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110919 juin 2008 — Voici deux points de vue remarquables concernant le sort de l’Europe et l’attitude de la France. Les deux analystes sont deux personnalités très différentes, aux conceptions également différentes ; leurs analyses diffèrent également, dans la forme et sur le fond ; pourtant, ils arrivent, sur un point essentiel, dans l’esprit de la chose sans aucun doute, à une proximité si remarquable qu’elle nous paraît significative. On dirait que cette similitude reflète une attente, ou une exigence de l’Histoire.
Il s’agit de William Pfaff et de George Friedman (de Stratfor.com). Les deux hommes sont Américains. Pfaff est plus historien qu'analyste, Friedman plus analyste qu’historien. Le premier est de tendance certainement libérale (au sens politique et américain du terme) mais il se définit volontiers comme un “gaulliste américain” à cause de ses propres tendances souverainistes et il a sans aucun doute une perception d’historien de la politique. Friedman est plus un analyste au sens anglo-saxon du terme, de tendance conservatrice et attentif aux facteurs d’armement et de force, dirigeant une société d’analyse (Stratfor) dont les proximités conservatrices, notamment du Pentagone, sont connues. Pfaff vit hors des USA (à Paris) et il est, avec sa culture historique, l’un des commentateurs américains les plus aptes à comprendre les affaires européennes, et particulièrement les affaires françaises; Friedman vit aux USA (au Texas, où se trouve le siège de Stratfor) et cultive une vision de stratège très américano-centrée, plus attachée à l’évaluation théoriques des forces qu’à celle des nuances historiques. Leurs différences, à partir d’un tronc commun qui n’a ainsi qu’une importance relative, rend d’autant plus significative la proximité d’une de leurs conclusions.
• La courte chronique de William Pfaff mise en ligne sur son site (erronément à la date du 12 juin, – il doit s’agir du 17 juin) se veut surtout analytique. Elle ne pose pas de diagnostic sur l’Europe après le référendum irlandais mais le ton est très peu optimiste. Elle observe ce que Pfaff considère certainement comme un entêtement destructeur, de la part des dirigeants européens, de poursuivre dans la voie actuelle, et considère ce qu’il juge être les alternatives nécessaire (nous soulignons les mots qui nous paraissent importants dans l’analyse de Pfaff): «No one seems willing to recall what has long been evident, that at least two and possibly three European unions are wanted and needed.»
Pfaff envisage les deux possibilités actuellement considérées. D’une part, l’actuelle situation, qui serait poursuivie et élargie sans limites, avec une ambition presque globale, d’un côté vers un axe transatlantique, de l’autre éventuellement jusqu’à la Russie, voire jusqu’au Moyen-Orient, – «…to include the Balkan non-members, Turkey, the ex-Soviet states Ukraine and Georgia, eventually Russia itself – and after that, who knows? Some see this as the great justification for European unification: the pacification of Europe and Eurasia, and even the Middle East, rescuing all from their histories». D’autre part, l’Europe “à deux vitesses”, avec peut-être jusqu’à 12 pays à partir du rassemblement originel, le reste étant dans une zone générale de libre-échange. «This would be two-speed Europe, at present unacceptable to most EU members.»
L’orientation actuelle est donc la traditionnelle poussée à l’élargissement qui, à côté de la poussée vers l’Est et le Sud, comprend essentiellement la poussée vers l’Ouest, pour un marché transatlantique. (Du côté français, c’est la thèse d’Edouard Balladur, qui semble avoir le soutien de Sarkozy et à laquelle nous nous sommes déjà référé: une union UE-USA avec une égalité de partenariat.) «However it is a pipe-dream, because the United States is most unlikely ever to be willing to yield even the minimal element of sovereignty this association with major European states would require. Washington might allow the U.K. and some of the small Atlanticist European states into an enlarged version of the North American Free Trade Area, but might hesitate even at that, since the European members would very likely object to some of the economic and security rules the U.S. would demand.»
Le résultat concret de cette orientation serait, pour l’Europe, la misérable affaire que nous devinons chaque jour davantage: «The last possibility is for the existing and enlarged Europe to continue as an integrated economy and trade zone, loosely associated with the United States in a subordinate role, but with no foreign policy or international personality of its own because of the conflicting interests and conceptions of its numerous members. This is where Europe seems headed now.
Mais l’intérêt principal du propos est que Pfaff introduit une option intermédiaire et, nous semble-t-il, assez nouvelle. Il nomme cette option “l’Europe avec un numéro de téléphone”, avec la particularité qu’il y pourrait y en avoir deux…
«It certainly could not include the EU’s 27 or 30 members, or even 15, and probably could not accept more than one of the traditional great powers as member. One imagines it with Germany as its core, and including Benelux (possibly without French-speaking Wallonia in Belgium), Austria, and quite possibly Scandinavia and Finland.
