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145118 décembre 2008 — Le problème que Sarkozy pose aux échotiers, c’est sans doute qu’il n’a pas vraiment l’air de se rendre compte de la portée de ce qu’il dit, même s’il le dit approximativement (ou parce qu’il le dit approximativement…), – et c’est, peut-être, qu’il ne s’en rend pas vraiment compte lui-même. Quoi qu’il en soit, continuons…
D’où, un Sarko devant le Parlement européen le 16 décembre, une fin de présidence dans l’enthousiasme, un succès considérable, avec applaudissements, concert de louange, pour un discours et des déclarations de-ci de-là qui disent aux “europarlementaires” qu’ils applaudissent le contraire de ce qu’ils sont accoutumés à penser. Il faut remarquer qu’on ne pouvait refuser ces applaudissements puisque Sarko a fait marcher l’Europe dans les deux grandes crises de sa présidence, au pas cadencé et à très haute visibilité, au son d’une chanson qui dit forte, voire fortissimo, que rien n’importe plus que les nations et leurs Etats. Donc, présidence très réussie et très applaudie, réalisée à la gloire de “l’Europe des nations”, à laquelle 90% à 95% des parlementaires européens sont viscéralement et confortablement opposés.
L’édito du 17 décembre du Monde est très caractéristique à cet égard, sachant le peu d’estime qu’on porte, au Monde et dans les salons, à un thème aussi horripilant et relaps que “l’Europe des nations”. Il pratique, mi-figue mi-raisin, ce qui est presque une comptabilité des motifs d’applaudissements, des étapes du succès, et il se garde bien d’en faire une analyse ou d’en tirer une conclusion. Il est agaçant de devoir dire qu’une présidence européenne a été un grand succès à cause de la réaffirmation tonitruante des nations. La vertu d’objectivité est parfois arrangeante, qui permet de ne pas s’engager sur l’analyse du fond de la chose et de prétendre s’en tenir aux faits.
Par conséquents, allons plus aux faits, aux vrais. Voici, dans le texte officiel du discours tel qu’il fut dit devant le Parlement, parfois dans un français approximatif, ou disons un français plus soi disant “efficace” que grandiose, le passage spécifique concernant le rôle des nations:
«Enfin, je voudrais remercier les chefs d’Etat et de gouvernement et, Mesdames et Messieurs, on ne construira pas l’Europe contre les états. C’est une évidence, aussi européens que vous le soyez, l’Europe n’est pas l’ennemie des nations et les nations ne sont pas les ennemies de l’Europe. Je vais vous dire une chose, c’est que si nous n’avions pas cherché à comprendre les problèmes de chaque gouvernement démocratique, on n’y serait pas arrivé. Vouloir passer par-dessus la tête de ceux qui sont élus dans leur pays c’est une erreur. Cela ne s’appelle pas un idéal européen, cela s’appelle un intégrisme et les intégrismes, je les ai toujours combattus dans ma vie. Même l’intégrisme européen, parce que dans l’intégrisme européen, j’oublie le mot Europe et j’entends le mot intégrisme et jamais l’intégrisme n’est de bon conseil. Vouloir construire l’Europe contre les nations serait une erreur historique. Chaque chef de gouvernement a pris ses responsabilités, chaque nation les a assumées. »
Un autre élément du dossier, un extrait d’un article du Figaro du même 17 décembre, avec diverses déclarations de Sarkozy, sans doute lors de la conférence de presse suivant le discours ou à d’autres occasions. Certaines sont plus précises, avec mode d’emploi sur “l’Europe des nations”, ici, maintenant et en général (coup d’œil vigilant et contraignant par avance de la France sur la présidence tchèque qui suit, nécessité d’Etats forts pour une Europe forte, tous les Etats de l’Europe ont les mêmes droits mais les plus grands ont plus de responsabilités, – ce qui vaut bien une définition soft du fameux constat selon lequel certains sont “un peu plus égaux que les autres”).
