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202324 juin 2007 — On sait que Sarkozy et les Français se sont battus à Bruxelles pour tenter de réduire dans l’“esprit de l’Europe” l’automatisme du dogme de la compétition et de la concurrence sans entraves des pouvoirs publics. La volonté de débarrasser la phrase initiale figurant dans le traité de son membre souligné ci-après par nous en gras signifie que la libre concurrence, hors de toutes pressions et hors de toutes règles (et, dans ce cas des règles ne seraient qu’exceptions), ne doit pas être considérée comme une réalité absolue, une sorte de vérité divine installée devant les nations comme la signification de l’absence de choix d’une autre méthode. (La phrase avec son membre amputé : l’UE aura «an internal market where competition is free and undistorted» [«un marché intérieur où la compétition sera libre et non dénaturée»].)
Il y a, derrière cette démarche, un aspect social (protection sociale de la concurrence) ; c’est celui qu’on s’est empressé de mettre en évidence. Ce n’est pas le plus important, tant s’en faut. L’essentiel est que la recherche d’une défense de certaines puissances (définies courtement comme économiques) des pressions et attaques de la libre-concurrence qui permettraient leur rachat par la seule mécanique de l’argent a à voir, non avec la protection sociale, mais avec le renforcement de la puissance de l’Europe. C’est la thèse de la protection des “champions économiques” ou celle de la défense des “technologies de souveraineté”, — dont nous estimons qu’elles jouent un rôle fondamental, d’une part pour la défense des peuples en temps de crise, d’autre part pour l’identité des peuples en temps de crise, — et ceci, somme toute, équivalent à cela? Pourquoi pas?
En même temps que se passait le psychodrame de Bruxelles, deux nouvelles venait d’être ou étaient publiées.
• D’une part, la déclaration du patron de Lockheed Martin, d’une extraordinaire impudence si l’on se place du point de vue du bon sens, de la logique, de l’intelligence, de la dignité et de l’habileté politique, — et du point de vue européen pour terminer. Pas une de nos grandes voix européennes n’a moufeté, sans doute trop occupée à s’interroger sur l’étrange sensation de nausée née d’un dégoût inconscient d’elle-même. L’Américain nous dit qu’il n’est pas question que se développe une industrie européenne de l’armement indépendante et souveraine, que les Européens sont tout juste autorisés à se coordonner, en fonction des règles et exigences des USA et par rapport à elles ; cela de la part de la soi-disant plus grande puissance de l’Histoire qui dépense $750 milliards par an pour sa défense, qui n’est pas capable de soumettre en quatre ans un pays exsangue de 25 millions d’habitants et qui est même sur le point d’y recevoir une raclée mémorable, ni capable de fabriquer un avion de combat sans que le délai de production double et le prix quadruple par rapport aux prévisions de départ, sans aucune garantie de succès là aussi (ceux qui ont reconnu le JSF ne seront pas dénoncés).
• D’autre part la confusion chez EADS, suite à des déclarations au Financial Times-Deutschland du co-Directeur Général, l’Allemand Tom Enders, ancien para de la Bundeswehr et atlantiste convaincu, en plus d’être adepte des lois du marché. Ces déclarations portaient sur le fait que la direction d’EADS “examinait” l’état de ses avoirs, — s’en débarrasser ou pas, selon les intérêts du marché boursier et des orientations soi-disant stratégiques, — et, pami eux, les parts (46%) d’EADS dans la société Dassault. Ces parts représentent la participation de l’Etat français dans la société Dassault. La réaction française, par la voix de l’autre co-Directeur Général d’EADS Louis Gallois, a été instantanée et très ferme. Enders a fait marche arrière, parce qu’en ce moment Berlin ne peut se passer du soutien de Paris dans ses manœuvres européennes. Un article du Financial Times, qui rapporte l’affaire, expliquait hier :
«Management at EADS was in disarray on Friday after French co-chief executive Louis Gallois denied comments by his German counterpart that the group was considering the sale of its stake in Dassault, the French business and combat jet maker.
