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751Le titre est bien trouvé pour les Européens réunis au Danemark, pays de Hamlet, — « Europe unites in doubt », introduisant l'article de Ian Black, du 30 août dans le Guardian. Le doute, mais aussi le désarroi, l'anxiété. Jamais les rapports transatlantiques n'ont paru autant être un mur séparant deux mondes qui ne semblent plus avoir rien en commun. Ian Black le dit excellemment :
« The mood is one of disarray and dismay. Rarely have the terms of the transatlantic debate — crudely summarised as wimps versus warriors, law-based multilateralism versus the raw military might of the world's only superpower — been so acrimonious.
» The genuine solidarity expressed by Europeans after the September 11 attacks last year seems a thing of the distant past. Unease over Afghanistan has given way to deep anxiety about Iraq. »
L'Europe ne sait que faire, et d'ailleurs, principalement, parce qu'elle ne peut rien faire. Mais est-ce bien le problème ? Autrement dit : le problème est-il, aujourd'hui, pour l'Europe, — comme pour n'importe qui d'ailleurs, — de faire “quelque chose”, par exemple pour empêcher que l'Amérique attaque l'Irak dans les conditions où l'Amérique se prépare à le faire ? Les ”meilleurs” s'y sont déjà employés, il faut voir comme, — il suffit de demander à Tony Blair ses impressions.
En d'autres termes, encore : la cause du doute, du désarroi, de l'anxiété européenne est-elle bien l'état de l'Europe, c'est-à-dire l'impuissance où se trouve l'Europe ? C'est ce que suggère Ian Black, certes, comme il est de coutume de faire pour un commentateur habituel. Ce n'est pas notre analyse.
Notre analyse est qu'à part quelques vrais Européens, — où l'on mettra notamment les Français et les Belges, malgré les clichés et les lieux communs, — la plupart des membres de l'UE s'arrangent bien en général de cette impuissance européenne, et même, secrètement, c'est-à-dire à peine secrètement, ils s'en réjouissent. La plupart des membres de l'UE s'en arrangent et même s'en réjouissent parce qu'ils n'ont jamais été partisans du concept d'“Europe-puissance” ; question puissance, ils avaient ce qu'il fallait, ils avaient la puissance des États-Unis, puissance protectrice, tutélaire, puissance-suzeraine. L'on comprend aussitôt la véritable cause de la crise, de leur doute, de leur désarroi, de leur anxiété : la puissance-suzeraine est aujourd'hui la cause de ce qu'elle était censée empêcher. Le protecteur est devenu perturbateur, sinon agresseur.
Voilà la crise européenne, aujourd'hui, qui serait plus justement décrite comme la crise d'“une” Europe, l'Europe américanisée, l'Europe réduite à ses intérêts régionaux et à une vision économiste, l'Europe écartant ses responsabilités et sa souveraineté de puissance. (Et voilà l'explication que les moins en crise, les plus à l'aise pour parler haut, aujourd'hui, soient les Français, ou un ministre belge comme celui des affaires étrangères, qualifié glorieusement par Ian Black de « the most instinctively anti-American member of the EU, the outspoken foreign minister, Louis “the lip” Michel ».)
Nous faisons un autre décompte que celui des occasions manquées et des impuissances européennes, puisque les unes et les autres ne sont pas nouvelles, qu'elles sont délibérément subies, et même qu'elles sont discrètement sollicitées. Rien de nouveau de ce côté : l'Europe de 2002 est aussi impuissante qu'elle l'était en 1999, en 1995, en 1989, et ainsi de suite en remontant au déluge.
Ce qui nous intéresse, c'est la nouveauté. Elle est de plusieurs ordres, et elle est paradoxalement encourageante pour ceux qui se disent partisans d'une “Europe-puissance”. Il n'y a rien que de très logique dans le fait que cet encouragement se place au coeur d'une situation dramatique puisqu'il ne peut naître que de cette situation dramatique.
• La nouveauté est d'abord allemande, nul ne l'ignore plus. On a vu par ailleurs que les Français ne sont pas mécontents de voir leurs amis allemands prendre la tête de la croisade anti-GW et anti-Irak. On ne peut ignorer les conditions de cette “croisade”, qui sont d'abord électorales et d'opportunité. Qu'importe ? Ce qui importe, effectivement, n'est pas la vertu des hommes politiques, qui est dans l'état que l'on sait, mais ce que les forces diverses des circonstances et de la situation les forcent à faire.
