L’exposé magistral de Hubert Védrine

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L’exposé magistral de Hubert Védrine

… Nous prenons le mot “magistral” dans son sens précis, quasiment universitaire (“qui est relatif au maître”, “qui est donné par un maître”), pour signifier qu’il s’agit d’un exposé d’une impeccable logique, superbement argumenté, construit avec rigueur et équilibre, dessiné comme un “jardin à la française”. Jusque là, tout va bien. Puis on en arrive à la réalité.

Il s’agit de deux interviews que donne l’ancien ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine, souvent qualifié, et à très juste titre sans aucun doute, de “l'un des meilleurs ministres des affaires étrangères français de la Vème République” avec Juppé et Couve de Murville. Les interviews sont dans Libération du 18 mars 2011 et dans Le Nouvel Observateur du même 18 mars 2011.

Védrine dit toute sa satisfaction de cette affaire, qu’il juge être un coup de maître, sinon un événement historique. Il s’agit, selon lui, de la première application de la notion du “devoir de protéger”, mise en œuvre par Kofi Annan dans les années 1990, et qui remplace le “droit/devoir d’ingérence” auquel Védrine est hostile.

«Ce doit être la mise en œuvre d'un principe adopté par l'Onu il y a quelques années sous la direction de Kofi Annan, c'est la responsabilité de protéger: un concept sur lequel les membres de l'Onu s'étaient mis d'accord afin de mettre fin au débat sensible sur le droit d'ingérence. Il fallait déplacer l'approche pour qu'il n'y ait pas certains pays, toujours les mêmes, qui gardent le droit de s'ingérer dans leur sphère d'influence coloniale. Ce concept très important n'avait jamais été clairement concrétisé.

»Il me semble qu'il y avait une exception libyenne et que nous ne pouvions pas rester impuissants. Simplement, il fallait remplir certaines conditions et la diplomatie française a bien joué, je n'hésite pas à le dire. Nicolas Sarkozy et Alain Juppé ont, avec le Premier ministre britannique David Cameron, bien joué dans cette affaire. Le vote de cette résolution 1973 est un vote très important et qui sera même historique dans les relations internationales.»

Voilà pour l’exposé… Mais la réalité ? Quelle “diplomatie française” ? Quel rôle pour le ministre Juppé ? Lorsqu’on se laisse aller à lire le rocambolesque récit de l’intervention de Tintin-BHL dans la “diplomatie française” avec son rôle auprès d’un Sarko flairant le “bon coup”, on en revient perplexe. (Voir ce récit de Renaud Girard, dans Le Figaro du 18 mars 2011.) Par exemple, ce passage, où le ministre qui “a bien joué” apprend comment le jeu s’est fait sans lui, comment tout est déjà décidé entre Sarko, les Libyens “révolutionnaires” et BHL : «Deux heures plus tard [le 10 mars], alors que les Libyens ont déjà annoncé aux médias du monde entier la bonne nouvelle [reconnaissance des Libyens “révolutionnaires”, plan de “frappes ciblées”, etc.], Alain Juppé descend du Thalys à Bruxelles. Les caméras se jettent sur lui. Le masque. Manifestement, le ministre des Affaires étrangères n'est au courant de rien…»

Encore cela ne serait-il rien, si la chose historique (la résolution de l’ONU, d’où elle vient, ce à quoi elle aboutit) est effectivement historique, – peu importe qui en est l’auteur. Mais on peut s’interroger sur les prévisions théoriques que fait Hubert Védrine des prolongements de cette affaire. Son exposé est d’une rigueur exemplaire, en traçant les limites précises de l’engagement, ses conditions, etc.

«En tout cas, il est clair que le projet de résolution a été adopté parce qu'il écarte absolument toute intervention au sol. Donc ce n'est pas une nouvelle guerre, il n'y aura pas d'engrenage. Et tous ces éléments ont permis que se forme un consensus. C'est très important pour la suite des événements dans le monde arabe, car si on était resté impuissant face à la répression par Kadhafi, les démocrates arabes auraient été désespérés. […] [L’intervention au sol] est strictement écarté[e] par la résolution. Et personne ne le veut. De plus, le consensus entre les pays qui ont adopté la résolution et les pays arabes qui ont souhaité l'intervention serait brisé. L'intervention, si elle doit avoir lieu, va dissuader Kadhafi d'écraser la rébellion. Après c'est l'affaire des Libyens. Et plus généralement, ce qui se passe dans les pays arabes, c'est l'affaire des pays arabes.»