»EADS co-chief executive Tom Enders talks to the FT about the future of the group’s stake in Dassault. Earlier on Friday, EADS denied that it is considering selling French aircraft maker.
»The Franco-German aerospace and defence group “is not considering disposing of its stake” in Dassault, Mr Gallois told Thomson Financial at the Paris Airshow, adding that “this issue is not one currently on the agenda of the management board.”
»His German counterpart Tom Enders had told the Financial Times in a tape-recorded interview that “a normal strategic discussion inside EADS” had “just started” to establish if the 46 per cent holding in the business and combat jet manufacturer was a core holding.
»But, in a terse joint statement released a few hours after Mr Gallois’ initial responses to journalists’ questions, Mr Enders also said the sale of the Dassault stake “is neither presently being studied by the EADS board nor on its agenda.”
»The confusion reflects tensions between EADS’ core Franco-German shareholders about the future of group, the second time since late May that disagreements between the two sides have become public.
(…)
»The Germans are understood to be pushing for an evaluation of all assets – including the Dassault stake – to see whether EADS might be able secure funding for Airbus before turning to shareholders or the markets. Many investors also back that option.
(…)
»Asked about the Dassault stake, Mr Enders told the FT that EADS was looking at what perspectives the holding offered. “There is no urgency to conclude by July 1 or August 1 and to say, ‘It’s core, don’t touch it,’ or ‘It’s non-core, go sell it.’”
»Asked whether discussions were on EADS’s board or with Dassault itself, he said: “This is a normal strategic discussion inside EADS. I can’t give you a timeline, but I know everybody is focusing on this. But there are other things as well.”»
La légèreté et le professionnalisme type “investisseur boursier” avec lesquels parle Enders (et le FT par rapport à ses propos) du sort de la part d’EADS dans Dassault sont stupéfiants. L’impression retirée est que ces gens n’ont aucune conscience politique de rien, qu’ils n’ont aucune véritable connaissance de ce que Dassault représente du point de vue industriel et technologique d’une part, du point de vue politique et stratégique de l’autre, — pour la France, c’est-à-dire pour l’Europe. C’est l’“esprit du marché” (marché libre, s’entend) complètement déchaîné, avec comme seule conscience et comme seule connaissance la valeur boursière et, par conséquent, la connaissance fiduciaire des choses et des êtres à son niveau le plus primaire. Il s’agit de “faire sérieux”, alors l’on parle investissement et valeur boursière. «Many investors also back that option», ajoute le FT, parlant de cette démarche d’évaluer tous les avoirs d’EADS, dont les 46% de Dassault, pour considérer ce dont on peut “se débarrasser”, et signifiant que rien n’est à l’abri de l’évaluation.
Etonné, ou semblant l’être, le même article du même journal rapporte ceci : «“Dassault is an issue which the French government watches like a hawk,” said one person familiar with the company. “One wrong nuance in public statements can get you in trouble, regardless of how small the mistake may actually be.” Dassault is the sole supplier of combat aircraft to the French air force.»
La question n’est pas tant ici de débattre de la possibilité ou pas de cession de ces 46% de Dassault, que de considérer la différence d’état d’esprit qu’on met ici en évidence. Cette différence sépare d’ailleurs, fondamentalement, la partie française et la partie allemande, aussi bien chez EADS que dans les élites politiques. (Pour ce qui concerne leurs rapports avec la Pologne et avec la Russie, tout de même, les Allemands vont devoir revoir un tantinet leur copie. Et ce n’est pas un “minitraité” européen qui y changera quoi que ce soit.) Là aussi, nous parlons de l’“état d’esprit”, du réflexe fondamental, et nullement de la qualité politique ou de toute autre considération de puissance ou d’influence, ou même de vertu (!). L’état d’esprit français considère d’abord la valeur d’une chose en fonction de son rapport à la souveraineté et à l’indépendance. Ces concepts sont pratiquement inconnus du côté allemand. Il est évident qu’un rapport avec la société Dassault, qui est l’une des premières sociétés du monde en matière d’avions de combat et de systèmes électroniques, est nécessairement un rapport dont les références d’évaluation absolument prioritaires sont la souveraineté et l’indépendance.
