions des idéologues ou des agents d’influence avec la réalité.
Avec cette suggestion de sémantique pour terminer: le concept de “transfert de souveraineté” n’a-t-il pas quelque chose d’un oxymore? C’est-à-dire une figure faite de deux termes contradictoires, — acceptable en poésie (« Cette obscure clarté », écrit Corneille) mais pas lorsqu’on manie des termes de substance: la souveraineté est, par définition, quelque chose qui ne peut être transféré.