L'horreur technologique

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L'horreur technologique


Dans un F&C du 15 mars, nous nous attachions à une information concernant les moyens technologiques employés pour lutter (notamment) contre les voitures-suicide piégées en Irak. La somme de $6,1 milliards prévue pour cette lutte spécifique nous avait impressionnés.

Nous sommes toujours impressionnés. Nous avons développé notre analyse dans la rubrique To The Point de notre Lettre d’Analyse Context. En voici le texte français original.

Impasse de la technologie ?


Un nouveau Manhattan Project

Détaillons ce qui nous a frappés et constituera à la fois le prétexte et la cause de cette analyse, et l'esquisse de la logique qui la conduira. Il s'agit d'un texte du 14 mars de Associated Press, intitulé: « U.S. Pours Money Into Roadside Bomb Fight ». C'est une analyse de la façon dont le Pentagone travaille pour fournir des moyens technologiques de combattre les IED, ou “Improvised Explosive Devices”.

Les IED représentent essentiellement, à partir de l'expérience de l'Irak, l'“arme” des “voitures piégées” ou “voitures-suicide”. Même si la catégorie IED prend en compte d'autres “systèmes explosifs improvisés”, on peut pour l'instant la faire correspondre à ce domaine des “voitures-suicide” utilisées en général sur route ou dans les rues, en Irak. Le 11 mars, GW Bush avait déclaré: « Roadside bombs are now the principal threat to our troops and to the future of a free Iraq. »

L'enquête d'AP nous signale d'abord et principalement, comme l'information essentielle recueillie au cours de son enquête: « From 2004 to 2006, some $6.1 billion will have been spent on the U.S. effort - comparable, in equivalent dollars, to the cost of the Manhattan Project installation that produced plutonium for World War II's atom bombs. » (L’équivalence en dollars a été établie en tenant compte de la dépréciation de la monnaie, le Manhattan Project ayant coûté un peu plus de un $milliard de l’époque.)

Nous avons devant nous l'image d'une équivalence. L'effort budgétaire pour traiter technologiquement cette “menace” des IED est équivalent en trois années à l'effort budgétaire développé en cinq ans, au sein du Manhattan Project, pour mettre au point la bombe atomique, dont deux exemplaires furent largués en août 1945, à Hiroshima et à Nagasaki, et dont l'existence même suscita une révolution sans précédent dans la stratégie, dans la psychologie humaine, dans la validité de la science et dans la conception du monde.

C'est à partir de ces divers constats que nous allons développer notre analyse sur la situation et les fins de la technologie, par rapport à son usage et à la place qu'elle a prise dans notre civilisation.

La technologie versus les IED

Nous allons donner quelques extraits de l'analyse d'AP à propos de l'évolution du programme anti-IED, de la situation sur le terrain, des effets sur le terrain, etc. Cela fixe, non sans ironie en rapprochant un détail de l'autre, la réalité de la situation par rapport aux considérations théoriques des diverses bureaucraties.

• Sans commentaire: « In one initiative showing how seriously it takes the threat, the Defense Department proposes spending $167 million to build new supply roads in Iraq that bypass urban centers where convoys are exposed to IEDs. »

• L'important dans la lutte contre les IED, c'est le renseignement: « “The idea is to get the pieces of an IED to ‘Sexy,’ said this senior master sergeant, [Air Force's Bob Sisk]. ‘Sexy’ is CEXC, the Counter Explosive Exploitation Cell, a secretive group at Baghdad's Camp Victory that is building a database on IED incidents, in search of patterns and defenses. »

No comment pour ceci, également: « Lt. Col. Bill Adamson, operations chief for the anti-IED campaign, was realistic about the challenge in a Pentagon interview. “They adapt more quickly than we procure technology,” he said of the insurgents. »

• .. Et, pour confirmation: “‘There's a road we called IED Alley that the ordnance disposal guys would clear regularly,’ [Georgia National Guard's Sgt. Robert] Lewis, 47, of Carrollton, Ga., said at his current post in western Iraq. ‘But no sooner would they reach the end of that stretch’ — eight miles — ‘than the insurgents would be planting IEDs again at the beginning.’”

