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1400... Mais de quel siècle? Le XXe ou le XXIe? Le philosophe Frédéric Nietzsche est mort le 25 août 1900 et nous venons de commémorer le centenaire de sa disparition. Plus qu'un philosophe, c'est un visionnaire, une référence, un symbole et un mystère. Son oeuvre, écrite dans la douleur et la solitude, est assez fulgurante pour éclairer crûment notre étrange décadence. Perspectives à l'ombre de celui que le poète-chanteur Dirk Annegan baptisa «l'homme de l'aube».
On a tellement dit sur Nietzsche qu'on croirait que tout est dit, — mais tout n'est jamais dit pour autant. Tout cela étant façon de parler, nous ne nous en priverons pas à notre tour.
Frédéric Nietzsche est le philosophe qui a diagnostiqué le nihilisme comme caractéristique fondamentale du modernisme qu'il a perçu comme une décadence et une maladie de l'esprit, voire de l'humeur. Ainsi était-il médecin et psychologue plus que philosophe (d'ailleurs, en est-il un ? Beaucoup lui dénient ce titre — voir Sartre — alors que d'autres l'affirment au contraire avec une vigueur extrême, pour justifier leur intérêt pour Nietzsche ; rien entre ces deux attitudes extrêmes). Nietzsche a appelé à opposer un autre nihilisme à ce qu'il percevait comme le nihilisme général de notre société pour mieux le combattre, comme on arrête le feu avec un contre-feu. Médecin, mais également musicien (il interprétait magnifiquement et il a composé assez joliment), Nietzsche se référait à l'esthétique comme à une arme individuelle pour combattre cette peste du modernisme qu'est l'individualisme social. II sous-entendait qu'il fallait devenir individualiste per se, tactiquement dirait-on, pour prendre les armes contre la peste-individualisme que répand la société nihiliste et totalitaire. Feu contre feu.
Nietzsche annonça le règne du «dernier homme», celui qui porte le nihilisme à son terme absurde. On pourrait avancer que nous y sommes. Il y a aujourd'hui une attitude dans ce sens pas loin d'être universelle, ou globalisée selon le terme à la mode ; il y a en général chez nos hommes politiques et chez nos intellectuels, et chez nos marchands-capitalistes derrière eux — c'est-à-dire ce qui forme notre “élite” — une tension extrême pour se réaliser totalement dans ce dernier homme. Les uns et les autres ne parlent que de la fin des choses qui ont structuré la civilisation : la «fin de l'histoire», la “fin de la politique”, etc. Les critiques de cette évolution retrouvent le précepte de Nietzsche (nihilisme contre nihilisme) sans y songer précisément sinon par démarche de nature; ils parlent, eux, de “la fin du progrès”.
Le dernier homme, c'est celui qui a remplacé définitivement la substance par la forme, celui qui coupe les ponts avec le passé pour réduire l'avenir à l'instant présent, celui qui installe une réalité totalitaire virtualiste à la place de la réalité ; celui qui saccage toutes les structures qui tiennent la société ; celui qui dit avoir dompté la nature comme s'il s'agissait d'un ennemi et rompt les liens de l'homme avec la nature ; celui qui, enfin, installe la totalité de l'intolérance sans référence à une idée ou à un projet politique extérieur, en la baptisant “liberté”, sous-entendant de facto et comme par inadvertance une consigne étrange, génitrice de la terreur ultime, et qu'on énoncerait comme ceci : “pas de tolérance pour les ennemis de l'intolérance”.
Nietzsche, dit-on, est étonnamment actuel. Ce que ce lieu commun a d'étrange, c'est-à-dire de paradoxalement exceptionnel et inédit, est qu'il vaut à peu près pour toutes les époques depuis sa mort du 25 août 1900 (et même avant), et à peu près pour toutes les tendances, toutes les idéologies, toutes les déviances, des plus angéliques aux plus monstrueuses, des doux beatniks à la Kerouac aux idéologues du nazisme. Nietzsche est aujourd'hui une référence obligée comme il l'est depuis un siècle.
