L’homme doute

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L’homme doute

15 juillet 2010 — S’il y a une chose qu’on peut apporter au crédit de Barack Obama, c’est son détachement presque olympien à force d’être indifférent ; s’il y a une chose qu’on peut reprocher à Barack Obama, c’est son détachement presque indifférent à force d’être olympien… Le caractère de BHO, c’est donc le fameux adage de la bouteille à moitié pleine ou la bouteille à moitié vide. Après plus de dix-huit mois comme président, l’homme reste une énigme, pour ses amis comme pour ses adversaires, comme pour ses alliés, comme pour les généraux, comme pour les Israéliens. («[Obama]is not motivated by historical-ideological sentiments toward Israel but by cold interests and considerations. […] Obama has very tight control over his immediate environment, and it is hard to influence him. This is a one-man show», – selon l'ambassadeur israélien à Washington il y a deux semaines.)

Eh bien, voilà qui pourrait changer, – mais peut-on changer un caractère ? Soudain, Obama apparaît plus humain, c’est-à-dire qu’il montre des doutes, des inquiétudes. Sans doute est-ce la première fois depuis son élection que le président US connaît un tel désarroi.

• S’il est un signe convaincant à cet égard, c’est bien son appel à Bill Clinton, comme on le voit dans Ouverture libre ce 15 juillet 2010. Clinton, ainsi que des hommes de l’administration Clinton, sont officiellement appellés en renfort. BHO fait aussi appel aux conseils du milliardaire Warren Buffet, qui fait partie de l’aile optimiste des grandes fortunes US, puisqu’il croit que l’Amérique va très vite se porter beaucoup mieux, – Buffet, avec son ami Gates (Bill), ou la méthode Coué pour sauver la postmodernité (et sa fortune).

• BHO a besoin des deux hommes, – Clinton et Buffet, – pour retrouver le soutien du Big Business, qui condamne sa politique à cause des dépenses du gouvernement fédéral et de l’énorme déficit. Même critique que les républicains, du type “Obama est un socialiste”.

• Le grand événement brut, inquiétant, paniquant, c’est la chute poursuivie, confirmée, de BHO dans les sondages. Concernant la situation économique, il y a entre 57% et 60% des Américains qui le désapprouvent. Cela, à 5 mois des élections qui menacent la prédominance démocrate au Congrès.

@PAYANT De tous ces facteurs, on choisira incontestablement l’appel à Bill Clinton comme le plus remarquable. Certes, Clinton a joué un rôle de soutien aux candidats démocrates ces derniers mois, mais c’était plutôt le parti démocrate qu’Obama que Clinton soutenait. Cette fois, l’appel est direct, et Clinton sera de l’importante réunion qui rassemble aujourd’hui Obama et les représentants nationaux officiels du corporate power, les délégués de la Chambre de Commerce des USA. Obama attend de Clinton qu’il lui rallie les patrons US, qui viennent de déclarer leur opposition à sa politique. Cet appel à Clinton, c’est une décision d’abord symbolique (il faudra voir comment elle se concrétisera), mais dans notre époque dominée par le système de la communication le symbolisme exprime la réalité bien plus que toutes les appréciations rationnelles et explicitées. Elle nous parle en hyperboles des réalités profondes de la marche du monde.

Cet appel à Bill Clinton est remarquable aussi parce qu’il représente une certaine reconnaissance d’Obama de l’échec du mythe sur lequel lui-même a voulu bâtir sa présidence. Quoiqu’on en veuille et qu’on en pense (et on peut en penser beaucoup), son élection a été bâtie sur la narrative d’une rupture de changement, notamment et également avec l’establishment du parti démocrate, et essentiellement avec la domination d’influence que les Clinton exerçaient sur ce parti. La nomination d’Hillary Clinton comme secrétaire d’Etat représentait une officialisation de cette victoire, une sorte de neutralisation par ralliement de la “branche active” de la maison Clinton. De même, il apparut rapidement que certains projets d’adjoindre Bill à Hillary comme ambassadeur itinérant, qui auraient mis la politique extérieure sous la coupe des Clinton, n’avaient aucune chance de se concrétiser.

Le “rappel” de Bill, par Obama lui-même, change tout cela, parce que c’est, par rapport aux Clinton, une démarche contraire à la nomination d’Hillary. C’est un aveu implicite d’échec d’Obama fait à l’establishment de son parti. Il reste à voir si Bill Clinton va acquérir une place institutionnalisée dans l’administration, mais il y a d’ores et déjà une place incontestable d’influence. Si le parti démocrate essuie une défaite en novembre, il y a désormais la perspective sérieuse qu’une administration Obama fasse massivement appel à Bill Clinton, comme à une sorte de sauveur pour empêcher à l’administration le sort d’une paralysie jusqu’aux présidentielles de 2012. Ce qui serait un bien grand risque, à cause du caractère incertain de la personnalité.