Guerre électronique et guerre spatiale contre les IED

A part ces considérations diverses, on peut trouver, en suivant diverses sources ouvertes de la presse spécialisée, des précisions concernant les programmes de haute technologie engagés contre les IED. Ils sont particulièrement divers et imaginatifs et ne reculent devant aucune originalité. Le Commander Chris Field, de l’U.S. Navy, expliquait le 24 octobre 2005 au cours d'un séminaire comment les EA-6B Prowler de guerre électronique peuvent intervenir, avec leurs systèmes de brouillage USQ-113, dans la guerre en Irak: “We could hijack enemy radio or other radio frequency (RF) system, [...] we are taking control of insurgent radio broadcasts in Iraq and disrupting the cell phone traffic with special pods on EA-6B Prowler electronic warfare aircraft.” Ces interventions sont considérées comme un atout majeur contre les IED. D'autres formes d'action sont prévues, à partir de diverses plates-formes aériennes, voire spatiales, pour faire exploser les charges à un moment choisi qui neutralise, voire élimine les insurgés préparant l'attentat.

Jusqu'ici, pourtant, ces techniques n'ont pas porté des fruits éblouissants. Aviation Week & Space Technology observe: “Undeterred, the U.S. is trying to develop its own networks to attack those of the enemy. The tip of that cyber-spear will be located on F/A-22s, unmanned aircraft and, eventually, F-35s that can use their stealth to get very close to such networks and take advantage of physics by operating near the target.

Tout cela est protégé par des mesures de secret extraordinaires, au point où ce secret lui-même est perçu comme un obstacle aussi grand que la réunion des crédits gigantesques nécessaires à ces programmes: “Networks fight as insurgents embrace new technologies and U.S. operators battle budgets and secrecy. [...] Computer network attack and exploitation are subjects as closely guarded as stealth was 20 years ago.

Un succès du Strike Eagle

Parfois, on croit distinguer une petite lumière au bout du tunnel. (Car, entre-temps, est-il besoin de le rappeler, la situation empire en Irak, en train de sombrer dans la guerre civile, et l'armée américaine est soumise à une menace de déstructuration qui met en cause sa puissance.) Voici donc la nouvelle que nous annonce le digest quotidien de Air Force Magazine (AFA), le 21 mars 2006. Une patrouille d'intervention de deux Boeing McDonnell Douglas F-15E Strike Eagle du 379th Air Expeditionary Wing, de Balad Air Base (Irak), est intervenue à la suite de tirs de mortier effectués contre la base. Les deux avions ont utilisé leurs senseurs électro-optiques et à infrarouges pour localiser trois individus dans un véhicule à terre quittant le lieu où avaient eu lieu les tirs. L'effort était dirigé par le Joint Defense Operations Center de la base. Les trois individus ont été arrêtés par des soldats de la 101st Air Cavalry Division. Il s'est avéré qu'ils “sentaient” effectivement la poudre. Le rapport sur cette affaire se conclut sur cette observation: “Coalition officials called this extra ‘eye in the sky’ capability from non-traditional intelligence-surveillance-reconnaissance assets a ‘real force multiplier.’”

On veut bien partager l'enthousiasme bureaucratique perceptible dans l'expression “real force multiplier”. On comprend cet enthousiasme de laboratoire, car effectivement les deux F-15E ont réussi une performance exceptionnelle. Mais le monde peut-il être enfermé dans un laboratoire?

... On pourrait forcer le trait par l'ironie surréaliste implicite de la chose, l'exagérer certes, la caricaturer sans aucun doute mais sans être vraiment très loin d'une réalité, — en disant par exemple que les $6,1 milliards dépensés pour le ‘Project Manhattan anti-IED’ ont jusqu'ici abouti à l'arrestation de trois insurgés qui étaient porteurs d'explosifs. Quelle mauvaise foi! dirait-on justement. Pourtant, ce ne serait réellement qu’une exagération caricaturale. Si des technologies assez courantes ont déjà été utilisées dans la “guerre contre les IED”, il semble effectivement que ce soit l’une des premières fois qu'un tel “exploit” soit réalisé en Irak, avec la coordination et l’utilisation de technologies très avancées et éloignées du lieu de l’intervention des IED.

