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1619Par Philippe Grasset (*)
1). C’est un lieu commun fondamental de dire que nous vivons dans un étrange temps historique. Les événements, qui semblent parfois des illusions tant ils semblent n’être que des impulsions du système de la communication globale, se bousculent à une vitesse sensationnelle. Ils semblent procéder à la fois d’une manipulation complètement humaine et d’une absence complète de contrôle humain. Ce temps historique est un temps d’une rupture d’une telle intensité qu’il semble par instant mettre une civilisation en jeu.
2). De telles conditions ne permettent pas d’écarter l’hypothèse écrasante d’une Europe qui évoluerait sous la pression des événements extérieurs. C’est cette hypothèse que nous allons privilégier pour suggérer que l’Europe-puissance est une fatalité de notre temps historique.
3). Pourtant, l’Europe-puissance, qui est un concept dont tout le monde parle, est en même temps un concept refusé par l’écrasante majorité des membres de l’UE. Seule la France en parle avec une certaine faveur mais aussi une prudence certaine. La France est consciente que l’Europe-puissance représente un concept ressuscitant sous une forme postmoderne qui se voudrait séduisante une vieille idée française de faire l’Europe pour faire faire à l’Europe la politique que la France seule ne peut pas faire pour le bien de l’Europe.
4). A cause de cet isolement français sur cette idée d’Europe-puissance, celle-ci n’a raisonnablement aucune chance de se faire. Elle a pourtant toutes les chances de se réaliser. Nous vivons dans un temps historique non seulement étrange mais paradoxal, ou bien étrange parce que paradoxal, et de toutes les façons totalement hors de l’emprise de la raison humaine.
5). Pour bien apprécier le problème, il faut le placer dans son contexte de ce monde en bouleversement accéléré. L’erreur ontologique et sans surprise des théoriciens de l’Europe est celle de tout théoricien : concevoir l’Europe en théorie, c’est-à-dire hors de son contexte qui est ce monde où nous nous trouvons.
6). Le temps historique dont nous parlons en le qualifiant de paradoxal et de déraisonnable se caractérise principalement, sur le plan de la structure politique et psychologique, par une rupture décisive entre la puissance et l’autorité.
7). Il y a une accumulation extraordinaire de puissances dans des systèmes donnés. Il y a de nombreux exemples. Nous citerons principalement, pour ne pas rater le point principal du catéchisme de notre conformisme de pensée et aussi pour faire progresser notre hypothèse, l’accumulation de puissance des Etats-Unis.
8). Ce cas d’accumulation de puissance, comme les autres, n’est nullement accompagné du renforcement de l’autorité, bien au contraire, parce que cette accumulation de puissance n’est nullement accompagnée de la légitimité qui donne l’autorité. Les USA perdent chaque jour davantage leur légitimité. Ils sont détestés dans le reste du monde, leur modèle est chaque jour plus perverti par une obsession pathologique de la sécurité, leur pouvoir est irrésistiblement corrompu par de multiples pressions centrifuges à Washington, entre les industries et les puissances d’argent qui l’achètent et le subventionnent, les groupes idéologiques qui l’influencent, les différentes bureaucraties, agences, ministères qui ont chacun leur politique, enfin un président qui semble avoir été taillé sur mesure pour ce cas de la puissance sans l’autorité terrestre puisqu’il nous présente une détermination appuyé sur la communication divine et qu’il s’avère définitivement indifférent aux événements réels du monde.
9). Pour autant, nul n’a récupéré cette autorité pulvérisée parce que le poids de la puissance interdit toute initiative de ce genre. Nous sommes dans un monde de puissance, sans autorité générale, sans pouvoir global. Un monde de désordre, où le désordre pourrait devenir chaos.
10). Précisons notre propos. Dans le cadre où se place la potentialité d’une Europe-puissance, deux événements jouent un rôle fondamental, influant évidemment sur l’évolution de l’Europe. Le premier, c’est l’élargissement de l’Europe à 25 ; le second c’est la politique extérieure des États-Unis, que nous appellerions plutôt “agitation extérieure”.
11). L’élargissement à 25 interdit définitivement toute intégration européenne. Nous avons dépassé le point où une organisation de bon sens et de juste droit, basée sur la tradition historique et la proximité culturelle, favorise le rapprochement. Au contraire, l’ensemble des 25 évolue vers un phénomène de bureaucratisation renforcée et de ‘babelisation’, c’est-à-dire, là aussi, une puissance sans autorité parce que l’autorité se désagrège entre des concurrences internes, des incompréhensions et des cloisonnements sans nombre. L’Europe a perdu tout espoir d’une maîtrise structurelle, conceptuelle et bureaucratique de sa puissance.
12). Le second événement est que la politique extérieure US est devenue une sorte d’interprétation idéologique constante et constamment en cours de radicalisation, justifiant et accélérant sans cesse une agitation extérieure massive. (Il faut apprécier en plus que cette tendance est naturelle à l’évolution de cette puissance en décadence psychologique et morale aujourd’hui accélérée par rapport à ses origines dans l’arène internationale, ce qui renforce le processus en le justifiant en apparence.) Le résultat est une énorme puissance lancée à une vitesse folle, sans but raisonnable et de plus en plus incontrôlable. Par son dynamisme destructeur et déstructurant, ce phénomène règle aujourd’hui tout le reste dans les relations internationales, y compris l’évolution de l’Europe.