Cet épisode rapporté par le FT doit évidemment être confronté aux deux autres éléments signalés plus haut : la volonté française que l’“esprit du marché” ne soit plus la règle absolue de la vie économique et politique de l’Europe d’une part, la volonté américaniste de réduire totalement l’industrie européenne d’armement à une position vassale de sous-traitance d'autre part. Il n’est un secret pour personne que Dassault est, depuis des années sinon des décennies, un objectif prioritaire pour les USA : détruire cette société ou tenter d’en prendre le contrôle. Cette hypothèse qui semblerait
impensable (“en prendre le contrôle”) apparaît du domaine du possible dans l'esprit de certains à la lumière des déclarations incroyablement légères d’un Enders (avec l’accord de «many investors»). Le FT, qui a regardé sans broncher BAE s’américaniser, ne bronche pas.
(Répétons-le, nous parlons de l'état d'esprit, de l'anémie de l'intelligence, plus que de faits réels ou possibles. Sans parler de comptabilité et de pourcentage, — 46%, majorité, etc., — l'hypothèse même théorique d'une “prise de contrôle” de Dassault dans l'état actuel des choses apparaît comme un acte de guerre que le gouvernement français interdirait, pourrait-on dire d'une façon imagée, par la force si nécessaire, — point final.)
Il y a là une bataille terrible qui est engagée, dont notamment EADS va être le théâtre et qui n’a rien à voir fondamentalement avec la position financière de cette société, les erreurs de gestion, l’ambiance de capharnaüm et d’usine à gaz régnant dans ce monstre artefactuel, les folies golden-parachutées des directeurs (notamment français) débarqués pour incompétence. Les Français sont ou seront conduits à admettre que le “mariage” avec les Allemands dans ce domaine stratégique est une erreur de première dimension. La coopération européenne et l’axe franco-allemand sont une bonne chose tant qu’on en excepte les vraies choses sérieuses que sont la souveraineté et l’indépendance. Le sommet de Bruxelles a, bon gré mal gré, déplacé au centre de la réflexion et de la bataille politiques la question de la protection structurelle de ce qui fait la puissance européenne, — ou, mieux dit, de ce qui fait les puissances des quelques nations qui existent encore au sein de l’ensemble européen. (Et il est inutile, pour ce cas, d’entamer la rengaine d’une Europe qui a réduit les nations. Depuis plus d’un demi-siècle, les nations européennes se sont réduites elles-mêmes, comme des grandes devenues petites, simplement par leur fréquentation honteuse et leur réflexe de la plus complète allégeance. L’orientation européenne libérale et libre-échangiste ne fait qu’acter la triste chose.)
Il est très probable que ce domaine va être, dans les prochains mois et les prochaines années un domaine de grand affrontement. Débarrassés d’une certaine façon, par la récente élection présidentielle, de leur complexe du “repli frileux” (pour cause de non-alignement sur la pensée unique européenne), les Français devraient se battre avec rage pour reprendre le contrôle des quelques attributs souverains qu’ils ont aventurés dans la “coopération européenne”, EADS compris. Cette coopération pourra et devra se faire, mais sous strict contrôle des puissances nationales et armée d’un rideau de protection contre les attaques financières des forces extérieures tentant d’investir par l’argent ce qu’elles sont incapables de réduire par la seule concurrence de la qualité des produits. Un “complexe de forteresse”? Sans aucun doute, avec le mot “complexe” pris dans son sens d’organisation militaire. Le modèle à suivre à cet égard est, — employons l’expression pour une fois qu’elle est justifiée, — le “modèle américain”.
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