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8506 juin 2009 — Les élections européennes en elles-mêmes étant marquées par la banalité et l’indifférence qu’on sait, le décryptage s’avère souvent nécessaire pour distinguer ce qu’il y a d’essentiel, s’il y a quelque chose d’essentiel. Il nous semble qu’il y a quelque chose d’essentiel, ce qui ne devrait pas étonner dans une période si profondément marquée pas une dynamique de crise, – mais on trouve la chose hors des urnes et à côté d'elles.
Une analyse de Peter Schwarz, le correspondant allemand du site trotskiste WSWS.org, ce 6 juin 2009, porte sur les élections européennes et a l’intérêt évident de ne parler qu’accessoirement des élections européennes. Il s’agit d’écarter les divers couplets idéologiques, particulièrement rudes avec les trotskistes purs et durs, mais l’idée centrale est intéressante.
Schwartz part d’une intervention publique de Merkel violemment critique de la politique des USA et du Royaume-Uni dans la crise financière, et poursuit avec la tribune commune Merkel-Sarkozy publiée simultanément en France (le 31 mai 2009 dans Le Journal du Dimanche) et en Allemagne. Cette tribune s’élève in fine contre le renforcement des institutions européennes (l’Europe “forte” que Merkel et Sarko souhaitent «ne signifie pas nécessairement toujours plus de compétences pour l'Union européenne, toujours plus de législation européenne ou toujours plus de moyens financiers»); surtout, elle fait l’apologie d’une «Europe qui protège», tant ses institutions financières, ses industries que ses citoyens. Dans la plaidoirie qui est faite d’une «véritable régulation européenne dans le secteur financier», il y a sans aucun doute une sévère mise en cause de la réaction anglo-saxonne, surtout US, à la crise.
C’est ce thème que développe Schwartz, de la façon la plus intéressante.
«Differences between Berlin and Washington are mounting over how to deal with the international financial and economic crisis. Germany’s Chancellor Angela Merkel attacked the US government Tuesday with unusual vehemence. Addressing an audience of economic representatives in Berlin, Merkel declared that she looked “with great scepticism” upon the powers ceded to the American Federal Bank as a consequence of the economic crisis. She also criticised the Bank of England. The American and British financial press reacted indignantly. The London Financial Times headlined: “Merkel mauls central banks”, while the Wall Street Journal called Merkel’s public criticism “unusual”.
»What is behind this conflict?
»Despite its negative effects, leading political circles in Germany saw the international financial crisis as an opportunity to shake off the supremacy of Wall Street and the City of London. Despite its best efforts, the financial centre of Frankfurt was never able to seriously compete with London and New York. The strength of the German economy has been its export industries, but it is precisely this sector that has been hit hard by the crisis of the financial markets. There was already increasing resistance in Germany to the activities of international hedge funds, which had bought up a number of German companies. When the collapse of Lehman Brothers then dragged a number of German banks into the abyss and plunged the world economy into recession, the conclusion in Germany was clear—the crisis was “made in America”.
»But any hopes that Washington would adopt a more modest role in response to the crisis and be more inclined under the newly elected President Obama to cooperate with the Europeans as equals have been dashed. The crisis has only made American capitalism redouble its efforts to solve its problems at the expense of the rest of the world. The incredible sums that the Obama administration has made available to stimulate Wall Street have destroyed any hopes of re-organizing the financial markets, while feeding fears of uncontrollable inflation, which would have devastating consequences for Germany’s export industries. It was this fear that Merkel articulated in her speech in Berlin.
»She accused the governments in Washington and London of injecting trillions of dollars into financial institutions with the intention of restoring them to their traditional positions of power, prior to the introduction of any new regulations on international financial markets. She “very clearly” saw the danger that the financial markets’ regaining power would make their regulation more difficult. Merkel continued, “All those who emerge somewhat strengthened out of the crisis will try to resist future restrictions.” She noted with concern that banks already had an outstanding new arena for speculation, “namely the shifting back and forth of government credits,” because states had expended so much money on their rescue.
