L’Europe et sa crise de nerfs modèle-1914

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L’Europe et sa crise de nerfs modèle-1914

Il y a peu (voir le 12 mars 2013), le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Junker évoquait 1914, devant la perspective d’un 2014 chargé du symbole du centenaire de la Grande Guerre. Cette image, ce symbole pourtant bien facile, semble hanter les psychologies épuisées et énervées de nos directions politiques. Timothy Garton Ash (TGA pour les amis) tente de nous rassurer, y compris en passant la patate chaude aux amis asiatiques selon une analogie historiquement et psychologiquement extrêmement oiseuse («The 1913 analogy is more applicable to Asia today, with China taking the part of Wilhelmine Germany»), – mais nous croyons, nous, qu’il tente surtout de se rassurer, lui… (Dans le Guardian de ce 28 mars 2013.)

«…Nonetheless, this is bloody dangerous. To be sure, 2013 is not 1913. Germany may be calling the shots in the eurozone, but it never sought this place in the sun. The German people were never asked if they wanted to give up the deutschmark – the answer would have been "no" – and roughly one in three of them now say they would like to return to it. In saying this, they profoundly misunderstand their own national economic interest, but that's another story.

»The EU as a whole is the most reluctant empire in European history, and Germany is a reluctant empire within this reluctant empire. The risk of interstate war in EU Europe is tiny. (The 1913 analogy is more applicable to Asia today, with China taking the part of Wilhelmine Germany.) There is, however, a real danger that the bonds of sentiment and fellow-feeling essential to any political community are being rent asunder.»

Il faut dire que Chypre, cette petite île sans importance dont la Troïka n’allait faire qu’une bouchée de pain sous la baguette éclairée de la chancelière de fer, bouleverse le continent, les 27, les 17, l’establishment, les plus européens, les salons, les BHL divers, tout cela au nom de la protection du sacro-saint euro vécu comme une sorte de référence idéale ; ou bien est-ce au nom de la prochaine élection législative en Allemagne, en septembre prochain, – qui sait…. Qu’importe d’ailleurs, l’essentiel n’est certainement pas dans les événements apparents, les péripéties financières, les montages divers et la vertueuse “logique du capitalisme”. L’essentiel est dans les psychologies qui alimentent les intelligences de pensées terriblement sombres. Ainsi en est-il du petit Luxembourg, qui se sent particulièrement visé par le précédent chypriote. Le Luxembourg est pourtant l’un des pays fondateurs de Notre-Europe, dès 1956. Eh bien, il accuse directement l’Allemagne, comme un vulgaire ministre des affaires étrangères aurait pu parler du Reich en 1913.

Cette fois, il s’agit du ministre luxembourgeois des affaires étrangères Jean Asselborn, et son accusation ne porte pas moins que la dénonciation furieuse d’une volonté hégémonique de l’Allemagne sur l’Europe. Tout le monde le sait, certes, mais l’annoncer haut et clair à l’agence Reuters (le 26 mars 2013), c’est une autre affaire. Et c’est une autre affaire, également, que les attaques d’Asselborn rencontrent une contre-attaque tout aussi décidée, de la part du chef de l’opposition allemande, signifiant par là même que, oui, comme en 1914, le Reich est uni. (Et les élections de septembre prochain, c’est pour tout le monde en Allemagne.)

«“Germany does not have the right to decide on the business model for other countries in the EU,” Foreign Minister Jean Asselborn told Reuters. “It must not be the case that under the cover of financially technical issues other countries are choked.” “It cannot be that Germany, France and Britain say ‘we need financial centers in these three big countries and others must stop’.” That was against the internal market and European solidarity, and “striving for hegemony, which is wrong and un-European,” he said. […]

» On Tuesday, Joachim Poss, deputy leader of the main opposition Social Democrats in parliament, said the EU must insist on reforms in other financial centers guilty of “tax dumping” in the euro zone such as Luxembourg, Malta and Ireland. Responding to Asselborn's comments, Poss said: “In the long term no business model can be tolerated in a market economy that circumvents fair competition. Of course Luxembourg belongs to the group of problem countries.” German politicians have stepped up their attacks on tax evasion ahead of federal elections in September.»