Bill Clinton “le sauveur” ? Ce serait un comble dans l’ironie et une belle démonstration de l’inculture politique, de l’incapacité d’apprendre les leçons des choses, bref de l’autisme de la direction politique et de ses commentateurs, – US dans ce cas, mais de toutes les directions politiques du “bloc” américanistes-occidentalistes. Retournant l’argument, le rappel de Bill devient une confirmation de la situation et un prolongement logique. Malgré tout ce qu’on veut bien dire de son poids politique et de son influence, de son passé triomphant («Clinton, who presided over the 1990s economic boom…», note une dépêche Reuters), il reste que les mandats Clinton, sur lesquels on appuie la rationalité de l’appel qu’on fait à ses services, sont très loin d’être convaincants, au point que c’en est le contraire… D’une certaine façon, c’est faire appel au pyromane pour éteindre l’incendie.

On citera quelques points de rappel, dont on trouve un développement substantiel dans un extrait de Chroniques de l’ébranlement, publié le 2 septembre 2005, en marge de la catastrophe de l’ouragan Katrina.

• Elu triomphalement en novembre 1992 (c’est-à-dire d’une façon symboliquement inattendu, comme une promesse de renouveau, de “changement”, à-la-BHO), Clinton (le parti démocrate) essuya une défaite historique en novembre 1994, qui paralysa les affaires intérieures de la fin de son premier terme. Le président connut plusieurs mois de profonde dépression, qui furent cachés au public, et réduisit sa direction aux “affaires courantes”. A cette époque (1994-1995), les USA étaient dans un profond état d’esprit pessimiste, malgré la fin de la récession en 1992.

• Clinton redressa sa position à l’occasion d’une circonstance qu’on ne peut qualifier que de virtualiste, où il ne joua aucun rôle, qui fut le renversement de l’humeur générale de l’opinion publique à l’occasion des Jeux d’Atlanta (juillet 1996) qui furent l'occasion d'un déchaînement de nationalisme, la chose enchaînant sur la réélection dans un fauteuil du même Clinton. Ce fut un événement du système de la communication, qui eut lieu sans réelle préméditation, qui plongea (ou emporta) les USA dans une sorte d’ivresse euphorique de puissance.

• A partir de là, les USA connurent une période complètement virtualiste, développant une économie de “bulles” sous la direction du magicien Greenspan, ouvrant les dernières vannes d’une complète dérégulation, notamment des grandes banques, par des actes législatifs en 1999, – l’abrogation du Glass-Streagall Act de régulation financière mis en place dans les années 1930, et la loi fédérale Gramm-Leach-Bliley complétant le dispositif. Ainsi étaient mises en place, sous la direction éclairée de Bill Clinton, les conditions de l’explosion du 15 septembre 2008 et de la crise économique sans fin qui s’est ouverte et pour laquelle on appelle à l’aide le même Clinton. En attendant, dès 2000 avait éclaté la “bulle Internet”, ce qui permettait de prendre une bonne mesure de la substance du travail de “redressement” économique de l’administration Clinton et du «1990s economic boom». Robert Rubin, puis Larry Summers dirigeaient la manœuvre au département du trésor, pour le compte de Wall Street. On retrouve le même Summers auprès d’Obama comme conseiller économique et financier alors que tant de démocrates (Krugman, Reich) réclament son départ pour orienter l’intervention de l’administration vers la création d’emploi (mais aussi encore plus de déficit), – et redresser la conjoncture électorale d’ici novembre…

Le rappel symbolique de Bill Clinton a des aspects symboliquement déroutants… Ou bien s’agit-il, simplement, de l’expression du dilemme et de l’imbroglio où se trouvent Obama, les démocrates US et l’establishment washingtonien en général. Car novembre 2010 n’est nullement novembre 1994, lorsque les républicains triomphants reprirent la direction du Congrès et imposèrent leur loi au président démocrate Clinton, jusqu’à l’ébranler psychiquement.

“Structure crisique” en mode turbo

Il y a deux semaines, Obama était jusqu’au cou dans la crise afghane. Il y a quatre semaines, Obama était jusqu’au cou dans la crise de l’oil spill. Aujourd’hui, il est jusqu’au cou dans la crise économique. Au-dessus de tout cela flotte la crise iranienne, avec des poussées de fièvre épisodique, ou bien la crise du Pentagone liée à la crise budgétaire, qui commence à déclencher des actions concrètes radicales, y compris au Congrès… Arrêtons ici, on comprend que c’est la “structure crisique” en action, en mode turbo, avec un resserrement, voire un chevauchement des pics paroxystiques de ces crises sectorielles endémiques.