»It is possible that a second, and parallel, integrated union could also take form, undoubtedly with a different telephone number. It would be composed of France, Spain and Italy, and would have an interventionist and active foreign policy, meant to weigh in world affairs. Spain and France were major imperial powers, Italy a minor one, but all are open to the non-European world, with attachments to the Middle East, Latin America and Africa.»
• Friedman donne son analyse en date du 17 juin en accès libre. Il s’agit d’une longue analyse, qui développe la problématique européenne dans toute sa complexité. Nombre de ces points de son analyse sont assez contestables, notamment dans les intentions politiques des principaux acteurs; notamment, lorsqu’il observe à propos du “couple” franco-allemand et de la volonté de ces deux pays de créer une Europe politique, que son but serait de “contrôler” les USA: «It should be the equal of the United States in shaping the world. This isn’t simply a moral position, but a practical one. The United States throws its weight around because it can, frequently harming Europe’s interests. The French and Germans want to control the United States.»
Non, l’intérêt de l’analyse de Friedman est ailleurs, dans sa dernière partie où il analyse la position et la politique française. Dans ce cas, il montre une certaine finesse historique, peut-être assez inattendue. Il ne décrit certainement pas la pensée française actuelle, qui se réduit à foncer comme un taureau dans la voie sans issue décrite par Pfaff, mais devine peut-être des tendances plus profondes qui pourraient s’imposer aux petits esprits en place, qui sont de faible résistance aux tendances historiques. Le passage sur la France vaut donc citation complète, après avoir précisé que la conclusion précédente à laquelle Friedman est arrivée sur l’Europe en général (celle qui est actuellement en place) est celle-ci: «There will be no collective European foreign or defense policy simply because the Europeans do not have a common interest in foreign and defense policy.»
Puis il enchaîne...
«Paris Reads the Writing on the Wall
»The French have realized this most clearly. Once the strongest advocates of a federated Europe, the French under President Nicolas Sarkozy have started moving toward new strategies. Certainly, they remain committed to the European Union in its current structure, but they no longer expect it to have a single integrated foreign and defense policy. Instead, the French are pursuing initiatives by themselves. One aspect of this involves drawing closer to the United States on some foreign policy issues. Rather than trying to construct a single Europe that might resist the United States — former President Jacques Chirac’s vision — the French are moving to align themselves to some degree with American policies. Iran is an example.
»The most intriguing initiative from France is the idea of a Mediterranean union drawing together the countries of the Mediterranean basin, from Algeria to Israel to Turkey. Apart from whether these nations could coexist in such a union, the idea raises the question of whether France (or Italy or Greece) can simultaneously belong to the European Union and another economic union. While questions — such as whether North African access to the French market would provide access to the rest of the European Union — remain to be answered, the Germans have strongly rejected this French vision.
»The vision derives directly from French geopolitical reality. To this point, the French focus has been on France as a European country whose primary commitment is to Europe. But France also is a Mediterranean country, with historical ties and interests in the Mediterranean basin. France’s geographical position gives it options, and it has begun examining those options independent of its European partners.
»The single most important consequence of the Irish vote is that it makes clear that European political union is not likely to happen. It therefore forces EU members to consider their own foreign and defense policies — and, therefore, their own geopolitical positions. Whether an economic union can survive in a region of political diversity really depends on whether the diversity evolves into rivalry. While that has been European history, it is not clear that Europe has the inclination to resurrect national rivalries.
»At the same time, if France does pursue interests independent of the Germans, the question will be this: Will the mutual interest in economic unity override the tendency toward political conflict? The idea was that Europe would moot the question by creating a federation. That isn’t going to happen, so the question is on the table. And that question can be framed simply: When speaking of political and military matters, is it reasonable any longer to use the term Europe to denote a single entity? Europe, as it once was envisioned, appears to have disappeared in Ireland.»
Les originalités de ces deux propos sont nombreuses.
• D’abord, les deux auteurs s’accordent à considérer que l’actuelle orientation (Europe à 27+, union transatlantique, etc.) est catastrophique. Pour Friedman, elle est morte, pour Pfaff elle conduit à la sujétion de l’Europe aux USA. Dans tous les cas, l’affaire irlandaise a définitivement mis en évidence le vice de l’orientation.
• Les deux auteurs considèrent que les rapports avec les USA sont pervertis, dans un sens ou l’autre, s’ils se placent dans le schéma actuel (Europe à 27+ cherchant un rapprochement avec les USA, ce qui est la tendance actuelle, y compris des Français bien entendu).
