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94112 décembre 2005 — On a régulièrement l’occasion de s’étonner de l’impudence ou de l’inconscience de ces politiciens (la “classe politique” européenne) qui s’indignent de ce que les peuples disent non à l’Europe, quand ils le font. Un jugement annexe de ce constat serait qu’il y a là, au moins, le signe qu’il reste quelque instinct de dignité dans les peuples, et un certain flair politique.
Voici un élément nouveau dans ce dossier de “l’Europe pathétique”. C’est une révélation faite par le Sunday Telegraph hier. On pourrait percevoir que le quotidien eurosceptique britannique, en publiant ces lignes, exulte entre les lignes. On le comprend.
Cette dernière nouvelle nous dit que l’UE avait signé, en janvier 2003, un accord secret avec les USA d’où il ressort à peu près que les USA pouvaient utiliser des “installations de transit”, — les aéroports européens répondent à cette expression, — dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. (L’expression exacte utilisée [voir plus loin] est : « …increased use of European transit facilities to support the return of criminal/ inadmissible aliens ». Cela suppose qu’il y avait déjà une utilisation des “European facilities”, connue et acceptée, et qu’il en fallait encore plus, tout cela sans soumission au moindre contrôle? Pourquoi pas?)
Avec une argumentation convenable et à peine sollicitée, on comprend que cette autorisation pourrait signifier pour les USA qu’ils avaient là un accord permettant d’effectuer leurs diverses activités CIA (vols, utilisation des aéroports européens) comme ils le firent depuis et comme on vient de le découvrir depuis le 2 novembre.
Le Sunday Telegraph écrit ceci: « The European Union secretly allowed the United States to use transit facilities on European soil to transport ''criminals'' in 2003, according to a previously unpublished document. The revelation contradicts repeated EU denials that it knew of ''rendition'' flights by the CIA.
» The EU agreed to give America access to facilities — presumably airports — in confidential talks in Athens during which the war on terror was discussed, the original minutes show. But all references to the agreement were deleted from the record before it was published.
(...)
» The minutes of the Athens meeting on January 22, 2003, were written by the then Greek presidency of the EU after the talks with a US delegation headed by a justice department official. EU officials confirmed that a full account was circulated to all member governments, and would have been sent to the Home Office.
» The document, entitled New Transatlantic Agenda, EU-US meeting on Justice and Home Affairs, details the subjects discussed by the 31 people present. The agenda included the fight against terrorism, drug trafficking and extradition agreements.
» According to the full version, “Both sides agreed on areas where co-operation could be improved [inter alia] the exchange of data between border management services, increased use of European transit facilities to support the return of criminal/ inadmissible aliens, co-ordination with regard to false documents training and improving the co-operation in removals.”
» But this section, and others referring to US policy, were deleted — as a “courtesy” to Washington, according to a spokesman for the EU Council of Ministers.
» Tony Bunyan, of the Statewatch civil liberties group which obtained the original document, said: “What kind of facilities are these and how many people work there? That phrase suggests the US is being allowed to use airports in Europe to transport criminals from third countries.” »
Voilà un nouveau domaine de controverse, à partir d’une initiative bien dans les habitudes de la diplomatie européenne, faite de demi-mesures et de décisions incertaines lorsqu’il s’agit de figurer dans des contacts avec les États-Unis. L’arrangement que l’UE a signé, que tous les États-membres (y compris la France, soit dit en passant) ont entériné en ne songeant pas à en explorer toutes les conséquences, ou bien en se gardant de le faire, est caractéristique de l’attitude de l’Europe. D’un point de vue théorique et général, il n’est pas question de refuser quoi que ce soit à l’Amérique par réflexe d’allégeance habituel et au nom du discours sur la communauté des “valeurs” transatlantiques. (Aujourd’hui, mis devant les polémiques autour des activités de la CIA en Europe et mesurant les différences de conceptions, on se demande si cette communauté de “valeurs” a encore le moindre contenu lorsqu’on en arrive à l’essentiel, qui est leur mise en pratique. La question est posée, même si on prend bien garde de ne pas examiner la validité de ce constat.)
(On observera également qu’une des caractéristiques de l’accord est l’absence de mesures réciproques. Il s’agit d’un accord signé par deux parties pour une lutte globale contre un ennemi global, dans lequel l’une des deux parties ne dispose pas chez l’autre partie des facilités que la première lui accorde pour son propre territoire. Cela signifie-t-il que l’UE n’envisage pas de lutter contre le terrorisme avec ses propres services, y compris sur le territoire des Etats-Unis s’il le faut? Pour en revenir aux réalités, on comprend aisément qu’il s’agit d’une réciproque qui ne peut être envisagée, dans le cas américain. Cette situation n’a l’air de susciter aucune interrogation, aucune préoccupation, et elle est transcrite dans un accord officiel sans soulever la moindre réserve. C’est là qu’on voit les limites pathétiques de la politique européenne : face aux USA, l’Europe accepte de ne pas exister ou d’exister en tant que partie inférieure. Même les “valeurs communes” ne parviennent pas à dissimuler cela.)