L'explication possible est qu'il est profond, visionnaire et universel, et nullement rattaché à une école de pensée même s'il s'attache à longuement analyser certaines d'entre elles, même si son apport à permis à certaines de progresser très sérieusement. II décrit un monde commun à tous avec une forme (aphorisme) qui laisse sa liberté au lecteur. II pourrait servir de référence à un Indien et à un Sud-Américain comme à un Européen occidental. II est également “à la mode” parce que la mode, dans ces temps d'apparence où la liberté comme slogan porte beau, est de se référer à un homme qui est la liberté même, avec sa démesure et ses limites. Nietzsche est donc également dangereux, non parce qu'il “sent le souffre” comme on le disait parfois aux jeunes gens bourgeois des diverses époques du XXe siècle qui se découvraient fascinés par ce nom mystérieux et ce visage extraordinaire, mais parce que les imbéciles s'y réfèrent également.
Nietzsche est une auberge espagnole où il faut savoir poser les pieds. Dans cette appréciation foisonnante, nous devrions parler de la culpabilité ou de l'innocence de ceux qui se disent adeptes de Nietzsche plutôt que de la culpabilité ou de l'innocence de la pensée nietzschéenne. Nietzsche nous interdit vis-à-vis de lui-même cette sorte de démarche qui se réfère à une morale et prétendrait par conséquent nous faire croire qu'il existe encore un ordre du monde. Nietzsche nous rappelle qu'il n'y a nulle pensée qui soit fondamentalement coupable ou innocente, que toute pensée est un peu innocente et coupable à la fois, que d'ailleurs ce n'est pas le problème et que lui-même — cela devrait tout régler pour ce domaine du procès qu'on fait parfois à Nietzsche — a écrit Par-delà le Bien et le Ma et s'est tenu à cette maxime. En attaquant la morale, Nietzsche ne fait que nous signaler par avance ce que nous ne cessons de constater de toutes les façons aux jours d'aujourd'hui : la morale devenue un faux-semblant, un masque si l'on veut. La morale est destinée à tomber dans l'escarcelle des médiocres pour remplacer par la vertu le bon sens qu'ils n'ont pas et pour donner ce caractère irresponsable si caractéristique à leur goût du pouvoir absolu derrière les cérémonies de la démagogie démocratique.
Nietzsche commente, parfois avec exaltation parfois avec ironie, un monde de désordre qui se pare de l'apparence de l'organisation, le monde du désordre installé par une évolution subversive de la pensée humaine et peinturluré des apparences d'un ordre décrit comme moralement vertueux. Nietzsche attaque donc une méthode, un penchant, une faiblesse générale de la pensée, une décadence technique et camouflée, et nullement un parti ou un courant de pensée. II refuse d'être partisan dans ce cas universel qui est le nôtre, où il y a une autre urgence que celle de faire triompher un parti ou de renforcer une tendance.
Mais tout le monde ne lit pas cela lorsqu'on lit Nietzsche. Rien de plus normal, après ce qu'on vient de dire de lui (Nietzsche-auberge espagnole). Nietzsche est également une caution, un parapluie. Nietzsche est un argument pour les partisans de tous bords, et, par conséquent, un diable pour ceux qui se situent à l'autre bord. On s'y perd. La complexité de la perception qu'on a de Nietzsche répond à la complexité de Nietzsche. Cette complexité mérite qu'on s'y arrête un peu : qui est cet homme qui a passionné tout un siècle et qui reste paraît-il, aujourd'hui encore, un mystère toujours débattu, et qui, demain, le restera pour beaucoup? («Derniers masques de Nietzsche […] l'énigmatique créateur de Zarathoustra», — titre d’un article du Monde du 28 mai 1999.)