Mais on ne parle pas que pour les démocrates et leur président. En face, les républicains ne valent guère mieux, – et là est toute la différence, considérable sinon décisive, avec 1994. Les républicains sont face à la poussé radicale de Tea Party, qui continue à montrer une confusion considérable mais qui existe plus que jamais et impose une terrible pression plutôt anarchique sur les élus républicains. La guerre en Afghanistan, – surprise, – divise maintenant clairement le parti républicain, avec l’apparition d’une opposition au sein même du bloc jusqu’alors radicalement pro-guerre. Lire un éloge de l’extrémiste belliciste Ann Coulter par le républicain libertarien antiguerre Justin Raimondo (le 11 juillet 2010 sur Antiwar.com) pour sa prise de position contre la guerre en Afghanistan, après les déclarations dans le même sens du président du parti républicain Michael Steele, voilà qui nous en dit des tonnes sur le désarroi du parti républicain. Par conséquent, rien à voir avec 1994, où la déroute démocrate se refléta dans l’écrasante victoire républicaine. Aujourd’hui nul ne sait à qui la déroute de qui profitera, alors que tout le monde est placé devant la perspective d’une déroute.

Par-dessus tout cela, Obama doute. Qui ne doute pas de tout, aujourd’hui à Washington ? Mais que le doute en vienne à toucher Obama lui-même, jusqu’à faire appel à un Bill Clinton, lequel est un allié aussi sûr qu’une bulle de savon, de superbe allure, de belle forme, mais qui peut éclater à tout soupçon et à tout moment et se dissiper on ne sait où. Le même Bill Clinton qui s’interrogeait, début 2008, sur l’opportunité d’avoir un président Africain-Américain…

Où que vous vous tourniez, quoi que vous envisagiez, la situation vous file entre les doigts comme du sable, et à côté de ces impasses cumulées règne le sentiment terrible du “system is broken”. Certes, l’administration a réagi contre la loi anti-immigation de l’Arizona, en portant plainte une fois (pour inconstitutionnalité) et peut-être une deuxième fois (pour “loi raciste”) contre la gouverneur Brawler. Cela est bel et bon sauf que lorsqu’on veut empêcher une telle loi pour un problème si grave et si extrêmement pressant, parce qu’on dit que ce n’est pas à l’Etat à légiférer mais au pouvoir fédéral, on attend que le pouvoir fédéral ait une alternative toute prête, une vraie grande loi fédérale ; et Obama n’est pas prêt de l’avoir, cette loi, ce qui empoisonne le problème jusqu’aux fameuses tensions centrifuges entre les Etats et Washington. Le public américain, qui fait un jugement si sévère sur le président et le parti démocrate, considère comme catastrophique le travail du parti républicain à Washington, à 72%. Son pessimisme sur l’avenir du pays est effrayant.

Il est trompeur de réduire la situation US, à une occasion ou l’autre, à une crise ou l’autre ; aujourd’hui l’économie, hier l’Afghanistan, le jour d’avant le oil spill. Tout cela forme un tout, le Grand Tout de cette énorme puissance qui navigue comme un immense bateau fou transformé en coquille de noix. Même le capitaine, imperturbable jusqu’alors, commence à perdre son sang-froid. Chaque jour qui passe, chaque péripétie de chaque crise différente qui nous attache un instant nous dit qu’il s’agit de la crise générale qui se développe comme une traînée de poudre, – crise du système de puissance, crise du “bloc”’ américaniste-occidentaliste, crise de la modernité et de notre civilisation.

Bien malin qui nous dira ce que nous donneront les élections de novembre, bien audacieux qui se risquera à y voir une réponse aux questions posées. Au contraire, ces élections ne résoudront rien. Les élus porteront des étiquettes sans signification, chaque élu tenant compte d’abord des spécificités de sa propre élection, c’est-à-dire de l’expression et des pressions de ses électeurs. Les groupes de pression seront partout à l’œuvre mais ils ne présenteront aucune unité et plutôt des antagonismes, et leur puissance dissoute dans ce désordre ne sera pas assez forte pour effacer les pressions des électeurs et de l’opinion publique. Au soir du scrutin de novembre 2010 commencera immédiatement la campagne pour les présidentielles de 2012. Le président sera paralysé et le Congrès plongé dans le plus grand désordre, les pressions extérieures, populistes (Tea Party et autres) et centrifuges (les Etats) redoubleront. Rien n’aura été résolu et nous n’auront fait que franchir un pas de plus dans l’activation de la crise générale.

…Au fait, voilà que, malgré nos affirmations, nous nous sommes risqués à faire une prospective, après avoir affirmé que toute prospective est impossible. Nous devrions dire que toute prospective rationnelle est impossible. La seule certitude est la prospective du désordre et du chaos, au choix, et l’accélération par conséquent de ce que nous nommons “la crise de la raison humaine”, traduite aux USA en basse-cour politique ouverte à tous vents et en désordre général parcouru de discours pontifiants.

Poser là-dessus le visage avenant et les sourires enjôleurs de Bill comme solution à la chose nous pousse tout de même à accorder un sourire plein d’une vraie compassion pour conclure notre commentaire sur l’initiative. La tentative est attendrissante à force de naïveté, – et pathétique à force de désarroi.