Il est vrai que ces programmes gargantuesques et tellement secrets que ceux qui y travaillent ne savent plus de quoi il s'agit et à quoi cela est destiné dans la réalité, n'ont jusqu'ici rien produit de réel. On espère qu'ils produiront quelque chose avant que la guerre civile ait emporté l'Irak et que ce pays ne soit perdu. Rien n'est moins sûr.

La technologie enlisée dans les sables irakiens

La question (technique) de l'emploi de la technologie dans ce type de guerre, contre ce type d'ennemis, se pose essentiellement en termes de chronologie d'emploi. La question est donc: la technologie vient-elle en appoint, en complément des autres méthodes, ou bien tend-elle à les remplacer toutes?

Un exemple du premier cas est ce qu'on nomma la “ligne Morice” durant la guerre d’Algérie (une guerre de guérilla souvent choisie comme référence pour l’Irak). Il s’agissait d’un barrage électrifié établi par les Français sur la frontière tunisienne en 1956-57, pour empêcher le passage des katibas de l'ALN rebelle qui avaient leurs bases arrières en Tunisie. Cette ligne comprenait des postes d'écoute électroniques autour desquels il fut fait une grande publicité. Mais l'essentiel de la surveillance, de la poursuite, de l'identification et de l'annihilation restait confié à des unités de combat, d'un type de combattants français souvent proches des rebelles, légèrement équipés, souples, connaissant le terrain, etc. (commandos de chasse, parachutistes, harkas, etc.). La “ligne Morice” arrêta le gros des infiltrations rebelles, mais cela tint essentiellement à l'efficacité des combattants français opposés aux rebelles. A contrario, on a vu les limites du “tout-électronique” avec la “ligne McNamara” au Viet-nâm, où les seuls moyens électroniques étaient censés contrôler, identifier et désigner pour la destruction le trafic sur la “piste Ho Chi-minh”. L'échec fut complet.

Il nous semble d'ailleurs que cette sorte de démonstration ne devrait pas avoir à être faite, tant l'évidence invite le bon sens à la conclusion inévitable. Contre le type d'actions qu'affrontent les Américains en Irak, la réponse doit être une intégration aussi forte que possible, au niveau du matériel, de la psychologie, de la culture quand c'est possible, pour pénétrer les forces insurgées, chercher du renseignement, faire de la vraie “action psychologique” et, finalement, intervenir militairement à bon escient. L'évidence historique de cette sorte d'affrontements qui sont aussi vieux que l'histoire des conflits parle d'elle-même. Il nous semble que c'est cette insensibilité à l'évidence et au bon sens qui constitue l'essentiel du problème américain en Irak.

La voie bureaucratique de la quête de “l’infiniment petit”

La voie suivie par les Américains est une voie typiquement bureaucratique. La technologie est là non pour suppléer à l’action et la renforcer mais pour remplacer tous les types d'action. Les Américains sont entraînés dans une quête technologique de “l'infiniment petit”. Plus leur technologie détecte une chose petite (humaine, mécanique, etc.), plus ils s'estiment sur la voie du succès. Ils ne comprennent pas que l'essentiel est d’abord de comprendre le caractère de la chose (de l’objectif), dans ses nuances les plus subtiles. “Comprendre” un “caractère” implique un effort créatif d'analyse et d'intuition et non de s'en remettre à l'automatisme du machinisme. Cette recherche ne rencontre pas celle de l'“infiniment petit”. Elle est intégratrice et non réductrice comme l'est la recherche de l'“infiniment petit”. Elle doit réussir à un certain niveau très aisément repérable sans technologies, alors que l’objectif est encore intégré pour pouvoir effectivement être identifié en tant que tel. Au-delà nous entrons dans le domaine de la parcellisation et de la réduction où l’identité n’est plus identifiable. La question du repérage de l'“infiniment petit” ne se pose plus parce qu'il n'y a plus d'“infiniment petit” à craindre.

