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29 décembre 2002 — C'est un grand événement pour l'Europe. A Copenhague, l'Europe s'est élargie à 25, accueillant (à bras ouverts) 10 pays rescapés de l'Europe communiste. Une décade plus tard, la Pologne décide, et c'est comme une réponse à cette invitation européenne, la commande de 48 chasseurs américains F-16, — pour $3,2 milliards dont on espère, en économistes avisés, que la subvention européenne en euros permettra de ne pas trop en étaler le paiement. La coïncidence de calendrier vaut d'être notée et elle le sera ; il n'est d'ailleurs pas question de s'en désoler, au contraire : si la décision avait été prise il y a 6 mois ou dans 6 mois, elle serait passée inaperçue et personne n'aurait songé à féliciter la Pologne de cet à-propos. Cette coïncidence est l'essentiel de notre propos.
Aujourd'hui, au contraire, Suédois (le Gripen), Britanniques, Allemands, Italiens et Espagnols (l'Eurofighter), et Français (le Mirage), tous concurrents du marché face aux Américains, peuvent effectivement savoir à quoi s'en tenir. Habitués aux pratiques du Pacte de Varsovie, les Polonais ont été, sans bluff ni entrechats excessifs, faire leur révérence à ceux qu'ils considèrent comme les vrais patrons. C'est ainsi que devra être vue cette commande.
La chose à observer n'est pas tant le choix fait, car on savait depuis longtemps qu'il pourrait sans doute difficilement en être autrement. On fait là allusion aux liens politiques entre les USA et la Pologne, dans les deux sens, notamment à l'importance aux USA de l'électorat polonais (c'est cette importance-là et non quelque subtile réflexion de stratège qui fut le facteur déterminant l'administration Clinton à lancer l'élargissement de l'OTAN en 1994) ; aux réseaux déjà mis en place entre Polonais et Américains, dans tous les domaines et de toutes les façons, jusqu'aux plus surprenantes (voir, par exemple, le cas somptueusement symbolique d'un Lech Walesa, héros universel du prolétariat international non-communiste, passant du conseil d'entreprise des chantiers de Gdansk du temps de Solidarnosc, au conseil d'administration de la société de hautes technologies Nu Tech Solution, USA). La chose à observer est évidemment la chronologie de la commande polonaise.
On a vu par ailleurs l'affirmation bruyante des Américains, selon laquelle les 10 entrant dans l'Europe des 15 vont constituer un “cheval de Troie” américain, — comme si cette Europe des 15 était un bastion de l'antiaméricanisme qu'il s'agissait d'investir, — quelle étrange analyse implicite est-ce là ! Quelle étrange méconnaissance de la duplicité générale, dans une Europe dont le Britannique MacShane, étrangement intitulé dans le gouvernement Blair “ministre des affaires européennes”, nous dit, selon les mots empruntés à un article de l'inévitable John Vinocur : « Besides, if some of his friends in Paris find London too pro-American for their liking, MacShane tells them, “Chers amis, try Warsaw, Budapest, Prague, Madrid, Amsterdam or even Stockholm if you want to see pro-American capitals or people.” » (Tout de même, le sympathique et pétulant MacShane a peut-être oublié de se promener dans ces diverses capitales par temps de manifestations anti-guerre. Pas plus qu'il ne l'a fait, sans doute, le 28 septembre à Londres, au milieu des 400.000-500.000 anti-guerres. Il y a, comme ça et un peu partout, de ces ambiguïtés un peu gonflantes.)
Cela fait de l'effet, comme cela, d'annoncer cette commande que nous définissons par ailleurs, sans beaucoup d'indulgence, comme un “bras d'honneur” à l'Europe. Mais ce n'est peut-être pas de la dernière habileté (il n'est pas très habile de faire un bras d'honneur aux cénacles européens et bruxellois, très collets montés, qui ont l'habitude de bien se tenir, et qui l'ont montré jusqu'ici en ne remarquant rien, rigoureusement rien, des tendances pro-US des nouveau-venus). Cela va confirmer quelques Européens, qui ne s'étaient jusqu'alors aperçus de rien, dans l'idée que ces 10 nouveaux pays vont peut-être, effectivement, entraver la dynamique européenne et la rendre trop “américanisée”. Notre avis est qu'il n'en sera rien parce que la fidélité pro-américaine des nouveaux entrants est à mesure de la vertu européenne qu'ils montrent en entrant dans l'Europe ; qu'importe, l'effet désastreux (pour les partisans d'une Europe sans complications de recherche d'indépendance) est acquis.
L'effet désastreux, par exemple, c'est une dynamique récente de recherche, en petit comité, de solutions au niveau de la sécurité qui ne passent pas par le processus étouffant des 25. Des réunions “à 6” (les 6 États fondateurs de la CEE) vont avoir lieu à partir de janvier 2003 dans ce sens. Aujourd'hui, l'accent est mis à toute force pour trouver des solutions permettant d'établir des cadres de travail alternatifs. L'entrée des 10 pourrait donc avoir pour effet, par accident ou par inadvertance, de lancer le processus menant soit à l'abandon du droit de veto, soit à des règles de majorité renforcée.
Quelle est la raison qui a poussé les Polonais à choisir le F-16 à ce moment ? A notre avis, et d'après certaines de nos sources, quelque chose qui ressemble à un quiproquo. Certes, le choix était fait et il ne pouvait qu'être américain, tout avait été fait pour cela, dans un appareil bureaucratique polonais ouvert à souhait pour cette sorte d'intervention, selon les habitudes acquises à l'époque du communisme brejnévien. Selon une source polonaise indépendante : « Certains, dans le gouvernement, ont pensé qu'avec le sommet de Prague de l'OTAN, l'entrée des nouveaux membres d'Europe de l'Est dans l'OTAN, la Pologne devait verrouiller son rôle de leader des pays de l'Est à l'intérieur de l'Alliance. Pour cela, une décision d'acquisition du F-16 rapprochait décisivement la Pologne des USA, donc du pouvoir au sein de l'OTAN. »
En fait, les dirigeants polonais n'avaient pas vraiment pensé à faire le rapport entre cette commande et l'entrée dans l'UE, et on leur pardonnera. Ils ont commencé à le réaliser quand ils ont vu l'angle d'attaque que la presse US adoptait pour annoncer l'événement (une victoire US contre l'Europe, une américanisation de l'Europe par Pologne interposée.) Notre source nous confirme qu'il y en a eu certains, dans la bureaucratie gouvernementale polonaise, pour découvrir in extremis qu'il pouvait y avoir mauvais effet dans cette juxtaposition commande F-16-entrée dans l'UE, et pour recommander qu'on en repousse l'annonce de quelques mois. Les Américains, bien entendu fidèles à leur tactique du bison qui charge, n'ont rien voulu savoir.
La commande polonaise n'apporte, contrairement aux commentaires étrangement triomphants des journalistes-commentateurs US, rien de bien nouveau. Cette commande était attendue par l'industrie US depuis 1991-92 et le coup qu'elle porte à l'industrie aéronautique européenne, si ce phénomène (“industrie aéronautique européenne”) existe encore et a jamais existé, poursuit un processus de dégradation accéléré de la susdite industrie qui se déroule sous des regards européens qui prennent soin de détourner les yeux. Il est alors risqué de faire remarquer cette réalité en prenant cette décision à ce moment. C'est la seule chose qu'on doit retenir de l'affaire, outre la morale habituelle qu'on peut en tirer sur les vertus et le sens de l'honneur qu'on y a rencontrés.