Nietzsche a ceci de particulier qu'il est un des rares philosophes de cette dimension, le seul même se permettrait-on d'avancer, à passionner à la fois les philosophes (les “techniciens de la philosophie”), les penseurs, les historiens, les écrivains et les artistes, les hommes d'action, et même, dans les catégories inférieures, les journalistes et les échotiers du temps présent. II fait à la fois partie de l'histoire de la philosophie et de l'actualité la plus brûlante, de la réflexion inspirée et de “l'écume des jours”. II est «l'énigmatique créateur de Zarathoustra» pour cela aussi, et même pour cela d'abord.
Effectivement, l'homme et ses activités sont évidemment la cause de cette progéniture si variée, — d’où la difficulté de la définir: Nietzsche est-il un moraliste de combat (l'adversaire de Wagner et du kulturkampf allemand, l'adversaire de «la morale des esclaves» chrétienne), un poète philosophique et épique (Ainsi Parlait Zarathoustra), un philosophe fondateur et/ou promoteur de diverses thèses (l'éternel retour, le mythe du Surhumain, la « volonté de puissance »), un visionnaire (“Dieu est mort”) ?
Les concepts nietzschéens (l'éternel retour, le surhumain, la volonté de puissance, le dépassement de soi) sont célèbres. Ils sont le fond de commerce de Nietzsche-auberge espagnole. Chacun s'y réfère en les jugeant exceptionnels — c'est-à-dire: en jugeant exceptionnelle sa propre interprétation et en dénonçant les autres interprétations. C'est là un grave et persistant problème. Tant d'interprètes des concepts nietzschéens ne font, en considérant Nietzsche, que projeter sur lui leur propre image. Il en résulte que les concepts nietzschéens charrient à la fois le pire et le meilleur. La cause de ce désordre en est qu'il ne s'agit pas de concepts élaborés mais de concepts visionnaires (l'idée d'éternel retour est venue à Nietzsche devant le rocher de Sils-Maria, en Engadine, à l'été 1881 et l'on peut alors écrire: «Le problème, c'est que Nietzsche affirme plus qu'il ne démontre» [Roger Pol Droit]).
Il ne s'agit pas de concepts compliqués et précisément expliqués mais de concepts généraux qui empruntent souvent à l'évidence de l'élan vital et sont décrits par une langue lyrique plus que par un langage philosophique abstrait. Chaque chapelle adapte le concept nietzschéen à son catéchisme et sa signification en est fondamentalement brouillée. II est difficile de prononcer l'expression “volonté de puissance” sans provoquer aussitôt, et avec autant de bonnes raisons parait-il, un froncement de sourcil d'horreur et un hochement de tête approbateur de l'évidence.
La philosophie de Nietzsche est essentiellement une philosophie de polémique dont il est difficile de retirer des enseignements précis. Si Nietzsche n'était que philosophe, son enseignement ne serait que confusion et polémique et certains seraient fondés de le juger comme un semeur de désordre de l'esprit plus que comme un philosophe. Mais Nietzsche n'est pas que philosophe et c'est alors qu'il devient passionnant, voire essentiel parce qu'il est philosophe et qu'en plus il est bien d'autres choses.
La vie de Nietzsche, les épreuves qu'il a subies, jouent un rôle fondamental dans sa démarche intellectuelle. Promis à une gloire conformiste dans les années 1860 lorsqu'il était élève spirituel de Wagner et l'une des grandes promesses de l'université allemande, il se détacha insensiblement mais irrésistiblement de ce destin. Il abandonna son “plan de carrière”. II choisit la solitude, c'est-à-dire la marginalité, c'est-à-dire la dissidence de facto. En même temps, il était de plus en plus touché par ses maux chroniques, notamment des migraines épouvantables. Son oeuvre ressemble à des éclairs presque aveuglants à force d'être lumineux, nés de rares moments d'apaisement et d'une disposition intellectuelle totalement retrouvée. La vie de Nietzsche est un calvaire. A l'heure de sombrer dans la folie, fin 1888, il signait ses lettres “Le Crucifié”.