…On peut s’interroger puisque, déjà, par rapport à ses constats, une fausse note de taille se fait entendre. Védrine applaudit à la position de la Ligue Arabe («Le vote du Conseil de sécurité n'aurait pas pu avoir lieu si la Ligue arabe n'avait pas adopté une position courageuse, sous l'impulsion de son secrétaire général Amr Moussa, c'est-à-dire si les Arabes n'avaient pas lâché Kadhafi»). Mais ceci n’est-il pas la réponse de la Ligue Arabe, cette déclaration du même Moussa, hier, après les premières frappes contre la Libye : «What has happened in Libya differs from the goal of imposing a no-fly zone and what we want is the protection of civilians and not bombing other civilians…»

Hubert Védrine est réputé pour être un froid et lucide réaliste. Ses déclarations, sur ce cas, montrent que le réalisme n’empêche nullement l’idéalisme, et même peuvent le compléter, – car c’est bien sur un idéalisme juridique que s'appuie dans ce cas l’ancien ministre français des affaires étrangères. Son explication suppose que les uns et les autres jouent franc jeu, connaissent parfaitement les règles de ce franc jeu, entendent s’y conformer, etc. Il semble mettre de côté les ambitions et les susceptibilités des uns et des autres dans une époque qui ne semble plus guidée que par les ambitions basses et les susceptibilités pathologiques des uns et des autres, et il parle des uns et des autres comme si tous parlaient la même langue et se comprenaient parfaitement au travers elle, et même s’estimaient grâce à elle. Il parle de l’ONU et de ses membres, et de ceux qui sont parties prenantes, circa 2011, comme l’on pouvait parler en 1814-1815 des ministres participant au Congrès de Vienne, tous formés à la même école de l’élégance et de l’intelligence diplomatiques, parlant effectivement la même langue (au propre et au figuré, le français étant encore la langue de la communication diplomatique) ; des hommes de qualité, pas nécessairement vertueux au sens humanitariste (“la vertu humanitariste” est réservée à notre époque) mais agréant à un entendement de civilisation, partageant le dessein commun d’un équilibre diplomatique des puissances dont tous reconnaissaient qu’il rencontrait les intérêts de ces puissances. De ce point de vue et dans le contexte circa 2011, l’idéalisme, juridique ou autre, semble devenir illusion malencontreuse et déraison par inadvertance, lorsque l’on a à l’esprit ce que valent et pensent les acteurs diplomatiques d’aujourd’hui, ce qu’ils sont, en qualité et en vertus (humaines plus qu’“humanitaristes”), par rapport à la situation de 1814-1815.

Il y a un certain idéalisme de la raison chez nombre de Français respectables, notamment chez ceux qui sont habitués au service de l’Etat et croient que cet Etat existe encore tel qu’on pouvait prétendre qu’il était, disons pour la séquence historique au temps de De Gaulle (même si Védrine doit penser au temps de Mitterrand). Cet idéalisme, dont il est inutile de répéter qu’il est fort respectable, les fait croire à la vertu impérative du Droit et les conduit à penser que ce Droit respecte l’équilibre et la mesure des nécessités qu’il implique, par dessus la force et l’arbitraire. Ce tableau a certainement existé dans des situations d’exception (“historiques”), mais il était composé plus par les hommes qui se servaient du Droit que par la vertu impérative du Droit, et grâce aux qualités de ces hommes à cet égard. Aujourd’hui, les hommes de pouvoir, où se côtoient le politique et le diplomate, sont tous marqués par l’infection des conceptions américanistes-occidentalistes irrémédiablement dévoyées par l’idée de la force découlant de l’“idéal de puissance”, et soumis à elle. Ils le sont sans ambages et souvent avec l’entraînement de l’inconscience, ce qui les fait passer sans l’ombre d’un doute du discours à la tribune de l’ONU à l’empoignade en Libye. Ce qui paraît évident à la tribune de l’ONU, – notamment les strictes limites de l’intervention, l’interdiction de l’engagement terrestre, la primauté des pays arabes, la retenue des interventions de la coalition, – l’est et le sera beaucoup moins en Libye, dans les jours et les semaines qui viennent, et risque même de ne plus l’être du tout.

 

Mis en ligne le 21 mars 2011 à 05H23