L'évolution de Loren B., ou la révolution en toute discrétion

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Nos lecteurs savent avec quelle attention nous suivons les écrits de Loren B. Thompson, du Lexington Institute. Ce lobbyiste appointé de l’industrie d’armement US, et qui ne s’en cache pas, représente une bonne mesure de la pensée et des ambitions de cette industrie. Pour autant, il nous est arrivé de découvrir l’une ou l’autre facette inattendue de Loren B.

Cette fois, l’inattendu est de plus grand poids que de coutume. Alors que son blog (Early Warning) faisait relâche, Loren B. Thompson signe deux textes, dont l’un avec Lawrence J. Kolb, dans la grande presse US, qui renforce diablement la facette déjà entr’aperçue.

• Le 17 août 2010, sur Forbes.com, le site du fameux périodique Forbes : «Pentagon Budget Math Doesn’t Add Up». Thompson s’en prend avec une certaine insolence aux prévisions de Robert Gates, et du Pentagone, qui espèrent garder le budget de la défense US à son niveau. «Military spending will have to come down because the specter of federal insolvency matters more to the political system than bringing democracy to Afghanistan or buying more bombers. […] [F]ederal spending will need to fall in the years ahead to reduce the deficit. The notion that defense, the biggest component of discretionary outlays in the budget, can be left untouched by this process is naive.»

• Le 18 août 2010, dans le Los Angeles Times, cette fois avec Lawrence J. Kolb, un expert qui s’est souvent tenu à la lisière des critiques réformistes du Pentagone. Les deux hommes mettent en question les engagements outremer des USA, cette politique qui est une des “vaches sacrées” de l’establishment et du complexe militaro-industriel («With costs rising and the budget deficit growing, it's time for the U.S. to rethink its military commitments overseas….»)

Notre commentaire

@PAYANT Thompson avance prudemment. Par exemple, lorsqu’il plaide, avec Kolb, une réduction des engagements outremer du Pentagone, il le fait en arguant qu’il faut convaincre les alliés de prendre une place plus grande dans le dispositif de sécurité, – et, éventuellement, de les équiper avec du matériel US, certes, – dont l’inévitable F-35 (JSF), dont Thompson est un partisan inconditionnel et rétribué pour cela. Mais reconnaissons à cette mention une certaine vertu de réserve et de conditionnalité à laquelle Thompson, normalement admirateur inconditionnel du F-35, ne nous a pas habitués… «Similarly, the $150-million price tag on the Air Force's twin-engine F-22 fighter is too high for allies, but if the single-engine F-35 can be fielded for less than half that cost, it will have major export potential.»

Cela, dira-t-on, n’est pas une révolution. Voire… Loren B. Thompson est un stéréotype qui n’est pas loin d’être un archétype tant il est sollicité, cité, consulté, etc., considéré par conséquent comme une référence exceptionnelle en matière d’avis conforme aux intérêts du système, et tout cela sur le fond d’une copieuse alimentation budgétaire de ses bailleurs de fond, – Lockheed Martin au premier chef. Or, ce qu’il dit, ce qu’il ne cesse de répéter lorsqu’il aborde le sujet, depuis quelques mois, et dans une situation où des idées de réforme radicale du Pentagone sont dans l’air, ce sont des choses qui ne peuvent plaire au Complexe et que le Complexe ne devrait pas supporter longtemps. D’une part, plaider implicitement pour une réduction substantielle du budget de la défense, ne peut satisfaire en aucun cas, ni le Pentagone, ni Lockheed Martin et les amis du Complexe, rayon corporate ; d’autre part, plaider explicitement pour un retrait sélectif d’engagements extérieurs, même compensé par la promesse d’exportations juteuses, ne peut qu’enrager les mêmes. (D’ailleurs, dans un de ses textes, Loren B. mentionne qu’il tire sa réflexion d’une rencontre informelle de Gates avec quelques journalistes, dont lui, fait rarissime, et qu’il n’espère pas être invité à nouveau avant longtemps… «but I guess I may not be seeing the inside of the conference room again for some time, because I just couldn’t buy into the Gates budget formula.»)

Que se passe-t-il ? Loren B. a un contrat et ce contrat concerne certains produits (dont le F-35). Mais toute sa pensée ne figure pas sur ce contrat parce que, simplement, les deux parties l’ont jugé inutile. Ainsi vont les affaires d’influence. Loren B. garde donc sa “liberté” pour les affaires structurelles au sens large, et c’est là qu’il exprime des avis de plus en plus discordants par rapport aux intérêts de ses employeurs. C’est, si l’on veut, un “accident de conjoncture” au départ mais dans un temps où la conjoncture peut très vite devenir structurelle lorsque le déficit du gouvernement fédéral se situe en moyenne à $1.300 milliards/an actuellement. Par ailleurs, Loren B. n’étant nullement un révolutionnaire ni un zigoto, on peut plus aisément admettre que cette pensée en apparence “dissidente” sur la réduction du budget du Pentagone et des engagements extérieurs militaires est en réalité le reflet d’une évolution interne au courant auquel il appartient. Son cas permet d’avoir une idée de la puissance de cette évolution, puisqu’elle le pousse à prendre des positions extrêmement antagonistes de ses clients directs et indirects en matière de lobbyisme. L’intérêt de la chose est évidemment que Thompson appartient à un courant très conservateur, en général belliciste mais qui s’abstiendrait désormais de l’être, – un courant conservateur jusqu’alors entièrement acquis à la politique expansionniste du système, mais qui semble brusquement considérer que la situation fiscale de Washington met en danger l’équilibre du système et qu’il est urgent de lui sacrifier une partie non négligeable de cette même politique expansionniste.

Une hirondelle ne fait pas le printemps mais Loren B. n’est pas une hirondelle et il n’est pas le premier à laisser percer cette sorte de nouveauté de conception. Par contre, il est un indicateur de poids, parce qu’extrêmement prudent en général, sans aucune tendance risquée dans son comportement. Il est le bon reflet d’une évolution souterraine en train de se faire, – et les choses vont vite, en ce moment, aux USA, – qui pourrait conduire à des problèmes importants dès les élections de novembre. Si les républicains l’emportent, comme c’est probable, et si une fraction d’entre eux, importante, solide, de la sorte que commence à illustrer Thompson, fait passer la préoccupation de la réduction du déficit avant les dépenses expansionnistes du Pentagone, le Congrès pourrait se trouver dans une situation de division inhabituelle vis-à-vis du Pentagone. Cela ne signifiera évidemment pas que l’on irait vers des changements importants, dans l’ordre et la dignité, mais au contraire que nous irions vers plus de désordre encore


Mis en ligne le 23 août 2010 à 19H47