Parmi les destinataires de ses lettres justement, un homme qui nous intéresse, son ami Franz Overbeck qui fut souvent à ses côtés, qui l'aida, le soutint, qui vint à son secours lorsqu'il s'effondra à Turin à la fin de 1888. Overbeck est l'ami fidèle mais nullement l'ami aveugle. C'est à lui qu'on s'arrête, et à ses Souvenirs sur Frédéric Nietzsche. (1) Relus aujourd'hui, les Souvenirs d'Overbeck apparaissent très actuels, comme s'ils permettaient par avance d'ôter les «derniers masques» de Nietzsche dont se plaignent encore les intellectuels et chroniqueurs pseudo-nietzschéens. «Si l'on regarde en arrière ou si l'on considère les choses sous un angle historique, aucune des pensées qui sont apparues chez Nietzsche n'est totalement nouvelle ni inédite» nous dit Overbeck assez justement, bouclant si on l'en croit toutes les interrogations à propos de la philosophie nietzschéenne. Quant à la solitude de notre philosophe, Overbeck tord le cou à sa signification ontologique de façon aussi convaincante, pour lui assigner un rôle tactique et conscient : «Nietzsche lui-même était loin d'être aussi seul qu'il le pensait [NDLR : peut-être Overbeck, en écrivant cela, pense-t-il notamment à lui-même?] ; il ne fut pas véritablement un solitaire, mais il affectait la solitude ou s'y complaisait et voulait être un solitaire.» Overbeck semble réduire son ami Nietzsche si l'on se réfère à la vision conformiste qu'on en a. Peut-être en réalité le grandit-il en définissant sa réalité.
Dispersée, l'image du Nietzsche solitaire égrenant les vérités du monde pour un monde hostile. (La réalité historique va dans le sens de l'interprétation d'Overbeck. Drôle de solitaire que cet homme qui a délibérément choisi la solitude en se plaignant d'être un incompris, et qui, malgré l'énorme handicap de ses maux terribles trouve toujours dans ses amis de fidèles secrétaires pour transcrire ses oeuvres, voire pour les coucher sur papier quand lui-même ne peut le faire ; qui, malgré cet énorme handicap “de communication”, comme on dit aujourd'hui, qu'est sa solitude, est tenu par nombre de ses contemporains, notamment et surtout à Paris à partir des années 1880, comme un des grands esprits du siècle, un philosophe fondamental, et dont la gloire ne cessera plus jusqu'à nous. C’est un des grands mystères du philosophe, et un des grands miracles de notre culture, que malgré des données objectives catastrophiques, — solitude, tirages confidentiels de ses œuvres, etc, — Nietzsche est reconnu en Europe, avant même qu’il ne devienne fou, comme un des grands esprits de l’histoire de la pensée occidentale.)
Overbeck va plus loin: dispersée également, l'image de la pensée nietzschéenne qui bouleverse le monde. (Et, dans ce cas, esprit n’est pas pensée.) Pour Overbeck, Nietzsche est un génie d'une forme très particulière. «Nietzsche était un génie mais son génie résidait dans son talent de critique.» Cette interprétation apparaît à la réflexion comme extrêmement enrichissante. Surtout, elle devrait nous éclairer lorsqu'elle est prolongée d'une autre réflexion d'Overbeck sur ce qu'est réellement Frédéric Nietzsche, en tous les cas selon son point de vue, Overbeck signale combien Nietzsche n'hésita pas à porter sa vision critique qui fait son génie d'abord contre lui-même, et ainsi donnant une explication acceptable psychologiquement du déséquilibre nietzschéen qui conduisit, ou accéléra la chute vers la folie. «L’usage qu'il a fait de ce talent critique, à savoir l'appliquer à lui-même, était le plus dangereux qui fut ; c'était en réalité un usage fatal Celui qui de manière exclusive mit autant d'énergie à se faire lui-même objet d'un talent critique aussi génial était nécessairement voué à la folie et à l'autodestruction.» (Cette idée se retrouve chez certains, en plus élaborée. Estimant la folie de Nietzsche comme l'achèvement logique, et donc voulu, d'un parcours de la pensée que le philosophe a lui-même ordonné, Pierre Klossowski suggère que cette folie aura été «une décision ultime, l'accomplissement d'un projet existentiel, consistant à faire exploser l'identité du sujet, à assumer une pluralité, une discontinuité nouvelle».)
