L’homme qui avait essayé

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L’homme qui avait essayé

19 août 2009 — Nous prenons comme première référence pour cette réflexion un texte de William Pfaff, de ce 18 août 2009 sur Truthdig.comYou Can’t Blame Obama for American Stubbornness»), dont l’essentiel pourrait être résumé par la dernière phrase: “Merci d’avoir essayé, Barack Obama” «Thank you, Barack Obama, for trying». Le sujet de la réflexion de Pfaff est bien plus le peuple américain que le président des USA et, par conséquent, au-delà, l’inertie du système as a whole – aussi bien ses manipulateurs que ses manipulés, les uns et les autres échangeant d’ailleurs souvent leurs rôles, à tour de rôle…

Nous aurions pu aussi prendre comme référence le texte de Robert Reich, également de ce 18 août 2009, s’interrogeant jusque dans son titre à propos de cette de cette impuissance de ce brillant président à transcrire en actes politiques concrets un comportement que tout le monde juge remarquable («How Tough is Our President?»). Là aussi, la réflexion est plus générale sur le fond, puisqu’elle s’interroge sur la capacité du public, notamment celui qui a élu BHO, à proclamer, voire à imposer sa volonté.

«…Obama hasn't yet taken full responsibility for detailed policies, such as the public option, or, on environmental legislation, whether cap-and-trade pollution permits should go to polluting industries free of charge. Keeping distance from the specifics has been a wise tactic – both Bill Clinton and Jimmy Carter got too far into specifics and paid a high price on health care when Congress wrested back ownership. And it helps Obama to separate his own approval ratings from public worries about legislation. But it has also made his policies more vulnerable to scare tactics and caused [some] in the Democratic base to worry about Obama's willingness to fight. Obama may be temperamentally incapable of being more combative and identifying enemies. But surely he can state less equivocally what he does and does not want – and, with regard to key matters such as the public option, what he'll sign and what he won't.

»The widening gap between admiration for Obama and cynicism about his policies also reinforces passivity in Obama's base, which makes it even harder to advance a specific agenda. His presidential campaign strengthened the nation's political grass roots and spawned hope for a new era of public engagement, but Obama's reluctance to fight for any specifics is causing the base to lose interest. Neither the Freds who trust him nor the Sallies who have become cynical are motivated to do much of anything.

»But their activism is crucial. If it comes to a choice between trust and cynicism, America will never achieve lasting change.»

D’une façon assez paradoxale, Les commentaires sur les faits diffèrent diamétralement. Reich insiste sur la popularité persistante d’Obama, que l’opinion séparerait de plus en plus de sa politique. («Pollsters are fascinated that Obama's personal popularity endures – his “favorables” have fallen a bit, but still hover over 50 percent – even as support has declined for much of what he broadly endorses, notably universal health care.») William Pfaff, citant un éditorial de Yves de Kerdrel, dans Le Figaro, met indirectement l’accent sur la chute de popularité d’Obama. Pour le reste, l’impuissance politique est aussi évidente dans un cas que dans l’autre. Pfaff: «His popularity, this conservative writer said, has on the evidence of the polls in just six months fallen to a level below that of France’s President Nicolas Sarkozy, who has already spent two years in office, confronting crises, fighting for change and making enemies. […] The Figaro columnist thinks that by the time of the G-20 meeting in Pittsburgh in late September, Obama may be the only leader among the 20 countries present who still has not succeeded in imposing essential fiscal regulation on his national financial community.»

La conclusion de William Pfaff, elle, ne concerne guère Barack Obama en tant que tel, sa popularité ou pas, sa façon de remplir sa fonction, etc., mais la situation que l’actuelle “étrange bataille” met en évidence. Si cette conclusion semble effectivement porter sur la question des soins de santé, il nous semble qu’elle pourrait porter sur quelque chose de bien plus large, c’est-à-dire les USA eux-mêmes, et le système les USA se trouvent enfermés alors qu'ils en sont les géniteurs incontestables.

«The final great obstacle to reform of national health care is the stubborn belief of Americans, whatever the evidence, that the American system is superior to all others on Earth, that Americans live better and richer lives than anyone else; and that if employment, working conditions, wages and health care are bad in the United States they must be worse everywhere else. If not, why does everyone in the world want to come to live in the United States?

