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5 octobre 2003 — Dès le 2 octobre, un lecteur nous signalait le fait (voir dans notre forum, à la date du 2 octobre) : un article du 1er octobre du Financial Times annonçant un avertissement lancé par la Commission européenne à Washington. Le caractère complètement extraordinaire de cette intervention est qu’elle concerne la disposition Hunter dans la loi budgétaire du Pentagone pour 2004 (FY2004).
« The European Commission has warned the US Congress that it could spark a fresh transatlantic trade dispute if it adopts draft legislation urging the Pentagon to buy all essential weapons parts from US manufacturers.
» In documents obtained by the Financial Times, Brussels sets out ''serious concerns'' over the so-called Buy America provision and threatens legal action at the World Trade Organisation.
» A letter to John Warner, chairman of the US Senate armed services committee, warns “should the final bill retain WTO-incompatible provisions, the European Commission will consider the most appropriate action to take”.
» An explanatory note urges George W. Bush, US president, to veto the provision, arguing it “would clearly be contrary to the letter and spirit of US commitments to the EU undertaken in the framework of the WTO”. The paper says Brussels “reserves the right to request consultations in the WTO” — the first step in a formal legal challenge. »
Il s’agit d’un événement extraordinaire et sans précédent à notre connaissance : une intervention directe de la Commission européenne dans un processus interne, fondamental, portant sur le coeur de la puissance stratégique américaine et relevant complètement de la souveraineté nationale des États-Unis, et dans le domaine de la défense qui est en général hors des compétences de la Commission (mais qui peut être concerné au travers de pratiques commerciales, industrielles, économiques). Cette intervention de la Commission, c’est-à-dire de l’Europe, crée un précédent dont il sera désormais difficile de se débarrasser. (On y ajoutera les indications très sérieuses selon lesquelles il ne s'agit pas d'une affirmation de principe, que la Commission entend bien mener cette bataille d'une manière concrète, sur place, à Washington.)
La Commission identifie et authentifie, pour son compte, un éventuel comportement protectionniste hautement critiquable de la part des États-Unis ; si ce comportement devait effectivement se confirmer, — ce qui est au moins probable sinon pas loin d’être inéluctable, même avec des aménagements de façade — la Commission devrait se trouver conduite à devoir respecter sa propre logique en proposant des contre-mesures, voire en les imposant aux pays-membres au nom de règles diverses du commerce dont elle estime qu’elles sont violées par le comportement américain.
C’est là un constat de simple bon sens : on voit mal, dans ces conditions où elle s’est arrogée le droit de faire observer un manquement américain à certaines règles fondamentales dans un tel domaine, la Commission européenne continuer à s’abstenir de toute réaction devant certaines manoeuvres américaines vis-à-vis des États européens. Pour prendre un cas précis, et en prenant l’hypothèse fort probable selon laquelle les États-Unis vont établir effectivement des dispositions protectionnistes pour leurs matériels de défense, comment la Commission européenne pourrait-elle ne pas prendre en considération certaines suggestions de milieux parlementaires français, émises lors du séminaire organisé par la Commission de défense de l’Assemblée Nationale à Arcachon les 8 et 9 septembre, selon lesquelles il faudrait imposer une amende aux pays européens investissant dans le programme américain JSF ? Comment ne pourrait-elle pas prendre en considération certaines remarques faites sur la taxation supplémentaire d’investissements et d’achats de matériels US par des pays européens ? Nous voulons dire par là, non pas que ces dispositions seraient prises, mais qu’en tout état de cause nous ne pourrions plus éviter le débat politique et fondamental qui n’a pas eu lieu lors du choix de participer au programme JSF fait par certains pays européens.
Cette affaire est stupéfiante également parce qu’illustrative de la vitesse des événements (ou bien, de la façon dont ces événements sont incontrôlables : qui, à Washington, aujourd’hui, est capable de “contrôler” le député Duncan Hunter, lorsque l’on voit que le Pentagone, après quelques rodomontades initiales, n’a cessé de céder dans ses négociations avec lui?). Cette affaire ne représente rien moins qu’un événement formidable qu’on peut définir en deux points :
• La volonté américaine, toujours en débat mais dont il paraît bien difficile qu’elle ne soit pas appliquée dans une large mesure, d’affirmer une “politique industrielle” passant notamment par des mesures protectionnistes totalement en contradiction avec les principes libéraux et de libre-échange gouvernant l’économie générale du monde.
• La prise de position forte de la Commission européenne, de l’Europe de relever ce manquement grave, d’en demander la complète suppression, se mettant par conséquent en position de devoir prendre elle-même des mesures de protection de sa propre industrie si elle n’obtenait pas gain de cause, c’est-à-dire de mettre en place une “politique industrielle” renvoyant évidemment au concept d’“Europe-puissance”. (Cela, évidemment, dans le domaine essentiel de l’industrie stratégique par excellence, celle des armements et de la haute technologie.)
On terminera sur un brin d’ironie : c’est la presse anglaise la plus pro-américaine, la plus ardemment partisane de la globalisation par hyper-libéralisme, la plus anti-européenne lorsqu’il s’agit d’une “Europe-puissance”, qui appuie, voire même suscite dans certains cas la réaction de la Commission dans le sens de l’affirmation d’une éventuelle puissance européenne (le FT a fortement surévalué l’affaire et, particulièrement, la réaction de la Commission, en la situant à un niveau supérieur à celui où elle a lieu). Mais on en comprend la raison, qui était donnée dans un édito du journal du 4 octobre (inaccessible en accès gratuit) avertissant que le passage des dispositions voulues par le député Hunter ne signifierait rien de moins que la mort du programme international Joint Strike Fighter. (Et, sous-entendu, le trépas annoncé de l’industrie aérospatiale britannique, qui est partie prenante à hauteur de 8% du programme JSF.)