L’Europe, l’Ukraine et l’«énorme poids du rien»

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L’Europe, l’Ukraine et l’«énorme poids du rien»

Peut-être est-ce la proximité de cet étrange anniversaire du 18 ou du 19 novembre, lorsque, en 2013, Ianoukovitch finit par repousser l’offre que lui faisait l’UE et qui ressemblait tant à un ultimatum, et que l’UE enfourcha aussitôt son cheval de guerre... Peut-être est-ce l’arrivée de Federica Mogherini à la tête de ce qu’on nomme “diplomatie européenne”, peut-être s’agit-il de la saison automnale qui suit les feux de l’été, – mais bref, l’Europe (l’UE) est plutôt d’un esprit morose, de ce qu’on nomme le blues selon cette forme musicale exprimant une tristesse et un désenchantement sans fin que certains jugeraient teintée, dans cette occurrence, d’une sorte d’angoisse discrètement existentielle qui ne dit pas son nom ni n’est réalisée comme telle. La remarque s’applique à l’Ukraine comme cause et objet de ce sentiment, et plus précisément au pouvoir en place à Kiev. Tout devait s’éclaircir démocratiquement avec les élections du 25 octobre, tout s’est plutôt assombri, – la saison automnale, toujours elle. Les conseils que la bureaucratie de l’UE fait remonter vers Mogherini avant une rencontre prévue avec la direction de l’OTAN, ce serait plutôt du genre : “Attention, ils vont une fois de plus essayer de nous entraîner dans de nouvelles sanctions antirusses, et ce n’est vraiment pas le moment...” Sans doute Mogherini n’a-t-elle pas besoin de tels conseils lorsqu’on suppose qu’elle pense ce qu’elle pense, mais cela situe effectivement l’esprit régnant actuellement.

D’une façon plus précise à nouveau, c’est vraiment à l’encontre de Kiev que s’exerce cette humeur morose et soupçonneuse. Une source aimable nous résumait la chose d’une façon lapidaire qui, semble-t-il, ne serait pas loin de ce qui se dit vraiment dans “les institutions”, dans les coulisses comme on dit : «En fait, on pourrait résumer l’état d’esprit avec cette observation qui est dite dans les couloirs, mais aussi entre les autorités elles-mêmes, qu’à une administration prétendument prorusse et sans aucun doute immensément corrompue, – celle de Ianoukovitch selon le jugement-UE classique, – a succédé une administration prétendument pro-européenne et tout aussi “sans aucun doute immensément corrompue”» Effectivement, pour une grande institution dont l’ambition n’est rien moins que d’établir les normes de la gouvernance mondiale, pour qu’elle l’exerce elle-même et sans partage, on comprend ce que veulent dire ces remarques sur l’état d’esprit : le blues, man...

Là-dessus, il y a eu un épisode curieux, qu’a rapporté Reuters le 10 novembre 2014 et qu’a repris ZeroHedge.cvom le 11 novembre 2014, avec commentaires sarcastiques à l’appui concernant la chute brutale de la monnaie ukrainienne. Il s’agit de confidences diverses, recueillies par Reuters de la bouche anonyme d’“officiels” de l’UE, dont certain d’un bon format, concernant une accusation contre Kiev, – exactement transcrite, la remarque principale donne ceci : “Les Ukrainiens sont en train de manipuler l’UE”... Tout le sel de cette remarque, c’est que cette manipulation se ferait dans le sens où certains dirigeants ukrainiens, – tous plus ou moins oligarques parce que qui ne l’est dans le pouvoir officiel de ce pays ? – joueraient un jeu de complicité avec les Russes, au détriment de l’UE, se contentant d’encaisser les subventions de l’UE en disant tout juste merci et en gémissant sur le sort malheureux de Kiev menacé par les Russes... Ainsi le texte de ZeroHedge.com nous restitue-t-il, dans sa langue maternelle, sa version de l’esprit “le blues, man...