»Can anything be done about this? I doubt it. The combination of prejudices concerning socialism and the supremacy of the American system that Americans seem to acquire in the womb, with Republican electoral nihilism, is probably impossible to overcome. Thank you, Barack Obama, for trying.»

Ces commentaires – nous n’en donnons que deux exemples, il y en a tant d’autres – nous restituent une étrange impression (comme “l’étrange bataille” elle-même, après tout), dans le sens d’une “étrange situation” du président des Etats-Unis. Plus personne ne semble vraiment capable de fixer une impression cohérente et unanime de lui, alors que tout le monde s’accorde sur nombre de points: ses qualités, son goût du compromis, le sentiment qu’on éprouve à son égard. Les mêmes choses semblent signifier pour l’un et l’autre commentateur le contraire; le même résultat de sondage fait dire à l’un qu’il perd sa popularité, à l’autre qu’il reste très populaire, et l’on aurait envie de dire que les deux n’ont pas tort. Nombres d’analyse sur la situation d’Obama divergent, pourtant elles aboutissent à des conclusions similaires, concernant son “étrange” impuissance à imprimer sa marque sur les événements. On finit par se demander si BHO lui-même sait encore qui il est exactement. (Bien entendu, nous laissons de côté les analyses impératives basées sur des concepts également impératifs : “marionnette”, “messie”, etc. Leur relativité complète en réalité – voir la question de la corruption, par exemple – rend assez vain d’en tirer une conclusion de quelque intérêt.)

De même pour les projets du président Obama. Là aussi, les analyses divergent, en se rapportant aux intentions qu’il proclama, mais les conclusions sont similaires. Pour les uns, Obama fut le candidat du changement, voire du changement radical. Pour d’autres, il fut le candidat “manufacturé” par le système pour continuer le système dans l’état. Pour William Pfaff, il fut «the candidate of reconciliation and bipartisan coopération». (Pour nous, il fut simplement le candidat élu par la crise, sans distinction de programme ni intérêt pour ce programme, pour interrompre cette crise à la manière de FDR.) Le constat objectif qu’on doit tirer comme conclusion est qu’il n’a abouti à rien de tout cela – qu’en un sens plus général et pour faire bref, il n’a donc abouti à rien. (On dira “pour l’instant”, bien entendu, mais nous entrons dans le domaine de la spéculation; et il y a alors d’autres possibilités, à notre avis plus importantes que celles qui sont évoquées, comme sanction de l’action d’Obama; car l’option la plus importante pourrait bien être celle de la poursuite de l’état actuel, qui est une sorte de “comportement sans effet” d’Obama, qui recèle des prolongements révolutionnaires. Car si Obama ne semble rien imprimer de durable sur les événements, les événements, eux, s'emballent d'eux-mêmes.)

Paralysie contre forces de dévolution

Pourquoi qualifier cette bataille d’“étrange”? Et quelle signification donner à ce titre de notre F&C du 17 août 2009? Peut-être sa signification initiale pourrait-elle être prolongée, disons enrichie. L’“étrange bataille”, disions-nous, parce que nous jugions qu’elle nous fournissait une crise majeure alors qu’elle portait sur un sujet, sinon secondaire, dans tous les cas moins universellement pressant que d’autres crises… Pourtant, certains jugent essentielle cette question. (Pfaff la considère comme l’un des trois grands projets affichés du candidat Obama, avec la résolution de la crise financière et la conclusion des conflits lancés par l’administration Bush.)

