Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
553
14 avril 2004 — Vendredi, Blair sera à Washington, tenant par l’épaule son ami GW, les deux hommes plus que jamais unis devant la tâche herculéenne de conduire l’Irak vers la démocratie. Il sera en effet question d’héroïsme, de gloire, de “fardeau des défenseurs de la liberté”, donc de démocratie. Face à l’évidence des faits, le ridicule de ces affirmations fleuries, qui ne manqueront pas dans les discours officiels, mesure l’embarras de Blair (Bush, lui, ne se doute de rien) devant les difficultés extraordinaires du fiasco irakien.
Mais il y a des choses autrement sérieuses à traiter. Parmi elles, d’éventuels rapports de Blair avec l’adversaire de GW, si l’issue des élections en faisait le futur président américain. Problème délicat, on pourrait même le qualifier de dilemme, — mais à la mesure de l’étrange politique de Blair pour ce domaine, s’épuisant à suivre les méandres de la politique intérieure US, — dilemme important et dilemme dérisoire à la fois.
The Independent s’attache à cette question, aujourd’hui, dans un court article. Il nous dit que le dilemme est plus ou moins résolu, par l’absence très à-propos de Kerry de Washington. Quelques extraits de cet article :
« …So there will be no meeting with John Kerry, the man who will be Democratic Party candidate and, as such, favoured by the Labour Party. Conveniently, Mr Kerry is “out of Washington” for the Easter recess. Clearly, the Prime Minister does not want to do anything that might offend Mr Bush at a critical time in Iraq.
» Mr Blair knows that John Major got himself into a pickle when Mr Clinton believed his Tory government had helped the Republicans in the 1992 US campaign by trawling Home Office files about his days at Oxford. Mr Major insisted it was untrue, but the damage was done.
» So Mr Blair has ordered the Labour Party to remain at arm's length from its natural allies in the Democrats so as not to offend President Bush. It is a far cry from the days when Philip Gould, Mr Blair's pollster, was installed at the Clinton campaign headquarters at Little Rock in 1992. Contacts will continue but below the waterline.
» Most of Mr Blair's ministers believe a Kerry presidency would be a good thing. But some Labour strategists regard him as unproven, a bit of a leap in the dark. For all Mr Bush's faults, he is a strong leader.
» So there are divided opinions among Blair's advisers about whether a Kerry or Bush victory would be best. On the face of it, the defeat of President Bush by a man who had questioned his case for war in Iraq would be a big setback for the Prime Minister.
» But there is another school of thought: without the unpopular, rather dangerous George Bush, Mr Blair would be free to be his own man, and perhaps given another chance by liberal voters who detest him for being “Bush's poodle”.
» The Prime Minister has always believed that British politics follows the American curve. A Bush defeat would be seen as a rejection of the war in Iraq and could leave Mr Blair isolated in the world and exposed when he faces the electorate next year. »
Faut-il commenter ces observations ? Elles exposent assez bien la désolante position où Tony Blair se trouve à cause de ses rapports avec GW, jusqu’à l’ahurissant constat que Blair pourrait se retrouver, dans le cas d’une défaite de Bush, « isolated in the world and exposed when he faces the electorate next year ». Ainsi, Blair aurait son destin lié en partie à une réélection de Bush alors que la plupart des analyses et l’essentiel de ce qu’il nous reste de bon sens disent que la défaite de GW devrait être la meilleure chose possible pour les relations internationales, éventuellement pour une amélioration des tensions transatlantiques et ainsi de suite. Il est difficile de trouver imbroglio plus contradictoire et plus désolant.
Sur cette question du “shake-hand” Blair-Kerry qui n’aurait donc pas lieu, nous publions ci-dessous un commentaire extrait de notre édition du 10 avril de la Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie. (Bien entendu, au moment de la rédaction du commentaire, la nouvelle annoncée par The Independent selon laquelle Blair ne rencontrera pas Kerry en public n’était pas connue.)
[Ci-dessous: extrait de la Lettre d’Analyse “de defensa & eurostratégie”, rubrique “Journal”, Volume 19, n°14, 10 avril 2004.]