«According to Reuters, nearly a year on from the first "EuroMaidan" protests that would topple the pro-Moscow president who had spurned an EU trade deal, some in Brussels are disillusioned by the experience of helping Ukraine. EU generosity in waiving import duties and funding gas supplies from Russia may be being abused, they say. Corruption in Ukraine? Impossible. But wait, it gets better: Some in Ukraine's elite may be colluding with Russia, even as fighting in the east has begun to escalate again. If true, this will be the biggest stunt a Russian leader has pulled since Khruschev banging on the desk in the UN with his shoe.

»And the punchline: “The Ukrainians are manipulating the EU,” a senior EU official involved in negotiations told Reuters, saying the bloc was “waking up” to a need to better defend its own interests. [...] “There may be, in certain sections of the Ukrainian government, an interest in colluding with the Russians and instrumentalizing to a certain extent the EU,” he added. [...]

L’UE fait son boulot, certes, c’est-à-dire d’afficher une confiance inébranlable sur sa face officielle. Elle y envoie même un de ces jours, à Kiev, Jean-Claude Juncker, le turbo-président de la nouvelle Commission, tout auréolé des retombées diverses de la saga LuxLeaks qui semble s’installer comme une casserole, pour rythmer d’un bruit de ferraille infernal ce qui devait être une présidence décisive pour l’accélération de l’intégration de l’Europe, déjà à un stade si prometteur ... Là aussi, dans le cas de Juncker, que certains jugeaient comme l’homme capable de relancer l’Europe sur la voie de l’hyper-fédéralisation vers ces mythiques États-Unis d’Europe et qui se voit avant même le départ de son odyssée soudain chargé de ce terrible handicap de communication, c’est “le blues, man...

«In public, there is solid EU support for the newly elected president and parliament in the face of Russian hostility – a position new European Commission President Jean-Claude Juncker will stress when he visits Kiev, perhaps as early as this month. And there is unanimous, personal admiration among officials and diplomats for ordinary Ukrainians’ courage on the streets, and a will to help them consolidate democracy and prosperity. Yet in private, endemic post-Soviet corruption, the power of business “oligarchs” and suspicions of lingering Ukrainian collaboration with supposed enemies in Moscow lead some in Brussels to question the future of current levels of EU backing.»

Effectivement, restons-en à cette image de cette visite projetée de Juncker à Kiev, où l’on se congratulera avec enthousiasme devant les caméras, où l’on se promettra mille ans de bonheur réciproque dans la gouvernance mondiale accomplie... Cette image fait un symbole tout à fait acceptable. L’homme symbolisant les espérances d’une Europe grande et forte, rendant visite au pays symbolisant l’extension de cette Europe grande et forte, – mais voilà que l’homme boite bas, déjà fourbu par la rumeur publique, et les dirigeants du pays-fanion ont ce regard fourbe et fuyant des affairistes qui dissimulent à peine qu’ils sont là pour faire des affaires, s’il le faut et sans la moindre hésitation avec celui qu’on voue aux gémonies jusqu’à mobiliser la civilisation euro-occidentale dans une croisade néo-libérale pour le réduire à merci. Peut-être même, soupçonnent certaines de ces sources haut placées qui informent Reuters, n’ont-ils jamais cessé d’entretenir ces liens, – avant pendant et après le vertueux moment-Maidan, – avec celui que la diarrhée verbale qui leur tient lieu de narrative dénonce comme le barbare qui est à nos portes.

... Restons-en à ce symbole parce que ce symbole, en un sens, résume et explique cet état de l’esprit que nous symbolisons, à notre tour, par ce “le blues, man...” ; dans tous les cas, ce sera notre hypothèse à ce propos, à propos d’un événement que vous ne trouverez nulle part dans les éditoriaux et les commentaires extraordinairement vides et vulgaires de notre presse-Système, tombée aussi bas que l’image qu’elle prétend nous restituer de la situation du monde. Ce qui frappe aujourd’hui l’Europe dans sa bureaucratie et ses multiples tentacules de direction, c’est une sorte de nausée psychologique, insensible à l’analyse de l’esprit, impossible à saisir, absolument inconsciente, mais qui agit inexorablement, comme un poison qui serait en fait un contrepoison si on l’observe objectivement. (Tout comme les actes ou les sentiments destructeurs du Système, et qu’on a tendance à juger comme effectivement destructeurs, sont animés d’une vertu cachée qui se nomme antiSystème.) Ce qui frappe aujourd’hui toutes ces psychologies européennes, au-delà de l’amertume de certains évidences qui finissent par peser, c’est le poids harassant de ce que nous ne voulons pas nommer “mensonge“ pour ne pas faire croire qu’il y a une démarche élaborée, et que nous désignerons finalement comme “absence de vérité”. C’est le paradoxe qui fait de ce vide, de ce rien, un poids énorme et devenant insupportable ...