• ... A cet égard, la situation est sérieuse en Allemagne. Les chrétiens-démocrates eux-mêmes l'ont reconnu, avec Stoibel, l'adversaire de Schröder, décidant brusquement, le 28 août, après le discours de Cheney, de changer de cap et de rejoindre le camp des adversaires des méthodes US. La chose a été largement commentée, ce qui rend beaucoup plus difficiles d'autres volte-face dans le sens inverse, ce qui tend à verrouiller ces évolutions opportunistes dans des conditions qui leur donnent l'allure d'une nouvelle politique nationale, avec en plus la mise en évidence, désormais satisfaite, d'une très forte majorité de la population allemande hostile à la guerre.
« German conservative Edmond Stoiber, the favorite to win next month's election for chancellor, abruptly overruled his party's foreign policy spokes-man yesterday in demanding that any action against Iraq be handled through the United Nations.
» “A country cannot go it alone, without consultation, a decision or a mandate from the international community,” said Mr. Stoiber, who had previously refrained from discussing his position on U.S. policy toward Iraq. (...) Mr. Stoiber said in a statement that he spoke out against unilateral American action after listening to Mr. Cheney's remarks. »
• D'autre part, il y a le cas Tony Blair. Le premier ministre britannique faisait sa gloire d'une politique d'une amplitude aussi vaste que l'Atlantique elle-même puisqu'elle était censée conserver et même renforcer l'alliance américaine tout en établissant une ferme implication européenne. Il est aujourd'hui dans un piège qui ressemble à une prison, avec trois verrous : celui de l'alliance américaine, qui l'oblige à suivre une politique qui lui paraît de plus en plus catastrophique ; celui de sa situation intérieure, l'élément inattendu, qui prend des allures effectivement dramatiques d'instabilité, jusqu'à menacer sa position ; celui de sa situation européenne, où Blair apparaît de plus en plus isolé, où son pro-américanisme qui rencontre en principe celui de nombreux autres membres de l'UE apparaît paradoxalement contre-productif parce que c'est un pro-américanisme qui soutient aujourd'hui une politique américaine trahissant le contrat des Européens pro-américains (voir plus haut : « Le protecteur est devenu perturbateur, sinon agresseur »).
• D'où ce paradoxe surprenant qu'aujourd'hui Tony Blair, le soi-disant fervent internationaliste recommandant l'action militaire au nom de l'“interventionnisme humanitaire” (voir son discours du 3 octobre 2001 devant le Congrès travailliste), en arriverait à se forcer à croire à ce que plus personne en Europe ne croit : que les Américains n'attaqueront pas.
« It is one thing for Cheney and Rumsfeld to be sent out there to sabre-rattle, but so far Downing Street hears from the president's lips only that “I am a patient man”. Until the man himself announces he really is going in, those in Downing Street doubt it. If they are right, then they reckon Britain might as well proclaim its undying loyalty at little cost. The question is, what if they are wrong? The fear is that no one around him can imagine Tony Blair refusing to support the US at war. “He will do what he thinks is right, whatever anyone says” is predicted ominously. But if this unstable and divided Bush White House goes it alone, then the cabinet must force a mighty wrench in British foreign policy, until regime change in Washington. It would be easier if Europe beckoned Britain into some coherent, united alternative policy of its own. But the usual morass of conflicting histories, different electoral cycles and opposing old alliances in the Middle East makes a single European voice unlikely. However, the day when Europe does eventually forge itself into a serious counter-balancing power in the world with a united foreign policy would become yet more remote if Britain alone joined George Bush's reckless adventure. Sadly Tony Blair's great vision in last year's speech is long gone: an isolationist US administration deserves to be isolated. »
Les autres acteurs européens sont divisés. Il y a ceux qui sont aussi mal à l'aise que les Allemands et les Britanniques, qui subissent encore plus que les autres les effets de cette terrible déception du « protecteur devenu perturbateur, sinon agresseur ». Ils ne diront rien, même les plus pro-américains, comme les Italiens de Berlusconi, qui ont compris qu'aujourd'hui la solidarité européenne, même pour cette Europe pitoyable, est quelque chose d'inévitable puisqu'il n'y a rien à attendre d'une proximité pro-américaine que les Américains ignorent d'un haussement d'épaule méprisant.
Il y a les quelques autres, qu'on a déjà cités. Ceux qui sont confortés dans leurs position naturelle ou dans leurs analyses tactiques par les événements. Ceux-là, on les connaît.
