Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
4190Malgré ce que suggérerait notre titre, le texte présenté ci-dessous, – de Pierre Lévy, rédacteur-en-chef de Ruptures, – s’intéresse essentiellement à la situation italienne après la démission du gouvernement Conte. Néanmoins, il se termine judicieusement par un rapprochement entre deux crises qui ont une place essentielle dans le “tourbillon crisique”, celle de l’Italie et celle du Royaume-Uni. Par ailleurs et pour mettre un grain de cohérence dans ce désordre considérable, on observera que ce rapprochement est sollicité par une très grande proximité de deux dates ; en effet, c’est le 15 octobre au plus tard que l’Italie doit boucler son budget qui constitue un enjeu considérable (dont le leader de laLiga Salvini ne sera sans guère de doute plus comptable) et sera examiné à la loupe par l’UE ; tandis que c’est le 31 octobre qu’expire le délai décidé pour tenter de trouver un accord UK-UE pour la sortie “en douceur” du Royaume-Uni de l’Union Européenne.
« Comparaison n’est pas raison, mais deux analogies sont frappantes avec la situation qui prévaut au Royaume-Uni. D’abord, l’ombre omniprésente de l’UE dans la politique nationale de ces pays. Mais aussi les tentatives désespérées d’une partie de la classe politique pour contourner la volonté populaire : à Rome, un improbable “tout sauf Salvini” dans le seul but d’éviter un verdict électoral ; à Londres, la proposition (vouée à l’échec) de Jeremy Corbyn de rassembler députés travaillistes, rebelles conservateurs, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais dans l’unique objectif de faire tomber Boris Johnson... »
Cela suffit bien entendu pour remettre à sa place l’épisode italien de la démission du gouvernement Conte, qui débouche sur une situation de blocage entre de nouvelles élections que refusent les adversaires de Salvini, et un “gouvernement de circonstances”, formé effectivement et justement dans ce seul but à très court terme et sans la moindre fondation d’empêcher des élections dont Salvini serait assuré de sortir grand vainqueur.
Conte a reproché à Salvini son comportement dans des circonstances extrêmement tendues, le 20 août au Sénat, comme le rapportent tous les observateurs et commentateurs : « Il y a eu un débat au Sénat avant la démission de Conte. Ce dernier dans un discours de 50 minutes, a réglé ses comptes avec son ministre de l'Intérieur Salvini, avec qui il avait travaillé étroitement jusqu'à il y a deux semaines. Il a accusé Salvini, qu'il appelait “caro Matteo” (cher Matteo), de rechercher personnellement le pouvoir et d’être irresponsable et l'a critiqué pour avoir provoqué sans raison une “crise grave” qui “a de graves conséquences pour le pays, la vie économique, financière, politique et sociale” » (selon Marianne Arens, sur WSWS.org le 23 août).
Il est vrai que Salvini n’a pas brillé par l’élégance ni le sens de la responsabilité collective dans cet épisode, mais c’est bien là son rôle. Il évolue dans le Système mais ne veut se plier ni à ses règles ni à ses compromis, selon une ambition politique qu’il veut extérieure à ces règles et à ces compromis. Certes, il veut le pouvoir, mais il ne pourrait l’avoir qu’à cette condition d’agir comme un dynamiteur, nullement comme un constructeur, – cela, quelles que soient ses ambitions assumées, quels que soient les buts politiques précis qu’il poursuit rationnellement et en toute conscience. La formidable puissance de la communication qui l’accompagne, jusqu’au verdict à son encontre de « la lèpre » selon Macron, image d’une grande stupidité mais efficace dans ce courant de communication, tout cela fait de Salvini sans qu’il soit nécessaire qu’il le réalise ni qu’il le calcule un dynamiteur, le contraire d’un constructeur respectant son “devoir constitutionnel” que Conte lui reproche avec justesse de ne pas avoir rempli. Le reste n’est que tactique politicienne, pour voir concrétisée dans la représentation parlementaire de la Liga son actuelle supériorité écrasante dans les sondages.
Il n’est pas assuré, selon nous, que Salvini veuille vraiment des élections immédiates comme but principal de son premier dynamitage du début août, et il n’est pas assuré qu’il ne préférerait pas un gouvernement “anti-Salvini” fait de bric et de broc, et obligé de s’atteler au “sale travail” (le budget) ; la circonstance le ferait, lui qui s’en laverait les mains et n’y aurait aucune responsabilité, encore grimper dans les sondages. Nous voulons dire par là qu’il n’est pas assuré que Salvini n’en arrive pas à juger plus intéressant de céder un peu de temps contre une montée supplémentaire de sa popularité qui propulserait la Liga à proximité d’une majorité absolue.