A la lumière de ces appréciations, on pourrait dire que Nietzsche paya comptant, par le traitement qu'il s'appliqua à lui-même (et, accessoirement, par l'existence qu'il se ménagea), le droit d'observer le monde avec son génie de critique sans restriction, sans retenue. A cet égard, sans le moindre doute, Nietzsche est un esprit héroïque.
Nietzsche fut donc le génie-critique, l'homme de la «philosophie au marteau», c'est-à-dire de la critique assénée à coups de marteau. On a l'explication de sa modernité qui serait ainsi celle d'un “anti-moderne” évident, et même, plus encore, de sa complète actualité. Nietzsche s'attaque à l'essentiel et au plus urgent: la critique systématique d'une époque dont la subversion, amplement démontrée par les événements du XXe siècle et par le couronnement subversif qu'est cette fin de siècle que nous vivons, mérite d'abord d'être soumise à ce feu. Avant de songer à construire une belle architecture, il importe de détruire l'horrible construction bancale mise en place. Celle-ci détruite, on devra tout repenser en fonction du nouveau paysage apparu ; celle-ci détruite, peut-être le monde nouveau nous suggérera la voie de l’héroïsme
Du coup, l'image qu'on peut avoir de Nietzsche devient très différente. Il s'agit moins d'un philosophe s'inscrivant dans la continuité de la pensée et de la philosophie elle-même que d'un destructeur, un homme-rupture. Certes, tout philosophe est un peu une rupture par la nouveauté qu'il prétend apporter par sa philosophie, mais Nietzsche l'est de façon substantielle et ontologique. II est homme-rupture avant d'être philosophe et il l'est par la forme autant que par le fond. Nietzsche affectionnait de dire qu'il philosophait au marteau, entendant par là qu'il assénait ses vérités simples comme avec un marteau et qu'il ne cessait de taper sur le clou pour mieux l'enfoncer. Effectivement, sa littérature et sa réflexion sont faites à coups de marteau, et l'on peut aussi bien apprécier que l'instrument lui sert d'abord à frapper sur les murs vermoulus de l'architecture en place.
Le fond de son attitude est le désespoir. C'est un désespoir très particulier, un désespoir utilisé de façon offensive, pour animer le marteau. Le paradoxe est que cet aspect de désespoir qu'on trouve chez Nietzsche engendre un optimisme conquérant dans l'activité du philosophe, dans son lyrisme, dans la puissance de son verbe, et surtout, enfin, dans la conviction extraordinaire qui anime ses écrits. Overbeck note effectivement cela: «L'optimisme de Nietzsche est bel et bien celui d'un desperado. Il se prévaut des ressources illimitées de son imagination pour lutter contre le désespoir et il s'appuie sur l'infinité du désespoir pour étouffer l'imagination.»
Là aussi, comme dans le cas du nihilisme qu'on a présenté au début, Nietzsche apparaît comme un manipulateur des sentiments et des caractéristiques psychologiques les plus profonds. Il s'en sert comme on se sert d'outils pour appuyer une (sa) philosophie qui est d'abord une exhortation, et dans laquelle, par conséquent (et l'on retrouve les remarques déjà faites sur le contenu), l'élan compte plus que le contenant. La force de Nietzsche semble être effectivement que les sentiments et les états d'esprit les plus fondamentaux, ceux dont on juge qu'ils peuvent orienter ou dés-orienter une société et une civilisation, ne sont chez lui que des outils dont il use tactiquement. Nietzsche est désespéré (on serait tenté d'ajouter : évidemment), mais son comportement, son jugement, son analyse ne sont pas fondamentalement affectés par cet état d'esprit. Il ne joue pas (dans le sens d'interpréter) son désespoir qui est bien réel mais il en joue sans aucun doute. Nietzsche s'est sorti de la dimension humaine où le désespoir semble l'ultime sanction du sentiment qu'on peut avoir de l'existence, pour se placer en-dehors et au-delà, et en jouer selon les nécessités. Le désespoir n'est plus, avec Nietzsche, la description d'une situation sans issue mais un élément du jeu qui permet de faire avancer sa description philosophique de la situation terrestre.