Le résultat de la voie choisie par les Américains s'avère, lorsqu'il est considéré d'une façon réaliste, relativement aux nécessités du monde et aux résultats obtenus, complètement déraisonnable. La somme de $6,1 milliards peut paraître “normale” aux experts occidentaux qui détaillent le budget (évidemment colossal) du Pentagone. Si ce budget engendre une situation où le repérage et l'arrestation de trois hommes sont considérés comme un succès justifiant l'existence et l'activité coûteuse du Strike Eagle à près de $100 millions l'exemplaire, c'est que nous sommes au royaume de l’absurde et les perspectives de victoire des Américains sont singulièrement amenuisées au point que l’on peut craindre une défaite.

Mais nous sommes en pleine bureaucratie et le sort de la guerre en Irak n’est peut-être pas l’essentiel. La nouvelle publiée par AFA a moins à voir avec la situation en Irak qu’avec la justification de l'existence du Strike Eagle dans ces conditions-là de la guerre en Irak (la guerre contre la terreur). Par conséquent, elle sert déjà d'argument en faveur des capacités anti-terroristes du F-22 Raptor, dont chacun sait qu'il a une puissance quatre à cinq fois supérieure à celle du Strike Eagle, — et, surtout, dont chacun sait qu’il a besoin de montrer son utilité en temps de guerre contre la terreur pour survivre dans le processus budgétaire.

De l’Irak à 14-18


La Grande Guerre à l’envers ?

Ce jeu pipé voulu par la bureaucratie ne doit pas nous tromper et il nous arrêtera à peine. L'Irak représente évidemment un gigantesque démenti à toute la philosophie occidentale de développement des armements selon les normes et la dynamique du développement de la technologie.

Allons plus loin et proposons une analogie historique. Le conflit en Irak pourrait somme toute représenter un cas assez semblable jusqu'à la similitude, mais bien sûr exactement inverse pour la question du sens, à celui de la Première Guerre mondiale. Ce qui transforma la Grande Guerre en un abattoir figé dans une durée démesurée et entraînant indirectement des bouleversements politiques considérables (sans la durée des quatre années de guerre, on n'aurait sans doute vu ni l'intervention US en Europe, ni la révolution bolchevique), ce fut beaucoup moins la stupidité des généraux (jugement relevant de l'antimilitarisme sommaire) que la paralysie que la technologie favorisant la défensive (canons, mitrailleuses) imposa aux forces armées.

La guerre en Irak est en train de montrer que c'est cette fois la technologie systématique et très avancée qui paralyse les forces armées américaines et entraîne leur affaiblissement structurel jusqu'au point où certains craignent que l'U.S. Army sorte brisée du conflit. De la même façon qu'avec la Grande Guerre, cet effet paralysant de la technologie va entraîner indirectement des événements politiques importants, dont l'un, déjà essentiel, est la perte de crédit et d'influence des USA. Il nous semble qu'on retrouve là des éléments convaincants pour accepter l'analogie, qui concerne moins l'art de la guerre que le rôle de la technologie dans la guerre, — ce qui avait remplacé l'art de la guerre, d'ailleurs.

Monde virtuel, impasse fondamentale ?

Malgré l'énorme différence de volume, de violence, de pertes, de forme sans aucun doute, l'énorme différence stratégique et tactique, l'énorme différence politique et militaire pour faire bref, nous insistons sur cette analogie contradictoire entre la Grande Guerre et la guerre en Irak. Dans les deux cas, un événement fondamental, qu'on peut décrire comme un événement de rupture impliquant la technologie a eu lieu. Plus qu'une rupture dans la tactique ou la stratégie de la guerre, nous parlons d'une rupture de civilisation. C'est en ce sens que l'effet de la technologie dans la Grande Guerre est sans précédent, parce qu'il ne modifie pas seulement la guerre mais la civilisation elle-même.