«L'union européenne voit s'effacer la présidence française, mais elle devra encore compter avec Nicolas Sarkozy. À quinze jours de céder la barre à des Tchèques réputés plus tièdes, le chef de l'État a clairement signalé mardi qu'il gardera un œil vigilant sur l'Europe et sur son pilotage par gros temps. L'inquiétude du président va d'abord à l'économie puisque l'Europe “entre dans une crise très grave”. Un premier plan de relance à peine mis en œuvre, il en esquisse déjà un second: “Peut-être faudra-t-il faire autre chose”, lâche-t-il. Pour l'avenir, il pousse encore son projet de réunir plus souvent les dirigeants des pays de l'euro. “D'une manière ou d'une autre, il faudra que nous prenions l'habitude de parler d'économie.”
»La certitude du même coup s'impose: en quittant la présidence de l'Union européenne, Nicolas Sarkozy ne se sent astreint à aucun devoir de réserve. “La France restera un très grand pays en Europe […] Je prendrai des initiatives.” Devant le Parlement de Strasbourg, le chef de l'État présentait mardi un bilan salué de droite à gauche pour ses succès. “J'ai essayé de bouger l'Europe, mais l'Europe m'a aussi changé”, reconnaît-il sous les applaudissements des députés européens.
»Sur le fond, le succès du semestre français répond à la vision européenne défendue par Nicolas Sarkozy, comme par ses prédécesseurs : “L'Europe, pour être forte, doit s'appuyer sur des États forts, explique-t-il. C'est quand même aux grands pays qu'il revient d'entraîner les petits! Non pas qu'ils aient plus de droits. Mais ils ont simplement de plus lourdes responsabilités.”»
Enfin, voici les choses au net. Elmisa Vucheva, dans The EUObserver du 17 décembre, traduit le plus nettement et le plus clairement possible l’événement de l’intervention au Parlement européen, sans s’attarder aux susceptibilités et aux discrétions du politiquement correct. Il y a d’abord son titre qui sent le souffre gaulliste: “Sarkozy plaide pour l’Europe des nations” («Sarkozy pleads for Europe of nations»); puis les observations tranchées qui structurent son texte, qu’on retrouve du texte du Figaro mais bien et justement renforcées par les interprétations qui conviennent:
«Outgoing EU president Nicolas Sarkozy on Tuesday (16 December) pleaded for a Europe built on strong states as opposed to a federal Europe, arguing that all countries within the EU had the same rights, but maybe not the same responsibilities.
»“We shall not build Europe without the [nation] states. As European as you may be, Europe is not the enemy of nations,” Mr Sarkozy told MEPs gathered for a plenary session in Strasbourg. “Wanting to pass above the heads of those who have been elected in their countries, it is not a mistake, it is a fundamentalism… Wanting to build Europe against the [sovereignty of] nations would be a historical mistake,” he said in a speech presenting the outcomes of France's six months at the EU helm.
»A strong Europe cannot be built on weak states, Mr Sarkozy stressed. “Europe is strong when it leans on strong and responsible states… The mistake is to believe that we need weak states to build a strong Europe,” he told MEPs.
»In addition, and in order to have a more “political Europe,” it should also be made clear that all EU member states enjoy the same rights. “The big [EU] countries do not have greater rights than the smaller ones," he said, adding: “but perhaps [they have] more responsibilities.”
Bref, pendant cette journée a été énoncée une “feuille de route” de “l’Europe des nations”, devant un public enthousiasme, peut-être par inadvertance, peut-être parce que, après tout, comme on disait que “Paris vaut bien une messe”, – un public idéologiquement ennemie de “l’Europe des nations”, applaudissant la “feuille de route” de “l’Europe des nations”. Les plus amusés devaient être sans doute les soutiens apparemment paradoxaux du président Sarko (Le Monde : «Le président du groupe communiste, Francis Wurtz, va jusqu'à vanter les “méthodes iconoclastes” du chef de l'Etat qui ont favorisé une approche plus “politique” de la présidence européenne»). Ainsi se déroula, sans en avoir l’air, une sorte de “journée des dupes” qui est quelque chose de très réconfortant dans le domaine de la manipulation, sans doute involontaire, en réduisant à un peu de poussières à peine gênantes les grandes et molles tirades idéologiques des partisans de l’Europe du type conformiste, démocratique, institutionnelle, vertueuses, droitdel'hommiste, moralisantes et de “bonne gouvernance”, et ainsi de suite. (Un document comique à cet égard, de type comique involontaire pour une fois, doit être trouvé au niveau des réponses variables, dans un chat du Monde, de l’ex-“Dany le rouge” reconverti en Daniel Cohn-Bendit, bien obligé d’applaudir modérément mais assez fort à cette affirmation de l’Europe qu’est la présidence de Sarkozy, mais se doutant de quelque chose, répondant toutes en nuances contraintes, gainsbouriennes, type “Je t’aime moi non plus”…).