...Certains jugent Salvini effectivement convaincu qu’il peut atteindre de tels sommets pour son parti. Une telle hypothèse, qui n’est pas la moins probable, tant s’en faut, signifie des conditions encore plus proches d’une “explosion populiste” qui pourrait vraiment secouer l’Union Européenne. Si l’on ajoute un Brexit dur assumé, le déclin continue de l’Allemagne avec l’effacement d’une Merkel dont le maintien forcé à son poste accélère ce déclin, une France qui voudrait s’affirmer comme leader européen avec l’effacement allemand et un rapprochement de la Russie, mais qui serait paradoxalement isolée dans sa position de seule grande puissance si elle tentait d’imposer “au nom de l’UE” une politique étrangère et de sécurité volontariste comme celle qui a été vaguement esquissée à Brégançon avec Poutine, effectivement on peut envisager pour l’UE des secousses telluriques de très-très grandes magnitudes.
Peut-être un jour Macron jugera-t-il que le seul moyen de tenir est de prévoir un séjour à Canossa pour y rencontrer un Salvini devenu Premier ministre, pour envisager l’issue de secours d’une “Europe des nations” tournant un visage aimable vers la Russie (ce qui satisferait complètement Salvini). Mais il s’agit certainement d’un scénario de pure spéculation et un peu trop ordonné pour ces temps de désordre. Il est bien plus probable que l’évolution de la situation européenne, d’ailleurs interdépendante avec d’autres situations régionales chaotiques, se fasse dans le sens d’une accélération de son “tourbillon crisique” dont les secousses telluriques ont comme effet principal une accélération correspondante du désordre.
Il y a donc beaucoup d’arguments pour penser que Salvini en Italie, comme Johnson au Royaume-Uni et comme nombre d’autres, constituent des facteurs de désordre impossibles à éliminer malgré les diverses tentatives des rescapés de “l’ancien monde”. En d’autres termes, l’évolution des choses se poursuit “selon le plan prévu”, c’est-à-dire hors de tout “plan” assuré, avec comme arme principale contre les derniers balbutiements d’agonie du susdit “ancien monde”, – la formule dantonesque “du désordre, encore du désordre, toujours du désordre”. Cette occurrence fait que les événements fondamentaux et décisifs qu’on prévoit régulièrement (Brexit, Salvini, etc.) sont certes fondamentaux mais nullement décisifs, mais avec comme apport principal d’alimenter ce “tourbillon crisique” dont nul ne sait dans quel trou noir il se contractera finalement pour ouvrir la voie vers quelque chose qu’on pourrait envisager de qualifier de “nouveau monde”...
________________________
La crise politique en Italie était certaine. Seule, la date était inconnue. En annonçant, le 8 août, que son parti ne pouvait plus gouverner dans le cadre de la coalition formée il y a quatorze mois avec le Mouvement 5 étoiles (M5S), Matteo Salvini, le chef de la Ligue et omniprésent ministre de l’Intérieur sortant, a mis fin à ce suspense… et en a relancé un autre.
Il a fait valoir qu’un gouvernement ne pouvait raisonnablement durer si l’un des partenaires – en l’occurrence le M5S – bloque les décisions. Et il est vrai que de plus en plus de dossiers étaient l’objet d’affrontements entre les deux forces qui formaient ensemble l’exécutif. Le dernier conflit en date portait sur la réalisation du tunnel ferroviaire sur la ligne Lyon-Turin, un projet d’infrastructure que la Ligue avait fait inscrire dans le programme initial de gouvernement, mais qui se heurtait à l’opposition du M5S. Objectivement, M. Salvini était donc fondé à pointer ces bisbilles toujours plus nombreuses.
Ses anciens alliés de même que ses adversaires, ainsi que la majeure partie de la presse italienne, ont de leur côté accusé ce dernier de vouloir provoquer des élections anticipées dans le seul intérêt de son parti, en l’occurrence pour profiter opportunément de la remarquable popularité de celui-ci. Car en lui accordant 36%, 38%, voire 40% des intentions de vote, les sondages semblent confirmer et même amplifier la spectaculaire progression de la Ligue : lors des européennes de mai dernier, celle-ci avait obtenu plus de 34% des suffrages, soit le double du score réalisé lors des législatives de février 2018.
Cette analyse n’est sans doute pas fausse. Matteo Salvini ne s’en est d’ailleurs pas caché, affirmant qu’un retour aux urnes constituait « la voie royale » de la démocratie, et que le pays avait besoin qu’on lui confie « les pleins pouvoirs », c’est-à-dire une majorité ne dépendant pas de partenaires réticents.
Lors du débat qui s’est tenu le 20 août au Sénat, dans une ambiance particulièrement tendue, le chef du gouvernement, Giuseppe Conte, a annoncé la fin du gouvernement, rendant ainsi caduque la motion de défiance que s’apprêtait à déposer la Ligue. M. Conte s’est montré particulièrement dur à l’égard de celui qui a pris l’initiative de la rupture, lui reprochant en particulier son irresponsabilité et son absence de sens constitutionnel. En outre, selon le président du Conseil, cette situation serait de nature à affaiblir l’Italie au sein de l’Union européenne.