De même qu'il est par-delà le Bien et le Mal, et notamment à cause de cela du reste, il est par-delà l'espoir et le désespoir. Le jugement d'Overbeck selon lequel la démarche critique de Nietzsche, nécessairement une autocritique, était évidemment «auto-destructrice», nous paraît particulièrement justifiée, et plus simplement, — tout simplement juste. L'admirable chez Nietzsche, dans cette utilisation de ses traits de caractère fondamentaux pour l'usage de son sujet d'analyse qui n'est rien d'autre que la destinée du genre humain, c'est que cette utilisation impliquait son déséquilibre et sa chute.
L'autocritique implicite de Nietzsche était nécessairement «auto-destruction». C'est le sacrifice ultime, accompli en toute conscience de son utilité fondamentale pour la destinée du genre humain.
Né en Allemagne (il aimait insister sur ses origines polonaises), présenté aussi bien et contradictoirement comme l'archétype de l'Allemand et comme le contraire du “philosophe allemand” à-la-Kant, Nietzsche n'est pleinement devenu lui-même que “francisé”. Il l'est tellement qu'on parle aujourd'hui d’un “Nietzsche français”, tandis que le Nietzsche originel, le “Nietzsche allemand”, est plutôt laissé au purgatoire par des Allemands qui s'effraient de toute pensée un peu ferme et un peu haute parce qu'elle semblerait devoir menacer leur récente vertu démocratique.
La gloire française de Nietzsche fut aussitôt très haute et ne se démentit jamais, au travers de plusieurs époques qui la relancèrent (trois précisément, désignés comme les «Moments français de Nietzsche» : 1889-1914, les années 1930 et à partir de 1960). Il n'y a aucune gloire littéraire (insistons sur le qualificatif) étrangère qui reçut un tel accueil en France, sinon, momentanément, les grands écrivains russes (Tolstoï et Dostoïevski) au XIXe siècle, et, peut-être, de façon plus diffuse mais bien établie, les écrivains américains en tant que groupe culturel. Surtout, Nietzsche fut parfaitement compris, dès l'origine, parce qu'il toucha encore plus les artistes que les philosophes, et qu'il les toucha comme il convient (cette remarque vaut moins pour la période depuis 1960, où la philosophie et surtout l'Université françaises se sont emparées de Nietzsche ; ce n'est peut-être pas la meilleure chose du monde).
Sa proximité avec Stendhal, avec Flaubert, avec Baudelaire, est connue. Gide écrivait en 1898 ceci qui correspond si bien à l'interprétation artistique et littéraire de Nietzsche : «L'influence de Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son oeuvre [...] Je l'attendais avant de le connaître — de le connaître fût-ce de nom... [...] Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait qu'il excitait mes pensées.» Cette approche de Nietzsche, intuitive, artistique et littéraire tout ensemble, se retrouve chez nombre d'écrivains français de cette époque. Paul Valery, ami de Gide, écrivait (mi-captivé mi-inquiet) que «Nietzsche n'est pas une nourriture — c'est un stimulant. [...] Nietzsche ne représente pas la “philosophie” (heureusement pour lui) — mais un compositeur, un “poète” du système nerveux» ; pour Charles Du Bos, Nietzsche était «un climat et un tonique de l'âme» ; pour Romain Rolland, «la Solitude libre». Ainsi 1’“esprit de Nietzsche” précède Nietzsche, et même, peut-être, a-t-il toujours “été” le véritable Nietzsche à la place du Nietzsche-philosophe, ou du Nietzsche-prophète, ou du Nietzsche-scandaleux.