»The Süddeutsche Zeitung commented that in many capitals “the realisation was growing that the financial crisis had been unleashed by distortions on the US property market, but that its real origin, is very different: the years of overly generous monetary policy, in particular, by the US”.
»The German and the French governments, which are in a similar situation, are reacting to American pressure by seeking to realise—with increasing aggression—their own imperialist interests. Two days before her Berlin speech, Chancellor Merkel joined French President Nicholas Sarkozy in penning an article entitled “Ten theses for a strong European Union”. This article culminates in the demand: “Europe must play a leading role in the world”.
»The anti-American slant of the theses begins with its analysis of the causes of the international financial and economic crisis. “The (free market) liberalisation without rules failed. This failure led to the severe crisis we find ourselves in now,” the article states. “The model that we want is a responsible market economy that favours both entrepreneur and employee, not the speculator; a market economy based on long-term investments, not on returning a fast profit”.
These are two conservative politicians who enjoy close relations with the highest business circles and can by no means be accused of harbouring any sympathy for socialism. Their attack on the market, speculation and profit can only be understood as an attack on American capitalism.
»Merkel and Sarkozy call for a “real European regulation in the financial sector” and a “fair world trade on the basis of mutuality”. In the event of a failure of the Doha round of world trade negotiations, they threaten to go it alone with “the adoption of a provisional European solution”.
»This is followed by an unconditional commitment to a greater international role for European capitalism: “Europe must favour the emergence of strong European industries and enterprises. It must ensure the development of European enterprises which can play in the first league worldwide; and our policies for strengthening the competitive ability of the European economy must support this effort”.»
Schwartz spécule ensuite essentiellement sur deux thèmes pour envisager l’évolution immédiate de l’Europe. Ces deux thèmes sont, à notre sens, beaucoup plus contestables. Ils s’écartent du propos central.
• La marche vers l’“éclatement” de l’Europe, que Schwartz attribue, d’une façon assez improbable à notre sens, aux poussées US, et qui se marque selon lui, de façon tout aussi improbable, par la montée des partis extrêmes (voir les résultats en Hollande). Il s’agit là d’un mélange d’analyses un peu dépassées ou simplement conjoncturelles. Les “poussées US”, qui sont essentiellement suscitées par l’OTAN et divers groupes d’influence privés, concernent surtout les pays de l’Est de l’UE et voient leurs effets désormais transformées en un désordre difficilement maîtrisable. Aujourd’hui, nombre de pays de l’Est sont plutôt proches de l’opposition néo-conservatrice et autres à Obama, qu’influencés par l’actuelle politique US, et leur action est, au sein de l’Europe en général, de plus en plus discréditée. Quant aux résultats des partis extrémistes, ils sont un prolongement naturel de l’impuissance des gouvernements en place et l’entrée de certains au Parlement européen n’empêchera pour l’instant pas grand’monde de dormir, vue l’importance du dit Parlement. Leur entrée éventuelle dans les jeux nationaux renforcerait les tendances nationales, et contribuerait beaucoup plus au renforcement de la tendance de “l’Europe des nations”, déjà en plein développement, qu’à l’“éclatement” de l’Europe; elle renforcerait aussi la tendance à la “protection” de l’Europe, dont on voit plus loin que c’est un thème aujourd’hui favorisé par nombre de gouvernements européens en place.