Dans le cas de la Grande Guerre, la technologie a, brutalement et d'une façon totalitaire, imposé la loi d'une nouvelle civilisation à la guerre, jusqu'à clouer la guerre sur place. Dans le cas de l'Irak, la technologie a, tout aussi brutalement, perdu cette capacité d'imposer sa loi à la guerre. Au contraire, ce sont les possesseurs de cette technologie qui sont en un sens “cloués sur place”, dans un enchevêtrement de tactiques complètement inappropriées et mortellement contre-productives. La technologie subit une contestation totalitaire qui tend à la priver de toute efficacité, de toute utilité opérationnelle.

(Il faut noter accessoirement mais d'une façon révélatrice que ce qui rend possible un tel jugement, c'est l'“absolutisme” du conflit irakien. D'un côté, il y a le refus de tenter d'adapter la technologie à une guerre qui nie son pouvoir, de l'autre le refus d'utiliser la technologie pour autre chose que le service accessoire d'une conception complètement rudimentaire de la guerre (“rudimentaire” du point de vue occidental de la nécessité de la technologie). Dans le cas de la guerre du Vietnam, la situation était différente. Les Nord-Vietnamiens, notamment, utilisaient de la technologie avancée face aux Américains. On ne peut dire en aucun cas, bien qu'ils fissent selon leur propre appréciation une “guerre populaire”, qu'ils réduisirent la technologie à un rôle de comparse comme font les “insurgés” en Irak.)

Il y a deux batailles en cours en Irak

Le champ de bataille irakien est l'objet de deux batailles. Il y a celle, classique, qu'on voit se dérouler au long des embuscades, des attaques par surprise, des “bavures” diverses. Il y a une deuxième bataille entre une volonté d'utiliser tous les avantages d'une situation naturelle et rudimentaire et une volonté de créer des conditions générales complètement différentes grâce à la technologie. Et l’on constate le résultat : la deuxième volonté plie sous la pression de la première. Cette situation illustre ce que nous désignons comme “l'impasse de la technologie”, en ayant comme référence la philosophie qui sous-tend ce qu'on pourrait nommer “le monde technologique”.

La question sous-jacente à ce constat est celle de la civilisation. Comme il y eut, durant la Grande Guerre, une “rupture de civilisation”, assiste-t-on, également, à un phénomène de cette sorte en Irak? Aussitôt, l'idée à la mode du “choc des civilisations” vient à l'esprit. A notre sens, une telle référence serait complètement erronée, pour ce cas comme elle l'est d'une façon générale. La question de la civilisation en jeu en Irak n'est nullement celle des combattants apparents. Il faut admettre que, si ce n'étaient les Américains, si les Britanniques par exemple (ou les Français s'ils avaient pris part à la guerre) avaient mené la guerre et imposé leurs conceptions, la situation serait infiniment meilleure, — peut-être même n'y aurait-il pas eu ce “conflit d'après la victoire”. Les technologies auraient tenu une place plus modeste dans la bataille et, surtout, une place en aucun cas prépondérante et absolue. On les aurait adaptées, ou bien on s'en serait passé. Tout dans l'expérience des grands pays européens montre leurs capacités d'adaptation à ce type de guerre. Quelles que soient les longues jérémiades morales sur la guerre d'Algérie, le fait est qu'en 1958-60, la France avait militairement gagné cette guerre, qui est du même type que la guerre en Irak. Le départ français d'Algérie, ce qu'on nomme abusivement la défaite française (avec sa connotation militaire), fut le fruit d'une décision politique prise à partir d'une position militaire de force.