Personnage épisodique, tout en outrances dont certaines contestables, Sarko n’est pas nécessairement un cadeau. (Remarque qui vaut plus que pour la rime.) Mais le fait est qu’il est encore moins un cadeau pour ceux qui se croyaient ses amis, qui se réjouissaient d’avoir trouvé un “people utile”, version postmoderne de l’“idiot utile”, à mettre en lieu et place des insupportables badernes post- et pseudo-gaullistes qui l’avaient précédé.
Mais on ne peut pas se déjuger. Sarkozy a mené tambours battants une présidence européenne étrangement “favorisée” par les crises, en proclamant plus haut que jamais sa foi européenne et en intervenant sans vergogne en tant que président d’une nation qui cultive sa spécificité dite exceptionnelle, souvent au mépris des règles communautaires, en étouffant complètement la Commission qui s’est bien arrangée, avec un naturel distrait dirait-on, de la chose. Sarko est intervenu avec une alacrité extrême, une énergie sans aucun frein, avec un sens tactique incontestable, une capacité assez rare d’imposer un événement, un courant d’action, tous ces caractères qui constituent sans aucun ses qualités évidentes et naturelles. Mais il n’a pu faire ce qu'il a fait, avec l’efficacité qu’il a montrée, que parce qu’il s’appuyait sur quelque chose d’une très grande puissance, et qui le dépasse en l’occurrence, comme cela est naturel et par définition même: sa légitimité de président de la République d’une nation dont la puissance et la souveraineté, dans le concert européen, sont incontestables quels que soient les commentaires acides du Financial Times et de l’International Herald Tribune. C’est ce qui apparaît dans ce passage du discours, indirectement et presque involontairement, dans le jargon postmoderne qui est sans beaucoup de substance parce qu’il sacrifie aux seules nécessités de l’apparence du moment, mais exprimant cette fois, d’une façon involontaire répétons-le, la seule chose qui garde une substance puissante, et qui est la légitimité:
«[…O]n ne construira pas l’Europe contre les Etats. C’est une évidence, aussi européens que vous le soyez, l’Europe n’est pas l’ennemie des nations et les nations ne sont pas les ennemies de l’Europe. Je vais vous dire une chose, c’est que si nous n’avions pas cherché à comprendre les problèmes de chaque gouvernement démocratique, on n’y serait pas arrivé. Vouloir passer par-dessus la tête de ceux qui sont élus dans leur pays c’est une erreur.» Ce passage est très significatif. S’appuyant sur la réalité puissante des nations et de leurs Etats, et de la légitimité transcendantale que ces nations donnent à ceux qui les représentent (ce qui est traduit par l’expression-bouillie pour le chats “ceux qui sont élus dans leur pays”), Sarko dit aux députés européens, en un sens, que lui-même est comme eux, qu’il s’incline devant la puissance de la légitimité, et qu’il en use donc dans le sens qu’il faut, qui est l’affirmation des nations, comme eux-mêmes doivent l’accepter; ayant compris la leçon, les députés applaudissent; où l’on mesure que tout le monde est la dupe des illusions courantes, sur la démocratie, la langue molle de la postmodernité et ainsi de suite, pour finir par reconnaître que l’homme politique à la tribune, aujourd’hui dans son immense faiblesse, dans son immense absence de dessein et de substance, met sans le savoir ce qui lui reste, qui est son énergie, au service des seules forces qui demeurent, qui sont historiques; et l’on comprend que la légitimité est la plus grande d’entre elles.
