Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
80726 mars 2008 — Nous commençons à regarder autour de nous, et à nous regarder nous-mêmes dans les décombres de nos illusions. L’unanimité est en train de se faire sur l’importance historique et symbolique de ce 14 mars 2008, ce jour où, selon Martin Wolf, «the dream of global free-market capitalism died». (Martin Wolf encore, avec ces mots de contrition, dont il faut mesurer le poids, – un commentateur de ce calibre n’écrit pas cela, dans le Financial Times en plus, à la légère: «Once upon a time, I had hoped that securitisation would shift a substantial part of the risk-bearing outside the regulated banking system, where governments would no longer need to intervene. That has proved a delusion.»)
On connaît les détails de ce jour historique du 14 mars 2008 et l’on commence à en mesurer la signification: Bear Stearns sur le point de s’effondrer en une banqueroute extraordinaire, l’intervention du pouvoir public (Bernanke et la Federal Reserve), le flot d’argent du contribuable ($30 milliards de ligne de crédit) mis à la disposition de JP Morgan pour qu’il rachète Bear Stearns en une solde incroyable (depuis réévaluée parce qu’on l’a trouvée saumâtre), – et vogue le système sauvé in extremis. Nous vivons des temps historiques.
... D’autre part, rien n’est fini. On s’en doutait. Les temps historiques, cela ne décroche pas aussi simplement, sous prétexte que la Fed a ouvert une ligne de crédit de $30 milliards pour JP Morgan. Le sentiment de l’inéluctable catastrophe est plus que jamais parmi nous, alors qu’on apprend que le moral des ménages US, notre référence inoxydable, continue à s’effondrer, au plus bas niveau depuis décembre et janvier 1974, en ces jours terribles du scandale du Watergate
(Selon WSWS.org aujourd’hui: «The Conference Board, a business-backed research group in New York, reported that its index of consumer confidence fell to a five-year low in March, to 64.5 from a revised 76.4 in February. The reading was far below Wall Street expectations of 73.0.[...] The Conference Board noted that there was a particularly sharp drop in the index measuring expected future confidence, to 47.9 from 58.0. “The Expectations Index, in fact, is now at a 35-year low (Dec. 1973, 45.2), levels not seen since the Oil Embargo and Watergate,” a press release noted.»)
Le Financial Times, aujourd’hui dans ses colonnes, nous entretient du sentiment général:
«Central banks’ efforts to ease strains in the money markets are failing to stop financial institutions from hoarding cash, stoking fears that the recent respite in equity markets may not signal the end of the credit crisis.
»Banks’ borrowing costs – a sign of their willingness to lend to each other – in the US, eurozone and the UK rose again even after the Federal Reserve’s unprecedented activity in lending to retail and investment banks against weaker than usual collateral and similar action in Europe.
»The continued friction in the money markets came even as stock markets were showing new signs of optimism in spite of fresh data from the US showing consumers at their most pessimistic for 35 years and house prices falling at the fastest rate on record.»
Reportons-nous aux explications enfiévrées et curieusement jubilatoires de Gerard Baker, que nous signalons par ailleurs. Il nous dit toute sa confiance parce que monsieur Bernanke, le patron de la Fed, est un spécialiste de la Grande Dépression:
«Mr Bernanke, who had made something of a life's work of studying the Great Depression and its causes, addressed the central contention in one of Professor Friedman's analyses — that the economic disaster of the 1930s was essentially the result of an unforced policy error, a terrible series of mistakes by the Federal Reserve.
»Mr Bernanke's conclusion was surprisingly blunt: “You're right. We did it. We're very sorry. But thanks to you, we won't do it again.”»
