L'évaluation de la puissance US est ''beyond history'' et ''out of control''

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L'évaluation de la puissance US est beyond history et out of control

On s'arrête à deux textes qui nous restituent l'atmosphère, — point bien plus intéressant que les interventions qui n'ont fait que confirmer les diverses tendances — du colloque annuel de la Wehrkunde de Munich, les 2-3 février. Ce rendez-vous chic et réputé réunit chaque année ministres et experts du monde transatlantique, Europe et USA, pour minimiser leurs différences grandissantes. Extraits de la même édition (4 février) de l'International Herald Tribune, il y a d'abord un texte de Thomas Friedman, qui y fait implicitement référence, comme on le comprend bien à la lumière du deuxième texte, de Joseph Fitchett, rapportant un compte-rendu de cette rencontre.

Résumons le thème qu'on veut mettre ici en évidence : la puissance militaire américaine est telle qu'elle tend à isoler complètement les USA du reste du monde (pour l'occasion, ressortons l'acronyme bienvenu : ROW, pour Rest Of the World, qui, effectivement, ne semble guère valoir plus que le poids de l'acronyme). Cela est bien exprimé, ou, disons, exprimé d'une façon imagé par cette citation du texte de Fitchett :

« Assessing the impact of the U.S. campaign in Afghanistan, Pentagon officials said that the armed forces' success — essentially using sophisticated electronics and sensors to deliver high-precision bombs and missiles — had already spurred nearly $50 billion in new, extra spending on high-tech weapons in the new U.S. defense budget. ''At this rate, we won't even be able to communicate with you, much less fight alongside you,'' a former German defense official said.

» The prospect of a split alliance, with U.S. forces fighting wars aided by local allies and the Europeans confined to peacekeeping and other infantry roles, dismayed George Robertson, secretary-general of the North Atlantic Treaty Organization. He warned that trans-Atlantic solidarity was bound to shatter if ''the Americans do the cutting edge while the Europeans are stuck at the bleeding edge, if the Americans fight from the sky and the Europeans fight in the mud.'' »

Friedman, lui, explique comment les USA deviennent unilatéralistes, par la grâce étrange d'un phénomène qu'il désigne comme un « military apartheid », où la puissance américaine enferme les USA par rapport à leurs alliés. Mais qui enferme l'autre ? Étrange combien le texte de Friedman semble montrer les USA “victimes” d'une puissance contre laquelle ils semblent ne rien pouvoir faire, comme par exemple la décision d'augmenter de $48 milliards leur budget du DoD. La logique de l'analyse conduit à suggérer qu'on pourrait croire que la responsabilité de cet état de chose incomberait à ces pauvres Européens, accusés de ne pas faire la même chose, de ne pas augmenter leurs budgets de la défense de 14%. Bref, suggère Friedmann, les Européens feraient bien d'acheter de nouveaux équipements « that can take off with America » (c'est-à-dire, en général, des équipements américains), sans quoi l'Amérique va disparaître vers les confins de cet autre monde où elle se trouve déjà. Friedman :

« As a result, we are increasingly headed for military apartheid within NATO. America will be the chef who decides on the menu and cooks all the great meals, and the NATO allies will be the busboys who stay around and clean up the mess and keep the peace - indefinitely. As a French diplomat put it to me bluntly, ''That is not going to be sustainable.'' He's right.

» If the Europeans truly want to be in on the takeoff of military operations, they had better invest in the planes and equipment that can take off with America. Otherwise they will have no credibility when they complain about U.S. unilateralism.

» At the same time, though, the Bush team would do well to restrain some of its unilateralist instincts, from NATO to Kyoto. Frankly, I'm glad America can fight everywhere in the dark, but I wouldn't want it to have to fight everywhere alone.»

Ces affirmations diverses sont développées à partir d'affirmations théoriques, assorties d'images brutales et définitives dont on retrouve le modèle dialectique dans toutes les déclarations officielles américaines. Par contre, les faits eux-mêmes semblent souvent moins sollicitées. On en citera quelques-uns, ci-dessous, en précisant de façon très insistante que la liste n'est en aucune façon limitative :

• L'U.S. Navy a poussé un ouf de soulagement à l'arrivée du Charles-de-Gaulle, en décembre, dans la zone de crise de l'Océan Indien, parce que cela permettait au USS Carl-Vinson de pouvoir rentrer à son port d'attache, aux USA. Le Carl-Vinson était maintenu sur place bien qu'il fût au terme de ses capacités de fonctionnement parce que l'U.S. Navy n'a plus de porte-avions disponible.