Ce type d’engagement, très théorique au départ et suffisamment vague pour permettre bien des interprétations, débouche évidemment sur des situations polémiques extrêmement dommageables. Dans le cas présent, on pourrait avancer qu’il y a une certaine surprise et un malaise certain devant une situation où les Européens ont accepté un engagement qui implique in fine un blanc-seing pour des activités qui interfèrent gravement sur les souverainetés nationales. D’autre part, les réactions implicites d’approbation, ou l’absence de réactions des différents pays, la France au premier chef, sont un autre motif de surprise.
On peut deviner et même comprendre une certaine exaspération des Américains, qui peuvent considérer que les réactions européennes sont aujourd’hui une mise en cause de l’engagement de janvier 2003. Les Européens, qui, à certains moments, ont encore plus peur des pressions des divers groupes parlementaires (PE notamment) et non-gouvernementaux (ONG) que des admonestations des Américains, sont conduits à mettre effectivement en cause des engagements dont ils n’ont à aucun moment mesuré toutes les implications. La courte vue de l’UE, dans tous ses actes soi-disant politiques, est un phénomène qui ne cesse de s’aggraver à mesure que l’Europe acquiert prétendument autorité et poids politiques.
La “chance” des Européens est qu’ils sont comme un borgne avec un œil en mauvais état dans un royaume où l’autre, Washington, est également un borgne dont l’œil restant ne vaut guère mieux. L’attitude américaine dans l’affaire de la torture est, également, totalement contrainte par diverses nécessités de dissimulation, de mensonges, d’interprétations léonines. Les Américains, qui proclament à Washington la nécessité de la torture, sont obligés de plaider en Europe, au mépris de toutes les évidences, qu’ils respectent les accords internationaux sur la question. Le Daily Telegraph rapporte le plus récent exemple de cette démarche (on appréciera le “generally” de la phrase “would generally apply” parlant des conventions sur la torture par rapport aux prisonniers détenus par les USA): « Washington has been angered by EU protests about the movement and alleged abuse of terror suspects. Yesterday, John Bellinger, senior legal adviser to the US State Department, said the convention against torture, which the US has signed, “would generally apply” to prisoners held by the US.
» He said on BBC radio: “Some of the allegations more broadly about all sorts of things are ludicrous. These allegations that we have these activities going on in the hundreds over Europe, and that we are going to take people off to be mistreated, are simply untrue.” »
Cette affaire montre combien il est devenu très difficile pour les Américains et les Européens de traiter sur des matières de coopération sujettes à interprétation, donc finalement sur toute matière de coopération sérieuse. Une source européenne, invitée à commenter le cas, apprécie que « les Européens ont sans aucun doute estimé que ce document se plaçait dans les normes légales qu’ils respectent. De leur côté, il n’y a que de la bonne foi, et une volonté constante d’écarter tous les sujets de discorde avec les Américains, jusqu’à l’aveuglement. Du côté américain, d’ailleurs, ce doit être également la bonne foi. Bref, on ne parle pas le même langage ni des mêmes choses. »
La même source poursuit son commentaire dans un autre domaine, celui plus émotionnel et plus pressant de la pression d’influence dont sont capables les Américains, et à laquelle les Européens sont incapables de résister : « Dans les circonstances qui étaient celles de janvier 2003, alors que les relations transatlantiques étaient soumises à des tensions extraordinaires avec les désaccords sur la guerre en Irak qui se préparait, il était difficilement concevable qu’on puisse refuser une telle autorisation aux Américains. Même un pays comme la France, qui ne cherchait nullement la confrontation avec les USA malgré ce qu’on en a dit, devait reconnaître cela. Du côté américain, par contre, pas le moindre état d’âme. »
Le résultat est qu’un facteur de plus s’ajoute à un imbroglio politique explosif entre l’Europe et les USA, pour le compliquer et mettre encore plus en évidence l’absence de ligne politique cohérente de l’Europe. La crise que connaît aujourd’hui l’Europe apparaît à chaque événement nouveau plus justifiée par une situation générale qui dépasse très largement le seul cadre où les événements qui déclenchèrent cette crise eurent lieu. Tout est bien en un sens: l’Europe n’a que ce qu’elle mérite.
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