• L’éloignement, selon Schwartz, du Royaume-Uni vers une position quasi extra-européenne avec l’arrivée probable des conservateurs au pouvoir, comme élément profondément perturbateur (là aussi jusqu’à l’“éclatement”) de l’Europe. C’est accorder beaucoup d’importance au Royaume-Uni, qui est aujourd’hui en lambeaux, dont le gouvernement (Brown) a déjà littéralement explosé mais qui reste en place parce que nul ne sait quoi mettre à la place. Tous les partis, conservateurs en premier, tremblent d’aller aux élections, face aux partis extrêmes, – dans ce cas précis de la situation électorale, la montée des extrêmes importe, – et il n’est absolument pas assuré qu’un parti conservateur sortirait le Royaume-Uni de l’UE… Pour aller où? Pour quoi faire? Aujourd’hui, ce pays, l’Angleterre, est ce que l’on disait hier de l’Allemagne en formation, mais dans le processus inverse, non vers la formation mais vers la dissolution: l’Angleterre est devenue un gaz, quelque chose qui est devenu insaisissable, qui tente de sauver aujourd’hui la City, comme elle tentait avant-hier de sauver la Royal Navy, et hier d’“américaniser” BAE pour sauver l’industrie d’armement britannique. (Voyait ce qu’il reste de la Royal Navy, qui attend le JSF pour continuer à croire qu’elle existe; et ce que va devenir BAE, qui participe à la fabrication du JSF et prétend soutenir le Typhoon contre le JSF au Canada.)
Ainsi débarrassés des sujets qui n’importent pas, gardera-t-on celui qui importe, dont Schwartz fait l’analyse, qui est la querelle avec les USA (plus que le monde anglo-saxon, vu l’état des Britanniques); l’Europe réduite à l’axe franco-allemand (plutôt que le “couple”) parce qu’il n’y a rien d’autre, que rien d’autre n’est capable de quoi que ce soit de sérieux à cet égard. Depuis la crise, avec des hauts et des bas qu’importe, les Français et les Allemands suivent le même chemin, sans affection particulière, parce qu’ils font la même analyse, qui est par ailleurs évidente: les USA sont causes de la crise à 150%, ils veulent faire payer les autres et ils veulent remettre ça, exactement dans l’état initial qui conduisit à la crise. La formule ne fait pas recette chez les Européens.
Ainsi peut-on détailler quelques thèmes au travers de l’analyse de Schwartz et du reste, qui constituent la réalité européenne aujourd’hui, – de ce qu’il reste de l’Europe, certes, – comme, par ailleurs, existent “ce qu’il reste de la puissance US”, “ce qu’il reste de la City”, “ce qu’il reste du dollar” et ainsi de suite… Nous vivons sur des restes, ceux de l’Europe comme ceux des autres, en attendant la prochaine tempête. De ce point de vue, ou bien l’on considère qu’il n’y a plus d’Europe, – mais qu’importe, au souvenir de ce qu’on a perdu, la tour de Babel à 26; ou bien, l’on considère que l’Europe est effectivement réduite à l’axe franco-allemand, avec le reste suivant comme il peut. Répétons-le, dans l’état absolument effrayant du continent, comme est également effrayant l'état du reste du monde d’ailleurs, il n’y a pas d’alternative, – que cette situation plaise ou déplaise, qu’importe.
L’antagonisme avec les USA s’installe d’une façon durable, et personne, en Europe, n’a rien de cohérent à opposer à cette tendance que les Français et les Allemands alimentent, dirait-on, par la nature des choses et l’évidence des intérêts politiques au sens le plus large. L’arrivée d’Obama n’a rien arrangé, pour diverses raisons, jusqu’à celles qui semblent les plus futiles et qui comptent autant que d’autres. Le constat est de plus en plus évident, chez les Européens, que les USA jouent leur propre jeu, sans consultations extérieures sauf avec les Chinois parce que les Chinois les tiennent économiquement, sauf avec les Russes parce que les Russes sont des partenaires stratégiques incontournables. Les USA vivent aujourd’hui selon la formule de l’“isolationnisme dans le multilatéralisme”, – comme Edgar Faure promettait hier à la Tunisie “l’indépendance dans l’interdépendance”.
