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94513 décembre 2008 — Le 9 décembre dans le Financial Times, Gideon Rachman publiait un commentaire présentant l’hypothèse d’un “gouvernement mondial” («And now for a world gouvernement»). Il présentait les arguments habituels de cette vieille utopie régulièrement recyclée au goût du jour et terminait par les obstacles qu’on est conduit évidemment à juger infranchissables pour le temps courant, puisqu’ils ont essentiellement à voir avec le sentiment et la psychologie profonde du citoyen “du monde” («The world’s most pressing political problems may indeed be international in nature, but the average citizen’s political identity remains stubbornly local. Until somebody cracks this problem, that plan for world government may have to stay locked away in a safe at the UN»). Bref, le citoyen n’est toujours pas prêt à accepter les consignes que Bertold Brecht avait autre fois énoncées si joliment, à la suite de la révolte de Berlin-Est de juin 1953 («Le Parti prononce la dissolution du peuple»).
La surprise de cet article, et d’abord de l’auteur (sur son blog le 11 décembre), a été les réactions très nombreuses, dans un sens tel qu’on aurait pu croire que la question évoquée l’était, avec passion, d’une possibilité bien concrète, et appréciée passionnément comme tout à fait applicable:
«I am amazed by how many people read that article as a passionate call for the formation of a world government, rather than a dispassionate discussion of the possibility. I began to wonder if I had misunderstood my own article.»
Effectivement, durant cette semaine l’article fut l’un des sujets de conversation favori dans les couloirs de la Commission européenne et du Parlement européen. Tout le monde en parlait, comme si l’affaire, – l’idée d’un “gouvernement mondial”, – était à portée de la main, sinon dans le sac. La chose nous est rapportée par une même source qui nous confie, parallèlement, que le sommet des chefs de l’Etat et du gouvernement de l’UE, également tenue en cette fin de semaine à Bruxelles, fut une remarquable démonstration de désunion et de désordre, l'antithèse de l'idée d'un “gouvernement européen”, – comme un commentaire ironique par rapport à ces spéculations éparses et de couloir sur la possibilité d’un “gouvernement mondial”, n’est-ce pas?
A Bruxelles, la fatigue psychologique des dirigeants que nous évoquions récemment a engendré, malgré les apparences des accords fardés pour l’occasion, – la désunion, la confusion, l’impuissance. Les résultats du sommet de Bruxelles de l’UE ont été proclamés comme remarquables, voire “historiques” (Sarko use et abuse de ce qualificatif rassurant), puisqu’il faut bien terminer en fanfare une présidence de l’UE. En réalité, ils ont marqué la reprise des thèmes, confortables et sans issue, communs à l’UE, comme l’affaire du traité de Lisbonne; avec, là où les choses comptent comme l’accord sur la réduction des émissions de gaz CO2, des dispositions assez mystérieuses pour les récalcitrants (la Pologne) mettant en lumière les pesanteurs imprescriptibles des cohabitations à 27, où le compromis forcé conduit à l’affadissement des actes. Dans tous ces cas, on a pu constater, après trois-quatre mois où le rideau s’était entr’ouvert sur une critique fondamentale du système, où le président français avait eu plus que sa part, un retour aux grands axes du système, avec le réformisme pompeux et virtualiste accordé au système comme un violon.
Pour souligner la dérision de ce rangement après une période presque “révolutionnaire”, dans tous les cas dialectiquement, on attend maintenant les Tchèques, c’est-à-dire un gouvernement archi anti-russe et par certains côtés archi anti-européen, quasiment minoritaire et détesté dans son pays, qui apporte comme priorité de sa “politique européenne”:
• Un accent sur les rapports de l’UE avec Israël (dont, de toutes les façons, nul ne sait le destin pour ces prochains mois, avec une nouvelle administration US et des élections en février d’où les durs de la droite israélienne pourraient bien sortir vainqueurs).
• Un accent sur la politique énergétique de l’UE, surtout, surtout, sans aucune concession pour les Russes, et le moins de contact possibles avec eux. Après que les relations de l’UE (des principaux pays de l’UE) avec la Russie aient été rétablies, alors que l’OTAN se rabiboche avec la Russie en quémandant des accords stratégiques, l’initiative tchèque va nous éclairer sur le paysage courant en mettant l’Europe dans une position rétrograde et archaïque par rapport à l’évolution de la situation.
• On ajoutera que ce pays, la Tchéquie, est sur la corde raide d’un accord sur l’étonnante initiative BMDE, avec une nouvelle administration US qui laisserait tomber l'initiative comme un rien, un Parlement tchèque prêt à refuser de ratifier l’accord entre la Tchéquie et les USA d’avant (ceux de Bush), tout cela pour encore plus interférer dans l’évolution des relations avec la Russie. Inutile de tenter de décrire la jubilation russe, sollicitée de toutes parts et qui retrouve une UE, avec un pays microscopique à sa tête, en crise et embourbé dans cette affaire du BMDE figurant désormais comme une pure provocation anti-russe, au nom d’un provocateur malgré lui (l’UE) qui a besoin de la Russie.