13). Dans ce contexte, quelle est la situation de l’Europe? Divers centres de puissance existent, sans lien dynamique et politique entre eux : l’euro, les capacités technologiques, la puissance commerciale, le développement de la PESD. La structuration de l’Europe depuis 1956 est la cause de la création de ces centres de puissance mais l’incapacité de les transformer en une politique cohérente est la marque de l’absence de légitimité et de souveraineté de ces structures.
14). L’évolution à prévoir est le développement naturel de ces centres de puissance avec l’extension de leurs ramifications jusqu’à ce qu’ils s’interconnectent entre eux. Dans ce processus dynamique apparaît leur dimension politique potentielle. Observez l’affaire de la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine, aujourd’hui freinée par l’intervention des USA mais qui n’est pas finie. On part d’une idée économique assez banale et vaguement diplomatique et on aboutit rapidement à une situation stratégique fondamentale. Elle a été évoquée brutalement ces dernières semaines par les Américains, accusant les Européens d’évoluer vers le choix d’un partenariat stratégique fondamental de l’Europe avec la Chine aux dépens de celui que l’Europe a prétendument avec les Etats-Unis. Ainsi, des domaines de puissance très séparés et sans ambition à l’origine se sont très rapidement élargis et se sont connectés entre eux pour poser une question stratégique et politique fondamentale. On peut compter sur ce qui est devenu une “politique d’humiliation” des USA vis-à-vis de l’Europe pour pousser et exacerber ce processus jusqu’à son terme d’efficacité paradoxale (pour l’Europe).
15). C’est autour de cette évolution que le “pouvoir européen” doit se mettre en place, d’une façon assez naturelle, par la “nature des choses” et la “force des choses” (concept cher à de Gaulle). Un pouvoir émerge des divers centres de puissance conduits à se coordonner sous la pression des circonstances. Ce qui donnera sa légitimité et donc sa cohérence à cette puissance disparate et fractionnée, et transformera sa coordination forcée en une politique créatrice, ce n’est pas une structure de plus, une bureaucratie de plus, un exécutif de plus, dont on a vu qu’ils enfantent impuissance et illégitimité; non, ce qui lui donnera sa légitimité, c’est l’inspiration d’une politique conforme aux intérêts et à la tradition européenne. Nous nommons effectivement cela “une inspiration” pour en marquer le caractère haut et non dénué de spiritualité.
16). Vous comprenez évidemment que la France est idéalement mise, qu’elle est le seul État-membre qui puisse donner cette inspiration. Nullement par sa supposée vertu ou son universalité trop souvent affirmée ; ni par volonté politique ni par un calcul dont elle est bien incapable. Simplement parce qu’elle est le seul État-membre à disposer d’une structure, d’une politique, d’une position générale et, surtout, d’une psychologie, lui permettant d’accéder naturellement à l’inspiration d’une politique, — bonne ou mauvaise c’est un autre propos, — fondée sur la souveraineté et la légitimité. Un exemple de cette inspiration française est d’ores et déjà visible au niveau de la PESD. Tous les autres pays européens sont tributaires d’un passé caractérisé par un enchaînement que nous qualifierions de psychologique et de politique à une inspiration étrangère (bonne ou mauvaise, là encore question de jugement). Seule la France est capable de se penser libre dans l’ensemble européen, donc elle en sera l’inspiratrice. (Cela n’est pas une vertu, c’est un fait et c’est parfois un fardeau.)
17). Tout cela, je le précise pour conclure, n’a rien d’optimiste ni ne prévoit une gloire universelle et apaisée pour l’Europe-puissance, et pour la France inspiratrice. La rapidité de cette évolution que j’envisage est fonction de la rapidité des événements internationaux entraînée par la rapidité de la course de la puissance incontrôlée des USA, à la fois déstabilisante et déstructurante. L’évolution européenne, directement connectée aux événements du monde, se fait sous la pression formidable d’une époque de rupture. Et cela n’est pas une simple figure de rhétorique : je ne vois pas comment nous ferions, du côté américain, et très rapidement, l’économie d’une rupture fondamentale, représentée par un ou des événements véritablement bouleversants. J’ignore comment, quand, et quel type d’événement. La seule certitude intuitive que je vous propose est que cette évolution vers l’Europe-puissance est inéluctable parce que directement liée à cette évolution à tendance déstructurante, voire même catastrophiste du désordre mondial emmené par la course américaniste.
18) En forme de post-scriptum à cette conclusion, ceci : j’ai parlé plus haut d’un monde de désordre se transformant en chaos. Le chaos porte en lui une potentialité créatrice, alors que le désordre est un état fondamentalement nihiliste. C’est une petite note d’espoir, un peu idéaliste j’en conviens mais pas dénuée d’arrière-pensées.
@NOTES = (*) Cette intervention a été faite aux 7ième Journées Européennes, organisées par l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), à Lille le 7 avril 2005.
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