L’Europe de Ségolène et la grande crise de 2007

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L’Europe de Ségolène et la grande crise de 2007


21 novembre 2006 — Les déclarations du porte-parole de Ségolène Royal au Daily Telegraph sont d’un tel intérêt qu’elles méritent un second éclairage, plus extérieur que le premier qu’on lui a donné.

Le Telegraph, très sensible au problème et à son aspect fondamental, ne s’y est pas trompé. Ces deux paragraphes de l’article le montrent :

«Tony Blair's successor as prime minister, whether Gordon Brown or David Cameron, now faces an inevitable crisis over Europe after France chooses its next leader in April.

»Nicolas Sarkozy, the centre-Right favourite for the presidency, recently set out his own plans for reviving Europe after the failed constitution, involving a “mini-treaty”, extracting elements from the defunct text. Miss Royal, who has no foreign policy experience and has only ever held junior ministerial posts, will seek the immediate support of Angela Merkel, the German chancellor, for her plans, and believes Spain and Italy can also be signed up.»

Cette appréciation nous rappelle que l’élection française de 2007 devrait correspondre peu ou prou au probable remplacement de Tony Blair par Gordon Brown. Le choix de l’équipe Royal de s’adresser aux Britanniques est bon. S’il existe une seule possibilité que les Britanniques changent leur politique fondamentale, c’est au printemps 2007 qu’ils le feront.

L’opportunité de date est dramatisée par la démarche de la candidate Royal, posant le problème en termes crus aux Britanniques — une question “à-la-Bush” retournée contre les pro-Bush : êtes-vous pour ou contre nous? La chose n’a jamais été dite en ces termes. Même si le débat est implicite depuis 50 ans, l’exposer en termes crus implique qu’il acquiert une puissance dramatique inaccoutumée. Cette dialectique du “roi est nu” est payante si elle est poursuivie, assumée, et comprise dans toutes ses implications par celui qui la développe. En imaginant l’hypothèse extrême mais nullement exagérée de l’élection de Royal avec les termes de sa politique européenne maintenus en l’état, nous aurons effectivement une aggravation dramatique de la crise européenne en cours depuis l’élargissement à 25 et les avatars de la Constitution. Ce n’est pas une mauvaise chose, sans aucun doute, c’est même le seul moyen de sauver l’idée européenne, — mais il faut le savoir et être prêt à tenir ferme.

(La même chose pour le “noyau dur”. C’est une évidence que toute réflexion sérieuse impose qu’il s’agit là de la seule voie européenne digne et acceptable. En général, on le sait et on le comprend mais personne ne le dit à haute voix. Si on le dit, là aussi on aggrave dramatiquement la crise européenne en cours. Là encore, c’est la meilleure chose à faire mais il faut le savoir et s’y préparer.)

On observe par ailleurs que les projets européens de Ségolène peuvent être concrétisés en une formule : c’est la définition de l’“Europe-puissance”. Fort bien, disent les Français rationnels, — mais qui, en Europe, à part la France, en est partisan? Personne. Donc, la “voie royale” est sans issue? Nullement.

Le très faux isolement de la France

L’intérêt du débat qui pourrait être lancé par la candidate Royal est qu’il est promis à aller devant les urnes. Cette perspective rend beaucoup moins critiquable le débat lui-même, parce qu’on sait bien la faveur du public français pour l’idée de l’“Europe-puissance”. Ce même concept d’“Europe puissance” que semblent repousser la plupart des gouvernements européens est, au contraire, accueilli avec une grande faveur par une part importante de l’opinion publique européenne. On le voit, par exemple, dans le soutien populaire à l’idée d’une défense européenne, qui constitue une part essentielle de la logique de l’“Europe-puissance”. (La dernière étude sur ce sujet, faite après l’invasion de l’Irak par les USA, donnait un soutien massif à une “politique européenne de sécurité et de défense commune” dans les pays membres et les pays alors candidats à l’entrée dans l’UE : 74% (+3%) de la population y sont favorables, contre 15% (-2%) qui y sont défavorables.)

La question de l’“Europe-puissance” prend une tout autre allure si elle est débattue au niveau de la population (des populations européennes). Comme dans le cas du référendum de mai 2005, on se trouve dans une autre logique dynamique que les seules positions des gouvernements. Un débat sur cette question en France, à l’occasion de présidentielles qui constituent un enjeu européen de première grandeur, aurait un écho considérable dans les populations européennes, puis chez les commentateurs, puis finalement dans les gouvernements correspondants. Il s’agit de bien autre chose que les prises de position conformistes des gouvernements, que personne n’écoute plus lors des interminables conseils européens à 25.

A côté de cet aspect structurel, il y a la conjoncture politique. La crise où nous nous débattons depuis septembre 2001 ne cesse d’empiler de nouveaux blocages. Toutes les forces directrices du monde libéral perdent leur crédit les unes après les autres. A côté du vide du système avec le divorce entre les populations et leurs élites, on constate un vide des directions. Rappelons plusieurs facteurs à cet égard :

• Le leadership américaniste est en lambeaux avec l’aventure irakienne et semble totalement incapable de récupérer sa maîtrise passée, enfermé qu’il est dans une sorte d’autisme.

• La globalisation, ce système dont la dynamique doit conduire notre orientation politique est partout en crise, jusque chez ses fondateurs et ses initiateurs avec ce nouveau Congrès US à tendance nettement protectionniste.

• Les institutions européennes et le système fédéral sont dans une crise qui paraît sans retour tant elle tient à la structure même de la chose. Elargie à 25, l’Europe institutionnelle n’est plus contrôlable et s’abîme dans des excès bureaucratiques (la Commission) qui accélèrent sa détresse. La crise de la Constitution signifie, dans ce contexte, une crise de confiance de la population européenne vis-à-vis des institutions.

• L’OTAN est une autre institution centrale du système occidental traditionnel (transatlantique) en crise. La cause en est bien sûr dans la manipulation irresponsable (du point de vue de leurs intérêts) de cette organisation par les USA, notamment par le biais d’élargissements et d’engagements de sécurité (Afghanistan, par exemple) qui dénaturent l’Alliance tout en faisant la preuve de son inefficacité fondamentale.

• La crise climatique fait planer une ombre globale sur nos sociétés, se traduisant par une mise en cause de tous les aspects du système libéral et dérégulé. La structure et le fonctionnement même de ce système sont identifiés comme une cause fondamentale de la crise climatique. C’est une pression supplémentaire globale exercée sur ce système.

C’est dans ce contexte de désordre qui touche l’Europe au premier chef qu’il faut considérer les effets possibles d’un débat comme celui qui pourrait avoir lieu en France autour des prises de position sur l’Europe de la candidate socialiste. La France avec ses idées d’“Europe-puissance” et de souveraineté n’est isolée qu’en apparence, et une apparence de plus en plus fragile et surtout nourrie, paradoxalement, par les idées toutes faites et très retardatrices des élites françaises. (Qu’on considère la crise de la globalisation et qu’on la mette en balance avec la campagne des élites françaises pour l’“ouverture” de la France à la globalisation. L’effet est grotesque, complètement archaïque. S’ouvre-t-on à un système plongé dans une telle crise alors qu’on tient quelques clefs fondamentales de sa critique? Les élites françaises en sont restées aux années 1980-1990, — ou bien au début du XXème siècle. )

Il en faudrait bien peu pour que cet isolement d’apparence de la France se transforme, dans le désordre européen, en une position alternative séduisante, voire impérative. Des propositions européennes audacieuses pourraient constituer un élément décisif à cet égard.