Institutionnellement, la balle est désormais dans le camp du président de la République, qui a entamé ses consultations avec les présidents des chambres et les leaders des principaux partis. Sergio Mattarella, qui avait déjà tenté, au printemps 2018, de faire capoter la formation de la coalition entre la Ligue et le M5S au nom du respect par l’Italie des règles et du cadre européens, est un pro-UE notoire, et ne fait pas mystère de son souhait d’éviter des élections anticipées. C’est la tenue de celles-ci qui est désormais l’enjeu des tractations en cours.
Ou bien le chef de l’État constate l’existence d’une majorité alternative à l’attelage actuel qui a failli, ou bien les électeurs devront retourner aux urnes d’ici fin octobre. Cette seconde hypothèse constituerait le succès du plan conçu par Matteo Salvini. Celui-ci peut en effet espérer remporter une large victoire.
Ou bien les diverses forces politiques réussissent à mettre sur pied une alliance de circonstance – et donc de court terme – évitant des élections immédiates. Mais contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs, ce cas de figure ne serait pas un échec pour la Ligue. Loin de là. Car le nouveau cabinet aurait comme tâche prioritaire de préparer le budget 2020, qui doit être soumis à la Commission européenne à l’automne, et doit être conforme à ses règles. En l’occurrence, celles-ci imposent de trouver au bas mot 23 milliards (compte tenu des négociations antérieures entre Rome et Bruxelles), c’est-à-dire d’opérer des coupes majeures dans les budgets publics, et de renoncer aux baisses d’impôts initialement promises. En un mot, il faudrait désormais faire le « sale boulot ».
Ce nouveau gouvernement devrait également rompre avec la « fermeté » vis-à-vis des arrivées de migrants sur les côtes italiennes, fermeté sur laquelle Matteo Salvini a construit une large part de son aura. Celui-ci, fort de l’art de la communication populaire dans lequel il excelle, pourrait alors apparaître comme le seul opposant, et encaisser ainsi tranquillement les dividendes d’une popularité qui ne pourrait que croître.
Dernier élément qui nourrirait celle-ci, et pas des moindres : il ne manquerait pas de pointer – non sans quelque raison – les sordides combinazionedes partis unis par leur seule volonté d’éviter le retour aux urnes (et donc par la seule envie des parlementaires sortants de s’accrocher à leur fauteuil). Un argument particulièrement dévastateur pour le M5S : fondé à l’origine comme un «non-parti» dénonçant les turpitudes et l’entre-soi de la caste politique, cette formation perdrait ce qui lui reste de crédit dans un contexte où elle a déjà dégringolé considérablement entre les élections de mars 2018 et les européennes de mai 2019 (passant de 33% à 17%).
Déjà, les paris sont ouverts : une alliance entre le Parti démocrate (PD, classé « centre gauche ») et le M5S, telle que l’a proposé l’ancien président du Conseil, le très impopulaire Matteo Renzi ? Ce serait stupéfiant au regard des insultes que les deux partis se sont échangées dans les années récentes (« populistes dangereux et irresponsables » d’un côté, « corrompus et pourris » de l’autre). Une coalition élargie à Forza Italia, de Silvio Berlusconi, comme l’a suggéré Romano Prodi, qui fut lui-même chef du gouvernement italien (1996-1998 et 2006-2008) et président de la Commission européenne (1999-2004) ? Une construction encore plus baroque, mais qui aurait l’avantage d’être bruxello-compatible, a précisé M. Prodi ; celui-ci a même baptisé son projet Ursula – le prénom de Mme Von der Leyen, la future chef de l’exécutif européen… On évoque aussi la formation d’un «gouvernement technique», comme ce fut le cas sous pression de Bruxelles entre 2011 et 2013, sous la conduite de l’ex-commissaire européen Mario Monti.
Comparaison n’est pas raison, mais deux analogies sont frappantes avec la situation qui prévaut au Royaume-Uni. D’abord, l’ombre omniprésente de l’UE dans la politique nationale de ces pays. Mais aussi les tentatives désespérées d’une partie de la classe politique pour contourner la volonté populaire : à Rome, un improbable «tout sauf Salvini» dans le seul but d’éviter un verdict électoral ; à Londres, la proposition (vouée à l’échec) de Jeremy Corbyn de rassembler députés travaillistes, rebelles conservateurs, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais dans l’unique objectif de faire tomber Boris Johnson et de différer ainsi encore un peu l’échéance du Brexit dont le principe a été acté par les citoyens en juin 2016.
Dans les deux cas, ces calculs sont non seulement vains, mais pourraient bien se retourner contre les manœuvriers en exacerbant encore un peu plus la colère populaire.
Côté Royaume-Uni, la sortie aura lieu. Côté Italie, on suivra évidemment avec attention les développements de ces prochains jours. Dans ce cas cependant, la question majeure reste entière : dès lors que les amis de Matteo Salvini auront conquis le pouvoir, sauront-ils, voudront-ils assumer l’affrontement inévitable avec Bruxelles, le moment venu ? C’est là que se situe en réalité tout l’enjeu.
(Publié le 21 août 2019, “Opinions”, RT.com)