• Dans les opérations en Afghanistan, les communications établies entre la CIA en Afghanistan et l'Alliance du Nord, bien que primitives au regard des normes actuelles, ont été meilleures que les communications entre la CIA et Central Command, simplement parce que les différents services US fonctionnent avec des équipements et des procédures incompatibles. Dans certains cas, pour s'adresser à Central Command, la CIA a du passer par l'Alliance du Nord.

• Le meilleur chasseur embarqué du monde aujourd'hui est le Rafale Marine, dont quatre exemplaires sont embarqués à bord du Charles-de-Gaulle. Les pilotes américains de F-18 ont été stupéfaits des performances du Rafale, et de la domination du Rafale dans les combats simulés avec leurs propres avions, lors d'exercices conjoints dans l'Océan Indien.

• Durant leur opération sur l'Afghanistan, l'U.S. Navy, qui a assuré l'essentiel des attaques tactiques, ne pouvait rien faire sans les ravitailleurs en vol de la Royal Air Force britannique. (Même le secrétaire général de l'OTAN Robertson, qui est Britannique et ceci explique tout de même cela, a précisé ce détail le 31 janvier, lors d'une conférence à Washington : « It is a striking fact that because of NATO’s emphasis on multinational interoperability, British tanker aircraft over Afghanistan can refuel US Navy fighters, but US Air Force tankers cannot. »)

La réalité est que l'expertise et la communication (médias compris) dans l'évaluation de la puissance US sont désormais out of control et beyond history (au-delà de la référence factuelle dont est faite d'habitude l'enquête historique). Quelles que soient les réalités, plus rien à cet égard n'est intégré dans l'évaluation de la puissance US. Celle-ci est décrite en termes absolus, qui se réfèrent d'abord à des masses, des chiffres d'une part, et, d'autre part, à une figuration virtualiste qui ne souffre aucune restriction et qui dit que l'Amérique est dans un monde à part d'une supériorité absolue.

Cette attitude, qui se voudrait n'être pas politique, qui se voudrait même être “objective”, comme on constate un fait de la vie, a en réalité des effets politiques dévastateurs. D'une part, les questions commencent à apparaître sur l'intérêt même du développement exponentiel de toutes les technologies militaires dans le sens que les Américains affirment indiquer ; d'autre part, nombre d'Européens commencent à apercevoir les limites de l'argumentation américaine, qui tend de plus en plus à se discréditer par ses excès même, qui alimente puissamment le mécontentement général à l'encontre de la rhétorique hégémoniste, menaçante, etc, de l'administration Bush (« the devil's axis » et le reste). Il y a un développement de facto vers la perception d'une politique unilatéraliste, qui ne serait rien d'autre qu'une attitude isolationniste et indifférente des États-Unis, en même temps que le constat que la politique américaine ne cesse d'accentuer le désordre et d'aggraver des menaces là où elle prétend les réduire. Le militarisme de la pensée américaine pèse lourd dans ces développements ; et de même, par conséquent, les convictions quasi-religieuses des experts américaines.

Restent sur le carreau les amis de l'Amérique, qui ne comprennent plus vraiment ce qu'il y a dans l'esprit des Américains. Il serait peut-être surpris s'ils savaient, — ou bien, peut-être commencent-ils à s'en douter. Friedman rapporte ce propos si révélateur : « ''In the 1960s it was France under Charles de Gaulle that threatened NATO's cohesion; in 2001, it is Don Rumsfeld's America that is doing so,'' argues Dominique Moïsi, a French expert on international relations. ''Basically the question before us is this: What happens to a creature when its creator no longer trusts it? What is the meaning of an alliance if the immediate reaction of its leader is, 'Don't call us, we'll call you, because we basically don't trust you'? Look, I am all for NATO, but if the Americans are not, what am I to do?'' » La question de Moïsi sonne avec la nostalgie d'un autre temps.