• Enfin, les deux auteurs considèrent que la seule possibilité d’une Europe réduite ayant une cohésion politique forte et une politique à mesure, parmi les myriades de formules envisagées, est celle, réduite, qui se forme autour de la France. (Pfaff, à propos de la deuxième “Europe avec un numéro de téléphone”, avec France, Italie et Espagne au moins, ouverte sur la Méditerranée: «… and would have an interventionist and active foreign policy, meant to weigh in world affairs».)
• Les deux auteurs en viennent naturellement, Friedman avec l’originalité d’accorder toute son importance au projet d’union méditerranéenne de la France, à envisager la séparation du “couple” franco-allemand. Cela a la logique de séparer deux conceptions opposées (l’Europe intégrée, régionalisée et politiquement désengagée des Allemands, l’“Europe-puissance” réduite en nombre des Français). Friedman pose le plus nettement la question de savoir si une telle séparation ne va pas faire renaître l’antagonisme franco-allemand que l’Europe est censée avoir enterré à tout jamais : « Will the mutual interest in economic unity [between France and Germany] override the tendency toward political conflict?»
Les deux visions ont leurs originalités propres. On a vu celles de Friedman, à laquelle il faut ajouter une vision très tactique, et nullement idéologique, du rapprochement entre la France et les USA, – faite pour servir les intérêts européens des Français et nullement pour amarrer la France aux USA. Celle de Pfaff a l’originalité de constater le divorce franco-allemand, avec la formation de deux rassemblements réduits autour des deux pays, et l’originalité régionale et très actuelle de faire de la Belgique le point de rupture; dans son schéma, en effet, apparaît implicitement l’idée de l’éclatement de la Belgique, avec la Wallonie rejoignant la France et la Flandre rejoignant l’association fédérale autour de l’Allemagne. Pour les deux auteurs, les deux rassemblements se placent dans des conceptions politiques diamétralement opposés, qui prennent en compte une évidente réalité que les Français ont toujours voulu se dissimuler: la conception non-politique et régionaliste de l’Allemagne, contre la conception politique de puissance de la France.
Utopie tout cela, wishful thinking? Eh bien non, à notre sens, – plutôt logique historique, avec le constat réaliste d’une fondamentale incompatibilité d’esprit et de conception entre Paris et Berlin, de l’impossibilité de la poursuite du schéma actuel sinon à voir l’Europe totalement dénaturée et réduite à la vassalisation, de la prise en compte de la grande incompatibilité existant entre Europe du Sud et Europe du Nord et la tendance naturelle de l’Europe du Sud à devenir la force impulsive d’un rassemblement méditerranéen qui retrouve l’Histoire passée en inspirant l’Histoire présente, – ou en acceptant l’inspiration historique présente.
Ces idées sont totalement étrangère aujourd’hui aux élites européennes, surtout françaises, plus que jamais “européistes”, pro-anglo-saxonnes, pro-américanistes idéologiquement, adeptes de l’Europe à 27+ et ainsi de suite. Mais que valent les conceptions de ces élites, hors de l’esprit de mode et d’un conformisme de fer absolument fermé? Rien, sans nul doute, – avec la réserve que la médiocrité est aujourd’hui la vertu la plus aisément triomphante sans aucun doute si l’on s’en remet aux forces politiciennes, non-historiques en jeu. Donc, il ne faut pas trop compter sur les hommes, surtout en France. Mais il y a les événements, c’est-à-dire l’Histoire, qui fait très vite ces hommes petits, leur restituant leur réalité sans fard. Le fait est qu’après le “non” irlandais, la sauvegarde de la catastrophique orientation actuelle est de plus en plus malaisée, comme le note le Guardian aujourd’hui, avec la marque symbolique de cette orientation, déjà annoncée, que Barroso commence à être mis en cause.
La question, pour compléter Pfaff et Friedman, dont les analyses et les hypothèses ont effectivement le poids de la cohérence historique, est de savoir si nous n’arrivons pas à un autre moment “maistrien” de l’Europe. L’effacement bienvenu des “scélérats” selon Maistre, pour laisser l’Histoire faire son travail avant de leur restituer leur place consistant à entériner le nouveau courant historique, serait une chose bienvenue et enrichissante. La dégradation de la crise irlandaise, malgré les certitudes initiales des “scélérats”, est une chose qui va dans ce sens.
Une dernière note, significative, pour conclure: l’absence complète du Royaume-Uni dans les schémas de nos deux auteurs, comme dans leurs textes en général sinon d’une façon complètement accessoire. Dont acte, sans trouver fondamentalement à y redire. Dans l’état actuel du pays, il faudrait au Royaume-Uni un Churchill “en sens inverse” dans ses orientations politiques pour peser d’une façon constructive sur les affaires européennes.
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