Devant le Parlement, Sarkozy s’est vraiment montré tel qu’il est; un personnage “sans substance et sans dessein” mais d’une immense énergie, parfaitement à l’image du système fou de la modernité, extrêmement puissance et sans le moindre dessein, et ayant ainsi perdu sa substance. Le paradoxe est qu’un tel personnage postmoderne, placé à la tête de l’Etat, est littéralement investi par la seule chose qui ait une substance dans ce cirque. On comprend effectivement que c’est la légitimité, seule transcendance à résister au lavage de cerveau postmoderne; “seule transcendance”, c’est-à-dire seul phénomène (on n’ose dire “matière”) permettant à une énergie vide de tout dessein et de toute substance de s’exprimer soudain avec une réelle jubilation et une immense efficacité, une énergie à laquelle les autres pantins ne résistent pas longtemps. Du coup, Sarko roule pour “l’Europe des nations”, – et comment!
Ainsi, cette journée du 16 décembre a-t-elle été une vraie “journée de dupes”, et pour Sarko sans doute également, – mais lui ne s’en offusque guère, puisqu’il a trouvé son rythme qui lui permet d’exprimer son énergie. Ainsi les députés ont-ils applaudi Sarko, parce qu’ils ils ne pouvaient faire autrement, qu’il est effectivement l’“un des leurs”, personnage postmoderne comme eux; mais, ce faisant, ils se sont inclinés devant la transcendance et ont applaudi l ‘“Europe des nations” qu’ils détestent en général, et pour toutes les meilleures raisons du monde (de leur point de vue de postmodernes). D’où cette impression générale assez étrange, à la fois d’enthousiasme obligée mais de toutes les façons inévitable et donc nullement contraint, parce que la performance fut fameuse et que l’étiquette “Europe” en profite inévitablement, et de gêne également inévitable, parce que cette performance fut accomplie finalement au nom d’une cause bien inattendue, bien suspecte à leurs yeux d’“eurodéputés”, mais qu’ils avalèrent comme une couleuvre bien grasse.
Tant pis, – avec Sarko, ça passe ou ça casse, – en l’occurrence, ça passe parce que personne n’est capable, personne n’a les tripes de casser contre lui. Sarko, qui est un personnage également sans hésitation, a embrassé la cause de l’“Europe des nations” parce que “ça” marche et que, désormais, “ça” passe. Il croit certainement avoir trouvé un outil idéal pour s’affirmer et affirmer sa prépondérance; il est inutile de lui dire qu’en l’occurrence, c’est lui qui est l’outil idéal, notre parfait président “maistrien”, celui qui agit plutôt que penser, et qui agit bien dans ce cas, pour affirmer ce dont il est l’outil et affirmer la prépondérance de ce dont il est l’outil, – la nation dont il est l’expression légitime, et l’“Europe des nations” qui s’engouffre avec lui dans la brèche. (Cela n’implique nullement que Sarkozy agit toujours bien, car les occasions d’emprunter des courants déstructurants postmodernes ne manquent certainement pas. En l’occurrence, et parce que, vraiment, la force de la légitimité est irrésistible pour exprimer son énergie, il agit bien.)
Ainsi, le 16 décembre, saluant comme il se doit la superbe présidence française, le Parlement européen a applaudi à tout rompre au suicide de la notion européenne que lui-même représente. La chose fut faite avec une certaine inconsistance, une sorte d’inconscience générale sur l’expression et l’explication des circonstances dira-t-on, par conséquent une certaine gêne du type “je me doute qu’il se passe quelque chose mais je ne sais pas quoi”, mais nullement avec discrétion parce que Sarkozy n’en est pas coutumier, et donc d’une façon marquée et marquante («L'Europe, pour être forte, doit s'appuyer sur des États forts. […] C'est quand même aux grands pays qu'il revient d'entraîner les petits!»). De cette façon, Sarkozy, sous les applaudissements, et, peut-être, lui-même parfois avec un éclair de satisfaction matoise parce qu’il est toujours plaisant de voir une assemblée par définition croupion être conduite à Canossa, conduisit le Parlement européen à Canossa.
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