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29 juillet 2006 — Le grand philosophe américaniste et occidentaliste Ronald Reagan avait l’habitude d’énoncer son principe sublime entre la Poire Belle-Hélène et le fromage-qui-pue : « Le gouvernement n’est pas la solution du problème, le gouvernement est le problème. »
Comme toute formule géniale est universelle, la formule du philosophe est évidemment adaptable à toutes les circonstances. Ainsi avait-on la tentation de leur dire (lors de la réunion du 26 juillet à Rome), à tous ces ministres et sous-ministres en train de se presser autour de la petite dame du département d’Etat, la pépère Condoleeza Rice, pour la convaincre de prêter attention à l’idée de cesser de tuer des gens innocents au Liban parce que cela fait désordre ; ainsi avait-on la tentation de leur dire, à eux tous qui oeuvrent de concert pour amener les USA dans leurs projets d’ouvrir la voie à une solution du problème : “les USA ne sont pas la solution du problème, les USA sont le problème.”
La crise du Liban voit donc le reste du monde, particulièrement les Européens tout gonflés de la possible importance de leur rôle dans cet horrible gâchis, lancé dans l’étrange entreprise de tenter de convaincre l’incendiaire de figurer, avec ses outils habituels et ses intentions non dissimulées, parmi les pompiers. Les Européens ont donc un grave problème. La crise du Liban n’en est qu’une des conséquences parmi tant d’autres. Résoudre temporairement et avec des bouts de ficelle rapiécée, et avec les USA partie prenante du lot, la crise du Liban, ne nous fera pas avancer d’un centimètre dans la voie de la résolution du problème des Européens.
Cela fait maintenant quelques années que l’illusion selon laquelle les USA sont une force de stabilisation devrait être dissipée. Encore n’était-ce qu’une illusion : les USA n’ont jamais, au grand jamais, été une force de stabilisation. Les USA sont, aux tréfonds d’eux-mêmes, autant par filiation historique que par conception philosophique et conformation psychologique, une force révolutionnaire et déstabilisante qui, comme toute force de cette sorte, prétend se substituer à la situation du monde (droit, coutumes, etc.) pour affirmer sa conception du monde comme étant la seule situation du monde à la fois acceptable et concevable. Si cette illusion des USA comme force stabilisatrice pouvait être acceptée jusqu’au 11 septembre 2001, cela n’est plus possible depuis. Les Européens ont pourtant fait de cette illusion un principe central de leur pensée politique, et depuis qu’ils ont une “politique étrangère commune” (?), le principe central de cette politique, avec comme consigne d’application évidente l’alignement systématique sur les USA. On choisit de fonder une politique sur une idée au moment précis où cette idée achève de mourir. Outre ce que cela nous dit de la sagesse et de la lucidité, cela nourrit une tension psychologique inouïe et conduit à une paralysie de la volonté et de l’imagination. On se trouve conduit à appliquer une consigne née d’un principe qui n’existe plus.
Les Européens, si ardents défenseurs des droits de l’homme, si empressés depuis un an autour du “Liban démocratique”, souffriront-ils longtemps de lire des choses comme celle-ci (dans The Independent): « Israel's Justice Minister, Haim Ramon, added to the pressure yesterday, when he interpreted that indecision [at the Rome summit] as a green light to continue the bloody assault on Lebanon. “We received yesterday at the Rome conference permission from the world... to continue the operation,” he told reporters. »? Ils apprendront d’ailleurs aussitôt les bonnes nouvelles statistiques venues du front :
« The stakes are high for Hizbullah, but it seems it can count on an unprecedented swell of public support that cuts across sectarian lines. According to a poll released by the Beirut Center for Research and Information, 87 percent of Lebanese support Hizbullah's fight with Israel, a rise of 29 percent on a similar poll conducted in February. More striking, however, is the level of support for Hizbullah's resistance from non-Shiite communities. Eighty percent of Christians polled supported Hizbullah along with 80 percent of Druze and 89 percent of Sunnis. »
… D’où cette intéressante question parmi d’autres : les Européens, s’ils forment une force d’interposition parce que les instructions des Américains sont de former une telle force, devront-ils combattre également les chrétiens libanais, les Druzes et les musulmans sunnites, — histoire de consoler Mr. Haim Ramon d’avoir dû ordonner à ses F-16 de cesser de bombarder les civils libanais d’une façon démocratique, c’est-à-dire sans distinction d’origine?
Où tout cela peut-il mener (le Liban)? Mauvaise question parce que là n’est pas la question. Nous aurions dû rédiger notre remarque ci-dessus différemment car l’Europe n’a aucune politique fondamentale autre que celle du “principe central de cette politique”. La consigne émanant du “principe central de cette politique” étant que l’alignement systématique sur les USA est nécessaire, il s’ensuit que toute politique hors de cet alignement est impossible. Toutes les politiques européennes ne sont mises en forme qu’indirectement, après être passées au tamis scrupuleux de la condition sine qua non : il faut rester aligné sur les USA. Le “principe central” n’est plus l’illusion que les USA sont une force stabilisatrice, — formulation apparaissant désormais comme irrationnelle quand on voit les résultats de la chose, — mais la nécessité de rester alignés sur les USA. (La question sur l’avenir du Liban n’a donc pas une importance essentielle. On pourrait se passer de se la poser. Il suffirait d’admettre que la seule nécessité pour les Européens, dans l’affaire du Liban comme dans toutes les autres, est de rester alignés sur les USA.)