Le cas du ministre des affaires étrangères n’est pas isolé, il n’est pas accidentel, ce n’est ni un “dérapage” ni un “ballon d’essai”. C’est, clairement et nettement, la couleur furieuse de la position luxembourgeoise. Le Premier ministre Juncker le confirme mercredi (le 27 mars 2013, sur Reuters), attaquant en passant son successeur à la présidence de l’Eurogroupe, le Hollandais Dijsselbloem qui a diffusé la trouvaille selon laquelle Chypre pourrait être un exemple de cure radicale et vertueuse à suivre, et Juncker-versus- Dijsselbloem mettant ainsi à mal une solidarité fondamentale, elle aussi fondatrice de Leur-Europe, – le Benelux… «It disturbs me when the way in which they tried to resolve the Cyprus problem is held up as a blueprint for future rescue plans… It is no blueprint. We should not give the impression that in future savings deposits in Europe might not be secure. We should not give the impression that investors should not keep their money in Europe. […] This harms Europe's entire financial centre...»

Mais il ne s’agit pas du débat financier, des méthodes choisies, d’une Allemagne découvrant brusquement le besoin d’affirmer une pesante vertu, le sort d’un l’un ou l’autre “petit” pays à l’énorme appendice bancaire et fiscalement paradisiaque, et dont on découvrirait aujourd’hui l’horreur extraordinaires, éthique autant qu’économique (surtout le cas du Luxembourg, répétons-le membre fondateur du Traité de Rome et dont l'énorme appendice bancaire n'a gêné personne pendant un demi-siècle). Il s’agit de l’état de l’esprit, avec une psychologie dévastée, conduisant à des pensées et des jugements terribles, une parcellisation de l’Europe comme si l’on dissolvait quelque chose qui n’existait même pas, mais à la croyance de laquelle est accrochée la survie de tous les ersatz de piètres politiques nationales qui composent l’Europe…

TGA continue dans ce sens et il s’épouvante de ce qu’il découvre chez chacun par rapport aux autres, c’est-à-dire l’inexistence de l’Europe. Et voilà même qu’il en viendrait à regretter qu’au contraire de 1914 ou des années 1930, l’Europe ne soit composée que de démocraties, qui sont finalement synonymes de démagogie, d’instabilité, qui par instant poussent à la vertu excessive, dont on s’aperçoit qu’elle est, étrangement, anti-européenne…

«“Hitler-Merkel” said a banner carried by young Cypriot protesters earlier this week. Next to those words there was an image of the European flag, its yellow stars on a blue background now angrily crossed out in red. Sweeping negative generalisations are heard about “north” and “south” Europeans, almost as if these were two different species. Yet what historian could seriously maintain that Milan has more in common with Nicosia than it does with Nice or Geneva? Even highly educated pro-Europeans say things in public about other nations that a decade ago they would not even have thought, let alone expressed. As parts of Europe became more anti-German so parts of Germany became more anti-European. A vicious spiral looms into view, like a twister on a rural highway in the American midwest.

»We should note with relief what has not happened – or at least not for the most part and not yet. With the exception of neofascist parties such as Golden Dawn in Greece, European rage has not been turned against immigrants, minorities, and imagined fifth columns. Germans do not blame their woes on rootless Jews, Muslims or freemasons; they blame them on feckless Greeks. Greeks do not blame their woes on rootless Jews, Muslims or freemasons; they blame them on heartless Germans.

»Nonetheless, this is bloody dangerous… […]

»Yet the deepest cause is the mismatch between a single currency area and 17 national polities. The economics are continental, the politics are still national. What is more, those politics are democratic. If this is not 1913 it is also not the 1930s. Instead of the “Europe of the dictators” we have a Europe of democracies. Instead of Trotsky's “permanent revolution”, we have permanent elections. Some leader somewhere in Europe is always having to trim the jib and pull in the mainsail because of an imminent vote. This year, it happens to be Angela Merkel, whose general election looms in September. Every one of the eurozone's 17 and the EU's 27 national leaders thinks first of their national politics, media and opinion polls. Tempting though it is to say: “We have made Europe, now we must make Europeans,” the truth is that in this respect we have not made Europe.»

