L’Europe et l'incertitude allemande

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L’Europe et l'incertitude allemande

11 mars 2007 — Le vénérable (88 ans) chancelier Helmut Schmidt a pris la plume pour vitupérer. Il signe dans Die Zeit le 9 mars un article dont le sujet est le système anti-missiles (les BMD, ou Ballistic Missiles Defense) dont les USA veulent installer au moins deux éléments en Europe (en Pologne et en Tchéquie). C’est une appréciation critique, de la part de celui qui a déclenché la crise des euromissiles en dénonçant en 1977 les premiers déploiements de SS-20 soviétiques.

L’article de Schmidt est plus symbolique qu’original. Ce vieux social-démocrate allemand, atlantiste jusqu’à la moelle, a bien du mal à critiquer les Américains de façon efficace. Mais il le fait tout de même, un peu comme un “minimum syndical” dû à son parti et aux intérêts allemands. Il critique la décision de déployer les systèmes BMD prise par les USA, qu’il charge de la responsabilité d’avoir déclenché une nouvelle course aux armements.

«A new technological arms race between nations with atomic weapons is already under way. This development will inevitably lead to non-nuclear states feeling left hoodwinked and left out in the cold.»

L’intervention symbolique de Schmidt donne une bonne mesure du désarroi allemand lorsque les Allemands sont obligés de réfléchir à la situation stratégique qui s’installe. La querelle russo-américaniste explicite dans l’affaire des BMD écartèle l’Allemagne entre deux relations qui lui sont presque aussi chères et nécessaires l’une que l’autre. Du point de vue de la symbolique politique et du point de vue psychologique, sans compter les liens habituels dans ce genre d’alliance, l’alliance US est traditionnellement plus importante pour l’Allemagne ; mais la Russie est beaucoup, beaucoup plus proche que les USA, et de plus en plus proche ces derniers temps.

Un autre point est celui de la perception publique. Cette querelle sur le point précis mais explosif des BMD rencontre et même symbolise la désaffection considérable du public allemand vis-à-vis de la politique US. Parallèlement et d’un même élan, elle réactive en l’installant dans les événements courants une dynamique toujours latente du puissant pacifisme allemand, sur fond religieux.

Cet extrait de EU Observer du 6 mars est significatif. Les mots “pacifisme” et “amitié russe” y figurent d’une façon révélatrice, rapprochés l’un de l’autre d’une façon également révélatrice.

«Martin Schulz, the leader of the socialist group in the European Parliament and member of the ruling German SPD party, called upon German chancellor Angela Merkel to put the topic on the agenda of an EU leaders meeting later this week (8-9 March).

»“The topic has to be discussed at the European Council because it is a central theme for the EU,” he told Spiegel Online.

»“The chancellor should resist the planned defence system,” he said expressing pacifist and Russia-friendly sentiments in the SPD party.»

Effectivement, Merkel a inscrit cette question in extremis à l’ordre du jour du sommet. On en a eu un écho avec les commentaires de Chirac. Ce qu’on en sait est que les échanges furent vifs et tonifiants entre partisans et adversaires des BMD, avec les Polonais symboliquement en point de mire.

L’atmosphère en Allemagne est singulière. L’envoi de deux Tornado en Afghanistan a constitué une épreuve douloureuse, qui laissera des traces. Des procédures ont été engagées pour dénoncer l’illégalité de cette démarche. Les églises s’agitent. L’église catholique est plutôt du côté des adversaires de la guerre. Le monde économique allemand mesure ses attaches avec la Russie, qui sont nombreuses et qu’on ne voudrait pas voir compromettre. Parallèlement, il supporte mal les nouvelles restrictions que les USA veulent imposer sur le commerce avec l’Iran.

Ces signes montrent que les classes dirigeantes allemandes sont aujourd’hui fortement perturbées. Elles ont parfaitement conscience du dilemme qui s’est brusquement ouvert avec la crise des BMD, et que ce dilemme c’est, à son extrême, la Russie ou les USA. L’on comprend aussitôt que chacune des deux options implique une orientation différente de l’Europe, de l’Alliance, de la coopération, etc. Jamais l’enjeu n’a été aussi clairement exposé depuis la crise des euromissiles, mais dans un sens très différent si pas simplement opposé.

Une dynamique des impuissances

Le cas allemand est du plus haut intérêt parce que la crise qui se dessine place cette puissance centrale de l’Europe, pour la première fois depuis longtemps (depuis l’idylle de Gaulle-Adenauer, peut-être ?), dans une véritable position d’incertitude, — autre mot pour “ouverture”. Comme on le comprend, — et c’est pour cette raison que l’analogie avec de Gaulle-Adenauer est excellente, — il ne s’agit pas dans l’hypothèse la plus extrême de changer de sujétion, de “parrain”, de passer de l’américaniste au russe, mais bien d’évoluer vers un desserrement de la tutelle américaniste. Dans ce cas également, la situation est plus claire que dans la crise des euromissiles de 1977-1987 où le pacifisme pouvait pousser l’Allemagne dans l’orbite de Moscou, — évolution alors stratégiquement inacceptable.

Selon l’évolution de la situation, un enchaînement des circonstances pourrait :

• d’une part, éloigner l’Allemagne de l’orientation transatlantique systématique à cause d’un éloignement de la politique US imposé par les circonstances ;

• d’autre part, à cause de la querelle avec la Pologne qui est gravissime, éloigner l’Allemagne du schéma européen maximaliste de l’élargissement accompagné de la recherche de l’intégration fédéraliste.

Tout cela rapproche l’Allemagne du chemin de la France (toujours l’idylle de Gaulle-Adenauer) et d’une formule de type “noyau dur” qu’on ne cesse d’évoquer depuis l’échec du référendum français de mai 2005. Prenons garde à bien mesurer cette évolution. Il s’agirait moins d’un rapprochement des thèses françaises implicites (on parle du “chemin de la France”) que d’un éloignement des thèses que rejettent les plus “européanistes” des Français. La dynamique de “l’élargissement accompagné de la recherche de l’intégration fédéraliste” marche pour l’élargissement et beaucoup moins pour l’intégration, et fixe la situation objective dans un état de sujétion des USA et d’impossibilité d’évoluer vers une “Europe-puissance”. S’écarter de cette dynamique a comme effet immédiat la réduction de l’état de sujétion des USA et le déblocage de la possibilité d’évolution vers l’“Europe-puissance”. Pour le reste (l’évolution européenne), tout est à faire et tout reste ouvert ; mais la logique qui rapproche les pays de même obédience plaide pour un rassemblement en “noyau dur” sans préjuger de la forme de cette association.

Il est important de ne pas considérer dans cette hypothèse d’évolution une volonté politique, ou l’habileté d’une personne ou d’un groupe de personnes disposant de pouvoirs de direction politique. Ces traits (“volonté politique”, “pouvoir de direction politique”) sont caractérisés aujourd’hui par une impuissance d’autant plus complète que le virtualisme entretient l’illusion de l’influence sur les événements. Ce que nous décrivons est l’hypothèse d’une dynamique engendrée par des événements dont le caractère incontrôlable est par ailleurs évident, et a contrario une dynamique permise par les impuissances politiques à contrôler les événements, — ce qui pourrait être qualifié joliment de “dynamique des impuissances”. Le réseau BMD américaniste est le pur produit d’une dynamique bureaucratique, sans rapport avec aucune réalité stratégique, ni iranienne, ni nord-coréenne, ni même russe. Une possible évolution allemande serait de la même eau. On doit entendre comme une évidence qu’il s’agit de la seule voie aujourd’hui pour parvenir à des événements d’importance.