En écartant l'immédiate pression politique, la question qui se poserait plutôt serait de savoir s’il y a vraiment une “bataille”, dans tous les cas sur le sujet abordé. Pfaff parle du “nihilisme électoral des Républicains”, qu’il juge aussitôt comme “impossible à réduire”. Le “nihilisme républicain” – qui correspond bien à l’idée de Bill Maher: “les démocrates sont passés à droite, la droite est passée à l’hôpital psychiatrique” – n’est pas, à notre sens, un incident de parcours ou un affection touchant un parti, une partie de l’opinion publique, etc. (De même, la “politique de l’idéologie et de l’instinct” n’est-elle pas seulement une caractéristique déstructurante de l’administration Bush.) Les républicains, dans leur extrémisme qu’exprimait cette “politique de l’idéologie et de l’instinct”, sont devenus nihilistes, toujours dans la logique de cette même politique, sans se trahir vraiment. Ils ont cru le faire par intérêt électoral; mais cela, à notre sens, sonne comme une explication après-coup, et la vraie explication serait plutôt que l’idéologie et l’instinct en question les y ont conduits sans qu’ils le réalisent. Il y a dans cette évolution, de l’extrémisme au nihilisme une évolution naturelle qui nous paraît évidente, qui n’a besoin ni d’être explicitée, ni d’être comprise par ceux-là mêmes qui croient conduire la chose; l’on sait d’ailleurs que leur extrémisme du temps de Bush pouvait d’ores et déjà être considéré comme fort proche du nihilisme, et il l’était effectivement quand on juge objectivement des résultats catastrophiques pour le système, de ce qui devait assurer le triomphe du système.

Notez les termes définitifs employés dans les conclusions des deux textes cités, même s’il s’agit de phrases conditionnelles (“si”, ou “probablement”) mais dont on sent combien ces conditions sont mises là par souci poli ou presque professionnel de nuancer le propos, sans autre espoir que celui de la rhétorique… «If it comes to a choice between trust and cynicism, America will never achieve lasting change», écrit Reich; «The combination of préjudices […] is probably impossible to overcome», écrit Pfaff. Il faut moins s’attacher à la signification qu’au climat que suggèrent ces appréciations. Dans ce cas, il s’agit moins de jugements que de constats qui sont pas loin d’être acquis. Le “nihilisme des Républicains” mentionné plus haut perd effectivement son sens restreint et partisan, pour exprimer une situation plus générale. Les républicains, depuis l’hôpital psychiatrique où ils séjournent, sont les plus à même de traduire l’état général du système – et qui cela pourrait-il étonner, puisqu’on n’a cessé, depuis huit ans, pour notre cas, de comptabiliser l’état général de la mise en place générale de ce nihilisme plutôt que de batifoler à compter les rudes coups de la Grande Guerre contre la Terreur qui occupa les éditorialistes de la presse-Pravda.

Par conséquent, ce qui se passe en ce moment est le progressif effacement du brillant président devant l’établissement de cette situation nihiliste contre laquelle, décidément, il semble bien mal armé pour vouloir jamais tenter quelque chose — sinon un coup d’éclat, voire un “coup d’Etat” de la sorte que lui recommandait in illo tempore Martin Wolf à propos de la crise financière, dans une situation qui préfigurait déjà celle d’aujourd’hui, même si dans des conditions politiques bien différentes. Cet effacement va se poursuivre, de plus en plus vite, s’il ne rompt pas, s’il ne tente pas de rompre avec une certaine brutalité, chose chaque jour rendue plus improbable et pourtant chaque jour plus vitale pour la savegarde de sa présidence.

Ce nihilisme qui envahit tout n’est un facteur de paralysie et d’impuissance que pour le système lui-même. Par ailleurs, cela devient un facteur d’explosion du système, qui, dans la paralysie et l’impuissance affirmée de son nihilisme, perd sa seule fonction, sa seule raison d’être, la dernière respiration qui lui reste, qui est sa dynamique propre, continuellement déstructurante. (Paradoxalement, le système, s’il ne fonctionne pas, s’il devient paralysé et impuissant, devient effectivement explosif puisqu’il est alors soumis à toutes les tensions contraires qu’il a jusqu’alors tenues à distance, ou simplement contraintes.)

Encore une fois, observons que les conditions ne cessent de se préciser pour l’affrontement, aux USA, de cette masse (le système) devenue amorphe derrière l’agitation spasmodique et nihiliste de son “centre” déstructurant, donc cette masse extrêmement affaiblie, avec les forces de dévolution que la dynamique générale de survie va conduire à faire s’affirmer de plus en plus. C’est l’hypothèse, qu’il ne faut cesser d’avoir à l’esprit, du fractionnement, du démembrement des USA.