“Ce rien”, écrivons-nous... Cela devrait nous rappeler cet autre jugement que nous émettons et rappelons à diverses occasions, – notamment le 3 janvier 2012 et le 24 mai 2014, – qui est si magnifiquement résumé par cette superbe expression que Joseph de Maistre écrivait pour son frère Nicolas, à qui il voulait rappeler ce qu’avait été la vie intellectuelle dans le Chambéry de 1785 où l’on s’ingéniait à écarter la force des événements qui se préparaient pour lui préférer la narrative instinctive que la bourgeoisie avancée cultive pour proclamer que c’est le bonheur selon son goût et que ses idées autant que ses poches en sont pleines : l’«énorme poids du rien» («Je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance […] et ne voyant autour de notre cercle étroit[…] que de petits hommes et de petites choses, je me disais : “Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?” Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien…») Chacun son tour et chacun sa façon : hier, c’était Maistre et le “rien” était celui des autres qui l’accablaient, aujourd’hui c’est l’Europe et le “rien” est celui qu’elle a elle-même créé, fabriqué, usiné pourrait-on dire, en produisant cette narrative qu’elle a prétendu substituer à une vérité de la situation dont l’être humain, lorsqu’il s’abstient d’être un peu trop sapiens, a besoin pour pouvoir continuer à vivre sans trop craindre de se contempler dans un miroir.

Ce n’est sans doute qu’un moment et sans doute, demain, l’Europe retrouvera cet allant psychologique alimenté par l’insupportable ferraille rouillée de ses narrative. Mais elle sera un étage plus bas, car ce genre de “moments de vérité” discrets, imperceptibles, stealthy pour tout dire, même s’il ne dure qu’un instant, laisse des traces terrible et contribue décisivement à détruire la psychologie de celui qui a choisi le “rien” pour construire sa narrative des “lendemains qui chantent”. Certes, nous parlons de psychologie, et par conséquent n’attendons nullement un communiqué de contrition ; tout cela se passe dans le secret des êtres et dans le cœur grondant et dissimulé du Système invinciblement attiré par sa propre autodestruction. La campagne ukrainienne de l’Europe, fondée sur le “rien” de sa narrative méprisant la vérité avec une impudence si extraordinaire, comme on méprise une de ses vielles lunes réactionnaires et antimodernes, nous offre un de ces “moments de vérité” où le doute s’est insinué un instant par le même interstice de la psychologie, par où le Système a pu faire pénétrer sa dynamique maléfique. Eh oui ! Les crapules du temps de Ianoukovitch sont les crapules du temps de Maidan et vice-versa, comme blanc bonnet et bonnet blanc font la paire ; et, après tout, il faut les comprendre car ils ne sont pas vraiment mauvais, comme le fait, dans son langage technocratique et communicationnel type bloc-BAO en mode réaliste, une de ces sources de haut niveau de Reuters («“You can’t blame him [Porochenko] for playing a weak hand as best he can in his own national interests,” one EU diplomat said of the man who was feted as guest of honor at an EU summit in June»).

“Le blues, man...” et l’«énorme poids du rien» : gaz russe ou pas gaz russe, la sombre saison de l’hiver 2014, comme celle de 1914, a bien des chances (plutôt que “malchances”, décidément) d’être sinistre et glacée. C’est de cette façon que les choses progressent.


Mis en ligne le 13 novembre 2014 à 07H11