Alors, quelle rupture de civilisation, si rupture il y a? Ce qui est en train de vaciller en Irak, c'est une conception propre à un aspect de la civilisation occidentale, — un aspect qui est contesté par certains, au sein de cette civilisation. L'échec, l'impasse de la technologie, c'est l'impasse du Progrès en tant que phénomène mécaniste; c'est l'échec de la technologie en tant que seul phénomène producteur de puissance. Même si ce sont les Américains qui sont en action, c'est en réalité le modernisme qui est ici mis en cause d'une façon fondamentale. La logique est respectée puisque l'américanisme est effectivement l'extrémité de l'affirmation du Progrès.

La crise de la civilisation

On replacera ces constats dans un cadre plus général et on observera qu'ils renvoient à une crise, à une polémique, à un débat déjà anciens. C'est au lendemain de la Grande Guerre, où les technologies s'étaient affirmées comme on l'a vu, que fut lancé un grand débat transatlantique sur le machinisme et le “fordisme”, c'est-à-dire sur la place prépondérante du phénomène de la machine dans toutes les activités humaines.

On comprend combien la crise irakienne se place avec une complète logique dans les grands débats de notre crise de civilisation, y compris la mise en cause de notre système général à partir du constat de ses effets apocalyptiques sur l'équilibre universel de notre cadre de vie (climat, environnement, etc.). L'attitude américaniste en Irak s'avère alors complètement explicable et compréhensible. Partisans extrémistes du machinisme, du Progrès et des technologies, les Américains ont lancé l'ultime défi qui est de construire une guerre différente de la réalité, une réalisation virtualiste où la technologie tiendrait la place non seulement essentielle mais exclusive. Dans ce sens, on comprend qu'on soit obligé d'accepter le paradoxe absurde que les $6,1 milliards du programme anti-IED, — le coût de la première Bombe Atomique, — ce n'est pas cher payé. A part, bien sûr, que ça ne marche pas et que la chose pourrait démontrer le contraire de ce que l'on veut prouver.

Un conflit annexe et la crise de notre civilisation postmoderne

La guerre en Irak réservera un cas singulier aux historiens du futur. Ce conflit est, par ses dimensions, très annexe et plutôt du type régional réduit. Pourtant, il révèle dans son cours inattendu absolument toutes les facettes de la crise de civilisation qui nous déchire. Plus encore, alors qu'il est censé intervenir dans un soi-disant conflit de civilisation ou dans un conflit contre une attaque anti-occidentale de la partie non-occidentale du monde, il aboutit en réalité à mettre en évidence les problèmes internes considérables de la civilisation occidentale.

Cette guerre n'est pas une guerre. Elle est un laboratoire in vitro de notre grande crise. Si l'on veut, elle est, pour la grande crise de la civilisation occidentale, ce que la guerre d'Espagne fut pour la deuxième Guerre mondiale.

Les historiens devront également s'intéresser aux motifs profonds, du domaine de l'inconscient et de la psychologie, qui poussèrent les Occidentaux, plus précisément les Anglo-Saxons, à s'engager dans ce conflit. L'obsession qui y conduisit, d'ailleurs très active avant même l'attaque du 11 septembre 2001, témoigne sans le moindre doute de cette dimension inconsciente qui nous paraît d'une importance considérable. Nous sommes, — nous, “croyants” et garants de la civilisation de la technologie, — porteurs des défis de pousser cette civilisation à son extrême, qui montre une inconsciente angoisse des limites, voire de la perversion de cette civilisation. La “croisade” en Irak n’est pas celle de l’Occident contre les musulmans mais celle de notre idée de la technologie maîtresse du monde contre notre angoisse inconsciente que cette idée soit fausse.

Il y a là une étude fascinante à faire sur les liens entre l'inconscient de l'homme moderne et postmoderne et la crise que subit la civilisation qui l'a enfanté. Ce domaine aurait sans nul doute fasciné Sigmund Freud, qui liait si fortement les pathologies de la psychologie et le malaise de la civilisation occidentale. L'homme postmoderne

est allé, dans les sables de l'ancienne Mésopotamie, rencontrer le destin de la civilisation dont il est le dernier avatar et la cause principale de la crise qui la déchire.