D’une façon générale, il est difficile de faire pire dans la dérision et l’aveuglement de la perspective, alors que la crise générale continue à son rythme. Il ne reste plus qu’à attendre son prochain spasme, pour forcer à nouveau certains dirigeants européens à tenter de prendre leurs responsabilités. La présidence française, qui a été pleine de brio face aux deux crise (Géorgie et finance), a servi à démontrer que l’Europe ne marche que quand on la force à des politiques d’urgence face à des événements inattendus dont notre époque est farcie, c’est-à-dire contre le gré et l’usage de ses institutions. Par contre, cette même présidence, oubliant ses projets de “gouvernement européen renforcé” face à la crise, termine bien selon l’esprit de contradiction français, en remettant sur les rails divers processus dont elle a démontré la vanité et l’impuissance. La France est ce pays dont les tendances naturelles lui font voir l’évidence des grandes politiques, et dont l’intelligence extrême le fait aussitôt reculer sur cette voie, de peur de se distinguer des autres et d’empêcher la médiocrité courante de s’exprimer selon les voies institutionnelles. C’est ce qu’on appelle, à Paris, “être Européen”. Quoi qu’il en soit, encore quelques épisodes de la sorte, avec de si violents coups de barre faisant office de démonstration in vivo de l’impuissance institutionnelle, et il ne restera plus grand’chose de l’Europe institutionnelle. Cela ne serait pas la plus mauvaise nouvelle du monde.
Pendant ces quelques mois, d’août à novembre, l’Europe institutionnelle a été paralysée, impuissante, inutile, se contentant de suivre éventuellement des initiatives ou des décisions prises par les Etats qui comptent. Aujourd’hui, on rétablit la politique d’impuissance as usual, en revenant au sempiternel traité de Lisbonne qui devrait donner plus de pouvoirs à un organisme impuissant à en user, sinon pour des politiques catastrophiques (blocages avec la Russie, politique hyper-libérale) et des initiatives à mesure (l’idée israélienne de la présidence tchèque est très appréciée dans les couloirs de la Commission européenne). Il semble que ces institutions favorisent systématiquement ce qui pourrait être désigné comme une politique de “la paille et la poutre”, toujours habiles à éviter la poutre, toujours satisfaites de la paille que saurait leur apporter l’un des gouvernements microscopiques parmi les 27.
Alors, revenons à l’idée de Gideon Rachman si appréciée dans les couloirs des institutions européennes. Pourquoi si appréciée? Reprenons quelques phrases du début de cet article:
«A “world government” would involve much more than co-operation between nations. It would be an entity with state-like characteristics, backed by a body of laws. The European Union has already set up a continental government for 27 countries, which could be a model. The EU has a supreme court, a currency, thousands of pages of law, a large civil service and the ability to deploy military force.
»So could the European model go global? There are three reasons for thinking that it might.»
Pour suivre : bla bla bla, bla bla bla… Jusqu’à la reconnaissance par l’auteur, finalement, que sa démonstration est vaine puisqu’il n’y a guère de chance pour que tout cela puisse marcher avant deux ou trois siècles, en raison de la persistance, voire du renforcement de l’allergie des populations européens pour cette idée. On comprend l’étonnement de Rachman, devant le flot de réactions qu’il a reçues, dont nombre semblaient tenir pour acquis qu’il avait voulu dire qu’un tel “gouvernement mondial” était possible. «I began to wonder if I had misunderstood my own article.»
Cet engouement pour l’évocation d’un “gouvernement mondial” qui aurait comme modèle le “modèle européen”, cet engouement comme fait anecdotique mais significatif à notre sens, est moins une utopie de hasard que l’expression d’une angoisse qui ne cesse d’enfler, et que la cacophonie bruxelloise maquillée en succès européen justifie en contrepoint jusqu’à l’absurde. Cette utopie angoissée est, de la part des milieux européens qui se reconnaissent si volontiers dans le Financial Times, comme une tentative de conjurer un sort qui ne le cède sur rien dans sa dynamique déstructurante de notre système, abat les énergies de ceux qui prétendraient le servir ou le défendre, élargit la béance de la perspective catastrophique par où certains hommes politiques vont jusqu’à proclamer la réalité de la crise systémique.
On peut placer symboliquement ces deux événements en regard, et tant mieux si l’un (l’article de Rachman) paraît dérisoire et anecdotique, et l’autre (le sommet de Bruxelles) fait l’important, comme tous les sommets de l’UE. Nous dirions, pour notre part et sans grand risque dans une époque si relative dans l’information qu’elle véhicule, que la dérision n’est pas du côté qu’on croit, que l’apparente futilité en dit plus que les pompes et les ors. L’article de Rachman sonne comme un constat ironique de la perfection théorique et idéologique de l’UE, aussitôt confronté à son inexistence et à son impossibilité dans la réalité, avec ses lecteurs tombant avec délice dans le piège de l’utopie; tandis que le sommet de l’UE nous fait la démonstration, qui complète le propos, de l’impuissance du processus.
De ce côté de l’Atlantique, comme en Amérique, comme dans tout le monde civilisé et sûr de l’être, où existe la sensation de la perte de contrôle des événements, de l’incompréhension de ces événements, l’angoisse et l’amertume règnent. Les acteurs manipulés de ces temps extraordinaires se donnent parfois l’illusion de croire encore à leurs illusions; cela s’est vu dans les colonnes du FT comme sous les colonnes, s’il y en a, des palais postmodernes de l’Union Européenne. Il faut bien passer le temps, surtout lorsqu’il est effectivement historique et extraordinaire, et qu’on n’y peut rien. Pour l’Europe, pour le temps présent, nous n’avons qu’à attendre la prochaine explosion de colère de la crise. Cela ne saurait tarder. Dans cette attente, effectivement, on peut également parcourir les colonnes du FT.