• Les Français, certes. On a vu (voir notre Faits & Commentaires du 31 août) l'analyse que nous faisons de la situation. La position française n'a rien de brillant ni d'exceptionnel, sa politique est souvent inexistante, mais le problème n'est pas là. La France a une structure de sécurité et des principes (souveraineté et indépendance) qui sont la seule possibilité aujourd'hui. Pour l'Europe, c'est le “modèle français” ou rien (c'est-à-dire la fin, dans cet environnement explosif). Ce choix abrupt se lit dans la position très dure que les Allemands ont été amenés, puis obligés à prendre, — position plus dure que celle des Français, qui fait savourer quelques pintes de petit lait à l'un ou l'autre diplomate français.
• Il y a quelques rares vrais Européens aux côtés des Français, par tactique, par évolution naturelle, par analyse raisonnable (certains ont compris qu'effectivement la formule française est la seule sauvegarde de l'Europe). Le sud de l'association bénéluxienne (Belgique et Luxembourg) est de cette trempe. D'où la célébrité renouvelée du ministre belge Louis Michel, qui pourrait juger tenir un bon cheval de bataille pour les élections nationales (en juin 2003) avec son activisme européen, c'est-à-dire anti-américain et (surtout) anti-britannique, pour une fois en toute impunité. Même les Anglais commencent à s'en inquiéter, et les Belges seront les premiers être étonnés (et secrètement ravis ?) qu'on prenne désormais au sérieux le ministre des affaires étrangères de la Belgique.
« Tony Blair got a fresh warning of trouble ahead from Europe yesterday when the Belgian foreign minister openly attacked him for “submissively” following the US lead on Iraq. Remarks by Louis Michel were shrugged off by British officials but found an echo in a wider Europe increasingly alarmed at signs of US determination to bring down Saddam Hussein.
(...)
» Mr Michel told the Belgian daily Het Laatste Nieuws: “Morally and politically we could take charge in the world. But the British are blocking that. They still don't understand that they could play a pioneer role in Europe instead of submissively following the US.” »
La situation n'est pas facile mais elle est plus simple qu'il n'y paraît. Si, comme c'est infiniment probable, l'Amérique attaque l'Irak, l'Europe ne pourra pas s'y opposer, et même, devra dire “bravo” du bout des lèvres. Peu importe. Ce qui importe, au contraire, c'est que quelque chose d'irréparable aura été commis : l'application du principe d'“attaque préventive”, qui est, pour résumer, le principe qui enterre tous les principes solennellement posés pour tenter de contrôler, de policer et de civiliser les relations internationales. Le perturbateur/agresseur qui est dans l'Amérique aura définitivement assassiné le protecteur qui faisait la vertu de l'Amérique ; par la même occasion, une Europe sera morte avec lui. (Et cela nous paraît inéluctable : même si les Américains consultent, même s'ils font voter une motion à l'ONU avant l'attaque de l'Irak, la logique de l'“attaque préventive” à peine dissimulée triomphe.)
Il est malheureusement très probable que l'Amérique ne s'arrêtera pas là. Elle a mis en place une logique de fer qui, une fois activée, ne peut plus être stoppée. Elle est déjà en Afghanistan et y restera longtemps, elle sera en Irak et elle y trouvera des difficultés nouvelles, des soupçons inédits, un besoin pressant, pour identifier un nouvel Hitler. Tout est en place pour cela. Certes, la détérioration intérieure (le régime washingtonien) accompagne ce processus et devrait l'affaiblit parallèlement, et de plus en plus vite, mais cela est encore trop hypothétique pour jouer un grand rôle dans l'analyse courante et immédiate.
L'Europe n'aura plus de répit. Elle n'aura pas plus de choix. La seule politique européenne possible est de s'armer pour avoir une politique de sécurité, parce qu'en s'armant on acquiert du poids. Le mot “armer” exprime une image plus encore que des faits. Le seul choix européen possible sera de poursuivre et d'accélérer une politique de sécurité, impliquant un renforcement militaire certes, mais surtout une résolution politique. Dans cette voie, un pays comme la France, qui s'est bien assez reposé sur les lauriers du “modèle français”, pourrait enfin songer à prendre quelques initiatives. Il n'y a pas lieu d'être pessimiste, lorsqu'on se promène dans ce cimetière des illusions perdues et même fracassées que représente aujourd'hui l'Occident, et l'Europe au premier chef : compte tenu de l'état de vassalisation et d'impuissance de la “vraie” Europe, que l'UE soit arrivée où elle en est du point de vue de sa politique de sécurité (la PESC) relève du miracle et autorise toutes les espérances.