Effectivement, à temps historiques références historiques. Aujourd’hui, nous dansons au bord de la Grande Dépression-II, référence à la Grande Dépression originelle en sautoir. Savoir que Bernanke en est un spécialiste, un “historien-économiste” si vous voulez, est devenu un argument impératif (voir Baker). Cela ne nous rassure pas pour autant. Face à l’expertise historico-économique de Bernanke, il y a le chiffre de l’effondrement poursuivi de la confiance du consommateur US. Comme d’habitude, conformément à la pensée moderniste, on confond cause et moyen. L’effondrement du système bancaire US durant la Grande Dépression (9.000 faillites en trois ans) ne fut pas la cause de la Grande Dépression, mais le moyen technique de la Grande Dépression. La cause, ce fut la confiance trépassée du citoyen dans le système. Aujourd’hui, ce n’est pas la sauvegarde in extremis, avec l’argent de ce même citoyen et sans lui demander son avis, d’une banque vénérable et aussi inconsciente que les autres, qui va changer l’humeur de ce même citoyen.
La psychologie du printemps glacé et lugubre de 2008 (crise climatique oblige) se rapproche à grande vitesse de la psychologie de la Grande Dépression. Pas besoin de la tragédie affichée comme dans les rues sordides des villes, aux USA dont nous rêvons tant, dans les années 1932-33 pour cela. Même si notre système continue à mouliner pour dissimuler la réalité (plutôt notre vigueur morale face à la Chine et à son Tibet que l’écroulement en temps réel de notre système capitaliste pour l’édification du citoyen), la réalité est déjà dans la psychologie du citoyen. Nous avons trop joué le virtualisme, sans prendre garde que la réalité persistait et qu’ainsi elle avait le champ libre. «That has proved a delusion.»
Certains nomment cette Grande Dépression-II “la Très Grande Dépression” (tout cela pour les USA, moteur désormais incontestable et incontestée de ce qui pourrait être aussi bien vue comme la Très Grande Crise du système). Ils n’ont pas tort. Le contexte qui est une part essentielle de la crise, – la situation internationale et la vigueur du système américaniste, – est dans un état infiniment plus grave qu’en 1930-33. La psychologie, particulièrement aux USA, est infiniment plus affaiblie depuis 9/11 qu’elle ne l’était alors, et sans la moindre estime ni confiance pour la direction à laquelle son sort est confié. (Voyez, dans le chapitre 2 du «Soleil noir de la Beat Generation», sur ce site, la fièvre enthousiaste et presque paradisiaque qui accueillit la prise de fonction de Hoover, au printemps 1929. Comparez cela avec l’atmosphère faussaire, trompeuse et désespérée autour de la réélection de Bush, qui correspond à peu près en valeur chronologique.)
L’article de Martin Wolf, comme celui d’un nombre grandissant de commentateurs, montre également que cette attaque de la psychologie par la crise touche les “croyants” les plus indispensables au système, ceux qui, durant des décennies, servirent la messe et récitèrent la théologie du système. Il s’agit bien d’une “crise de la foi”, comme l’observait Paul Krugman il y a un peu plus d’un mois: «Because, ultimately, it's a crisis of faith.»
Le système s’était considérablement renforcé depuis la Grande Dépression, pour se protéger d’une Grande Dépression-II. Pourtant, la Grande Dépression-II est à nos portes. Cela mesure la fragilité incroyable du système, qui tient désormais bien plus à la psychologie des gens, à leur croyance devenue incroyance furieuse dans le système, qu’au sort des dérisoires banques aux centaines de $milliards d’ “actif” devenu “passif” qui s’écroulent comme fait un château de cartes. Bernanke le churchillien est à la barre, à la grande joie de Gerard Baker, mais plus grand’monde n’y croit (sauf Baker, bien sûr), – dans ce temps sacrilège d’incroyance. La Grande Dépression-II arrive à la manière de la catastrophe irakienne, selon les mêmes normes, dans le même apparat virtualiste. “Mission accomplished”, a dit Bernanke le 14 mars 2008, comme Bush le 1er mai 2003. Pour l’Irak, on connaît la suite.
Forum — Charger les commentaires