La persistance de cet anachronisme absurde, de cette monstruosité de la raison qui a pour appendice peu flatteuse une caricature de morale et un entraînement vers des modes d’action totalitaires et bellicistes, finit par faire s’interroger sur la vraie nature de la chose. Est-ce bien de la politique quand le résultat apparaît aussi vain, aussi aveugle, aussi indigne et dégradant, aussi inefficace, et qu’on ne semble pas s’en aviser? L’on découvre bientôt que ce qu’on croyait être un principe conduisant à une consigne (s’aligner sur les USA) est en fait un complexe et que ce complexe est contenu dans la consigne ; que ce qu’on croyait être de la politique est essentiellement une pathologie.
Il existe une véritable, une profonde et systémique lâcheté européenne vis-à-vis des USA, qui est moins un comportement venu d’une faiblesse du caractère qu’une pathologie dispensée par le complexe américaniste de l’Europe. Une des définitions de “complexe” convenant à la situation est celle-ci : « Sentiment (d’infériorité) ou angoisse, etc., auquel on attribue tout comportement inhibé, obsessif. » La chose (la lâcheté européenne) est tellement marquée, notamment en présence des Américains dans des rencontres officielles, que la plume a du mal à ne pas tracer le mot “trouille”. Mais restons académiques.
Il est vrai qu’un “officiel” européen, face aux Américains, est dans tous ses états, ou bien nous dirons qu’il n’a pas toute sa tête. Nos lecteurs auraient tort d’incriminer la vénalité et la corruption, de céder à une thèse comploteuse systémique. Il y a de ceci et de cela, car la chair est faible ; mais nous ne tenons certainement pas l’explication centrale. Il faut vraiment se tourner vers la psychologie, la sensibilité, la faiblesse, et les torsions diverses qu’exerce “le complexe américaniste” sur ces attitudes psychologiques.
Pour poursuivre notre explication, il faut ajouter une seconde définition, plus “objective”, du phénomène du “complexe” : « Ensemble des traits personnels acquis dans l’enfance, doués d’une puissance affective et généralement inconscients, chez un individu. » Il faut ensuite se figurer que l’essentiel du personnel politique européen a été élevé, formé, éduqué, dans les établissements universitaires européens américanisés et surtout dans les établissements universitaires américanistes, autour du principe d’exceptionnalité de l’américanisme (qu’il prenne une forme économique, idéologique, culturelle, etc.). Cette culture intérieure a été confirmée par la présentation qu’on a faite des événements durant la Guerre froide. Elle a été renforcée par la présentation du modèle politique américaniste dès l’origine de l’effort d’unification de l’Europe de l’après-guerre (les “Etats-Unis d’Europe”, les “Founding Fathers” de l’Europe, etc.). Elle est chaque jour confirmée par l’attitude d’“inculpabilité” des Américains eux-mêmes, — à la fois confirmation psychologique de l’exceptionnalisme américain, et outil de renforcement de la fascination européenne pour l’américanisme.
Disons que “l’enfance” psychologique de nos dirigeants européens s’est étendue très largement au-delà de l’époque entendue par le terme. Elle n’a cessé d’être confirmée dans le moule initial par toutes les pressions extérieures, informations et actes de communication, médiatisme et influence, pressions culturelles, virtualisme, etc. La référence américaniste, installée comme un complexe dès l’origine, n’a cessé de se renforcer comme tel.
Les Européens vivent dans la hantise de ne pas se conformer au modèle américaniste qu’ils jugent unique. Leurs rares révoltes se définissent dans l’attitude habituelle des rapports entre le complexé et la cause de son complexe, et se trouvent dans une surenchère de l’imitation du modèle (le côté “plus royaliste que le roi” : quand les Européens font la leçon aux USA pour ne pas assez respecter leurs propres principes).
Il ne faut pas voir une tragédie ni une trahison dans ce qui est un avatar psychologique assez courant et qui n’a d’importance qu’à cause de ses conséquences : la petitesse du motif (son absence de “sérieux politique”) explique paradoxalement, par inadvertance ou désintérêt pour le processus mis en route par ce motif, l’importance de ses conséquences ; la tragédie et la trahison s’expliquent aujourd’hui par les règles des enchaînements mécaniques. Simplement, les civilisations ne nous avaient pas habitués à faire évoluer leurs élites dans le cadre des établissements psychiatriques.
Plus important et plus enrichissant dans l’occurrence d’une crise comme l’actuelle est de voir se débattre le complexé qui a nécessairement fait de l’objet de son complexe un modèle et une référence, devant le spectacle du modèle-référence s’abîmant dans le désordre, l’infamie et la vilenie. Dans les rapports de maître à serviteur de cette sorte, l’abaissement du premier est l’une des choses les plus terribles qui puissent arriver au second. Elle lui fait comprendre que sa propre servilité s’est faite au nom d’une tromperie, qu’elle n’est même pas justifiable en cas de besoin par le réalisme, qu’elle l’abaisse lui-même encore plus, au lieu de lui donner le désir d’atteindre au niveau du maître.
La seule question intéressante de la crise du Liban pour l'Europe est toujours la même question: est-ce enfin la crise de trop? (La crise qui verra le complexé ne plus supporter d'être si totalement en contradiction avec lui-même à suivre en s'alignant sur lui son modèle-référence...)
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