Le pseudo-soulagement accessoire et en passant de TGA est charmant et complétement irresponsable même si cela ne peut que satisfaire le parti des salonards, – mais il est aussi significatif, puisque l'observation débouche tout de même sur un antagonisme si considérable et bien réel, et somme toute bloody dangerous. (Ouf ! nous dit TGA. On ne hait ni les Juifs, ni les musulmans, ni les francs-maçons, on ne hait que les Allemands…) L’évolution de Juncker, par ministre interposé, ne l’est pas moins, significative : il y a quinze jours, le Premier ministre luxembourgeois se disait stupéfait et choqué, notamment, par cette vindicte anti-allemande, – chez les Grecs, tiens, on se demanderait bien pourquoi… («I was equally shocked by the banners in Athens protests depicting Chancellor Merkel in a Nazi uniform.») Aujourd’hui, son ministre des affaires étrangères ne dit pas différemment. Et dans toutes ces psychologies énervées, certes, rôde le modèle-1914, et le spectre étrange, si complètement dépassé comme on dit “passé de mode”, de la guerre, de la Grande, du modèle-1914.

“Si complètement dépassé”, certes… Tout le monde évoque la guerre pour dénoncer un spectre désormais possible, en se référant à 1914. Sans même se référer aux réseaux serrés de connivences forcés et de solidarités imposées entre tous ces dirigeants et directions politiques, cette pression constante du Système pour les réaligner selon les consignes communes et impératives, qui s’interroge seulement et tout simplement à propos du “comment” ? Comment pourraient-ils faire la guerre aujourd’hui, tous ces pays exsangues, au bord de l’effondrement politique et de l’insurrection sociale, avec des armées réduites au minimum de quelques expéditions lointaines, tous ces pays qui ont sacrifié souveraineté, patriotisme, sens de l’identité à quelques totems communs plantés à Bruxelles, qui ne pourraient plus aujourd’hui songer sérieusement à une mobilisation alors que l’ennemi privilégié de leurs populations est devenu l’ensemble de leurs propres directions politiques, à ces populations ? C’est une étrange situation finalement, car il pourrait bien nous sembler que c’est cette impossibilité technique, sociale, psychologique, voire de communication, d’envisager de faire la guerre comme le fut la Grande Guerre, – la guerre impossible à cet égard, si l’on veut, – que c'est cette impossibilité, actée inconsciemment, qui rend possible cette hargne extraordinaire qui se répand, cet antagonisme général, ces accusations des plus faibles contre les plus forts, ce mépris des plus forts vis-à-vis des plus faibles, tout cela à peine camouflé derrière des comptabilités de circonstance et des principes rabibochés pour l’occasion. Cet état de paix obligatoire qui doit être manifestée avec enthousiasme sinon avec une affection presque amoureuse, qu’impose le carcan européen additionné et multiplié par le fardeau de l’infrastructure crisique et au prix de la perte totale du sens de la tragédie qu’est l’Histoire, libère les hargnes psychologiques, les critiques culturelles et identitaires. La situation ne cesse de stimuler la rancœur impuissante, l’invective inexprimée, l’hostilité contenue. La guerre n’existe plus, mais la guerre est-elle vraiment nécessaire ? Toutes ces psychologies sont aujourd’hui au bord de la crise nerveuse, épuisées, titubantes dans leurs affrontements producteurs de frustrations extraordinaires qu'il faut pourtant dissimuler.

Et pourtant, justement, pourtant il faut continuer, ensemble, solidaires, et au prochain sommet affirmer à nouveau qu’on s’aime et que l’Europe est, comme la femme, l’avenir de l’homme. C’est une tâche épuisante : s’il n’y a plus la guerre pour les corps et la tragédie pour les âmes, il y a, en cours, un véritable calvaire s’apparentant au pire de la guerre des tranchées pour les psychologies. Les termites, là aussi, sont à l’œuvre.


Mis en ligne le 28 mars 2013 à 14H41