Tous les Britanniques very well informés le savent bien : une intervention à peine (ou mal) dissimulée des services de renseignement et diplomatiques de l'ambassade britannique à Washington, en 1992, pour aider le candidat George Bush (le père) tourna en un désastre dont le Premier ministre John Major ne se remit jamais tout à fait. Ce fut un désastre pour les relations anglo-américaines puisque Bill Clinton, le démocrate adversaire de George Bush fut élu et garda une constante et solide rancoeur à l'encontre du gouvernement conservateur britannique. Il fallut l'arrivée de Tony Blair, en 1997, pour que les relations USA-UK retrouvent toute leur plénitude, — mais jusqu'à un point où, à nouveau, se pose à Tony Blair le même dilemme qui se posa à John Major, et dont l'un des termes est un désastre pour les relations anglo-américaines. En d'autres termes, question brutale : Tony Blair doit-il serrer la main de John Kerry ? On sait que les relations entre Blair et GW sont excellentes, après un épuisant parcours du Premier ministre britannique, notamment durant la guerre irakienne. On sait aussi que GW n'est pas en très bonne forme statistique en ce moment, avec des sondages pessimistes, avec une affaire Clarke qui fait une redoutable et bruyante casserole couvrant le principal argument de la réélection de GW, — son incomparable stature durant la crise 9/11 et après. On sait enfin que John Kerry a acquis, dès le départ (en mars, nomination bouclée) une très bonne stature de candidat et menace très sérieusement GW. Alors, par un étrange signe du destin, Blair retrouve avec le fils, à douze ans d'intervalle, le même dilemme que celui qui s'était posé avec le père pour John Major : soutenir ou pas, de façon trop voyante, le Bush de service parti pour conquérir la réélection. La situation est très difficile pour Tony Blair.Un camarade plutôt critique, le député travailliste Mark Seddon, aborde le problème dans le Guardian du 29 mars. Il revient d'un voyage aux États-Unis et il en rapporte cette impression : « At a conference of academics, trade unionists and left-leaning Democrats in New York recently, I was struck by the degree of froideur felt towards Blair. ». Il est vrai, et confirmé de plusieurs côtés, que les démocrates sont furieux du soutien que Blair a personnellement apporté à GW Bush même si, officiellement, on feint de se féliciter à Washington du soutien britannique à une cause prétendument bipartisane (la guerre contre l'Irak). Le dilemme est, de ce point de vue, encore plus vif que pour Major en 1992, puisqu'il est posé en ces termes avant même que la campagne ne commence vraiment. D'autre part, on peut compter sur les républicains et GW pour faire ce qui sera nécessaire pour “compromettre” Blair durant la campagne elle-même, simplement parce que GW aura besoin de tous les appuis. (Et, aussi, pour démentir Kerry, dont l'affirmation que des dirigeants étrangers le soutiennent [voir dd&e, Vol19, n°13, rubrique de defensa] a rendu furieux les républicains
Cette fois, laissons de côté l'aspect purement anglo-américain (les special relationships et la duperie qu'elles constituent) pour nous attacher au problème intrinsèque posé à Blair : faut-il ou non soutenir Kerry et le montrer ? (Il y a deux questions dans cette question, ou, plutôt, deux degrés de la même question, car le soutien à Kerry peut être secret, ce qui est un premier degré, tandis qu'il acquerrait un poids bien plus considérable s'il était public.) En réalité, cette double question est assez hypocrite : il apparaît aujourd'hui hors de doute qu'un dirigeant politique, dans tous les cas européen (les seuls pays à compter dans cette occurrence sont européens), puisse envisager un soutien public marqué à John Kerry. A tous égards, une telle démarche serait jugée folle, maladroite, inappropriée, etc ; il n'est pas certain, du reste, qu'elle le soit, et, dans certaines circonstances, elle pourrait être jugée comme sage et avisée. Une seule exception, pour l'instant, mais qui doit être évidemment soulignée avec force comme étant une exception à cause des circonstances : l'Espagnol Zapatero a signalé, dans une interview qu'il était partisan de la victoire de Kerry. Cette affirmation a été si frappante qu'elle a conduit Kerry à intervenir auprès de Zapatero, dans une démarche très inattendue, pour lui demander de maintenir les forces espagnoles en Irak (Zapatero veut retirer les 1.600 soldats espagnols qui s'y trouvent). Zapatero a refusé en des termes finalement assez chaleureux, montrant qu'il faisait la différence entre Kerry l'éventuel futur président et l'actuelle politique de GW Bush, avec ses effets en Irak. Cet épisode précise encore le dilemme dont nous parlons ici, car l'intervention de Kerry était objectivement un soutien à la politique de GW Bush au nom de l'attitude évidente de soutien à la politique de son pays, quelle que soit cette politique, — dans tous les cas, dans certains cas, celui de l'Irak étant le cas où une condamnation de la politique GW en Irak ne devrait pas dispenser de rechercher à assurer la sécurité dans ce pays, — ainsi raisonne Kerry, comme divers dirigeants non-US, peu inclinés à soutenir GW. On voit qu'il s'agit là d'une attitude classique de la part de Kerry mais elle trouve aujourd'hui une illustration dramatique et exemplaire parce que la question irakienne est au coeur de la politique de GW, donc de ce que les adversaires de GW voudraient voir changer dans la politique US si Kerry l'emportait. Justement, toute la question est là : l'attitude de Kerry, demandant à Zapatero de laisser les forces espagnoles en Irak, est-elle un accident conjoncturel ou une nécessité structurelle ? Il s'agit de savoir si John Kerry saura modifier la politique de GW s'il est élu, s'il le voudra (c'est une chose), s'il le pourra (c'en est une autre). La question est loin d'être tranchée et notre approche serait certainement plus pessimiste qu'optimiste (tenant compte du fait que l'optimiste dans ce cas est celui qui pense que Kerry va tout changer). Les dirigeants étrangers ont donc ce dilemme, et la position de Blair est particulièrement intéressante à cet égard. Pour lui, la question des relations avec les USA est sans doute aussi importante que celle de la politique étrangère US, elle l'est peut-être même plus. Pour Blair, il est peut-être, il est sans doute plus important de maintenir des relations privilégiées (ou soi-disant telles, n'oublions jamais cette réserve complètement fondamentale) avec les USA, donc avec GW Bush pour l'instant, que de changer/de voir changer la politique étrangère des USA. Ce choix évident aujourd'hui, — choix si contestable pourtant, — deviendrait demain, en cas de victoire de Kerry, complètement remis en question ; alors, la politique naturelle deviendrait de rechercher une nouvelle politique étrangère américaine (sans être certain de l'obtenir), également pour avoir de bonnes relations avec les USA. Les Britanniques (et les autres non-US dans une mesure moindre) vont devoir affronter cette incertitude jusqu'en novembre prochain, sans aucune garantie d'avoir la moindre certitude après l'élection de novembre (notamment au cas où Kerry serait élu). L'ambiguïté des positions officielles non-US vis-à-vis de la politique de GW continue et continuera à faire des ravages.