Il ressort de ce qui précède que le mot “protection” émaille les propos communs Sarko-Merkel, – et de “protection” à “protectionnisme”, il n’y a qu’un “isme”, comme l’on sait. D’ailleurs, la “protection”, – dito, le protectionnisme, – a été la grande vedette à peine dissimulée d’une campagne qui n’avait vraiment rien d’autre de sérieux à débattre, – sinon a contrario le bloc transatlantique. Le durcissement entre l’Europe et les USA est une probabilité assez forte pour après ces élections européennes, et les directions françaises et allemandes vont aller de plus en plus dans ce sens d’une position critique des USA. Cela passera par un renforcement de cette fameuse “protection”, à laquelle les Allemands finissent de plus en plus par céder; jusqu’ici, ils ont perdu affreusement au niveau du commerce (ce qui était censé rester en bon état de fonctionnement grâce à l’absence de “protection”) et ont été également dévasté au niveau intérieur (ce qui a été facilité par l’absence de “protection”). Dans ce cas, autant “protéger”…
Dans cette dynamique catastrophique, ou catastrophiste, qui est européenne et mondiale, c’est moins vers l’éclatement de l’Europe que l’on va que vers des décisions radicales, notamment et presqu’à coup sûr si une nouvelle explosion se poursuite, – financière ou monétaire. Cette fois, les autres devront suivre les franco-allemands sans rechigner, avec l’alternative de la création de facto d’un “noyau dur” si nécessaire. L’Europe de l’Est a intérêt à suivre sinon elle perdra sa culotte à cultiver d’une façon irresponsable l’agressivité anti-russe dont ni Français ni Allemands ne veulent entendre parler. On pourrait sans trop de risque avancer qu’en cas de “nouvelle explosion”, l’idée de Sarko agitée en octobre-novembre 2008 d’un “gouvernement” européen constitué directement à partir des Etats, rompant l’actuelle tournante de l’UE pour jouer le long terme, réservé à quelques grands pays, serait acceptée par les Allemands. Il serait bien étonnant, contrairement à ce qu’écrit Schwartz, que les Britanniques ne tentent pas d’en être, quel que soit leur gouvernement, parce que les Britanniques ont encore quelques principes dont le plus constant est que rien de sérieux (du franco-allemand) ne doit se faire en Europe sans eux.
Le dernier constat, c’est alors l’extraordinaire situation qui existe aujourd’hui en Europe, entre ces diverses situations qu’on vient de décrire et de suggérer, et l’époustouflante situation régnant au sein des institutions européennes et de tout ce qui est attenant. Ces institutions vivent à une autre époque, peu après le 11 septembre 2001 et en plein activisme de l’administration Bush. Lorsqu’on voit un chef de cabinet d’un Commissaire européen proclamer avant le récent sommet UE-Russie que la “feuille de route” de la Commission n’est pas assez anti-russe, parce qu’il ne faut pas “rompre notre solidarité avec les Américains”, on se demande de quelle planète il s’agit. (La politique de l’UE réglée par la “solidarité avec les USA”? La “solidarité avec les USA” consistant à se durcir face aux Russes alors que les USA ne cessent d’échanger des sourires avec les Russes? Où donc s’informent ces gens?); lorsqu’on lit les scénarios de la présidence tchèque de l’UE sur la crise iranienne, qui est une courte et incisive réflexion sur les mille et une façons d’attaquer l’Iran, on se demande, etc… Pendant ce temps, certes, le “protectionnisme” continue à être cloué au pilori.
Il est impossible, si les conditions actuelles se poursuivent et si, comme c’est de plus en plus probable, une nouvelle “explosion crisique” (une nouvelle détonation de la crise devenue structure), qu’un affrontement entre les Etats dirigeants de l’Europe et les institutions européennes n’aient pas lieu. Les institutions devront passer la main ou casser. Ces élections, avec les prises de position Sarko-Merkel, annoncent aussi cette crise-là.
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