On est conduit à interpréter cet événement d’un Nietzsche francisé au-delà de l'histoire de la littérature ou de la philosophie. La francisation de Nietzsche, si durable et si constante et profonde, c'est la rencontre d'un être exceptionnel par sa vision qui le sort du commun de ses confrères, avec une nation qui s'affirma constamment et qui est aujourd'hui plus que jamais, par les caractères tragiques et héroïques qui forment sa spécificité, une exception (l’ “exception française”, comprise de façon sensible et intelligente) représentant une des rares possibilités restantes d'attaquer la décadence là où il importe de le faire. Nous parlons ici d'états d'esprit généraux plus que de faits précis, d'images et de perceptions plus que d'une philosophie précise ou d'une attitude politique spécifique. Nous parlons d’“état d’esprit” plus que du contenu d’un esprit. Enfin, nous parlons de la perception qu'on a de Nietzsche et de la perception qu’on a de l'exception française, et effectivement tout dépend de ces perceptions, et si ces perceptions s'avèrent faussées les deux exceptions sombrent dans la radicalisation, dans la pédanterie ou dans le malentendu.
Ainsi Nietzsche apparaît-il aujourd'hui dans la perception qu'on en a bien plus français que nombre de Français qui rejette le contenu oppositionnel et dissident de l'exception française. Cette rencontre entre Nietzsche et l'exception française est des plus actuelles en ce sens quelle s'inscrit dans le contexte d'une critique radicale de la situation moderniste et dans la perspective d'une résistance déterminée aux courants de désagrégation subversive que charrient les thèses anti-identitaires de la globalisation. Il s'agit d'une rencontre totale, avec ses bons et ses mauvais aspects (Nietzsche interprété comme exemple d'énergie, comme poète, comme philosophe, etc). C'est une rencontre si puissante qu'on est amené à constater que c'est l'analyse française de Nietzsche qui, dans les années 1970, relança l'étude de Nietzsche aux États-Unis ; qu'on est amené à constater également que Nietzsche existe plus aujourd'hui en France qu'en Allemagne, et que, pour réintroduire Nietzsche en Allemagne, comme le suggère ironiquement Jacques Le Rider (2), «[i]l faudrait en somme retraduire Nietzsche en allemand».
Nietzsche génie critique, Nietzsche francisé, Nietzsche-philosophe dont on ignore s'il n'est pas d'abord poète ... Il y a, dans cette confusion comme dans la persistance de la présence de Nietzsche sans qu'on parvienne à déterminer ce que cette présence apporte exactement, un signe de sa nécessité autant que de la profondeur de la crise que nous traversons. Ce que nous lisons chez Nietzsche depuis un siècle, c'est une mise au point permanente sur la méfiance nécessaire à l'encontre de l'état du monde. Nietzsche est donc actuel. Il le sera de plus en plus au fur et à mesure que le monde s'abîmera dans l'état du désordre postmoderne qu'on lui connaît déjà.
Nietzsche nous oblige et nous rend créditeur, c'est-à-dire responsable. Il est une part de nous-même, cette part qui nous empêche de sombrer complètement dans le monde orwellien d’un 1984 postmoderne. Il est celui qui nous impose la nécessité d'être critique, et surtout qui nous impose la nécessité de l'existence de la critique, dans un monde dont la décadence, si évidente qu'on n'en discute plus que la forme et la vitesse, s'achèvera le jour où il sera proclamé que la critique n'y a plus sa place. Nietzsche, c'est par conséquent la liberté bon gré mal gré, et la liberté non parce qu'il en use et en proclame, comme aujourd'hui où la liberté est partout proclamée alors que nous n'avons jamais été moins libre, mais à cause de ce qu'il met dans cette liberté, qui est la critique à coups de marteau.
(1) Souvenirs sur Frédéric Nietzsche, éditions Allia, Paris, 1999.
(2) Nietzsche en France, PUF,1999.