L’hypothèse Barenboïm-Saïd

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L’hypothèse Barenboïm-Saïd


25 août 2005 — L’un des “couples” les plus significatifs de notre temps et de nos tourments, d’un point de vue symbolique dans l’ordre de l’éthique et de l’esthétique, est celui que forma Daniel Barenboïm, le chef d’orchestre israélien juif, et Edward Saïd, l’intellectuel palestinien musulman. (Oublions leurs “nationalités” dans ce chaos que forment les relations entre Israël, les Palestiniens et Washington et gardons la spécificité politique et culturelle de leurs caractérisations religieuse et ethnique.) Le “couple” n’existe plus parce que Saïd est mort en 2003. Sa mort fut pour Barenboïm, selon les propres termes de ce dernier, « une catastrophe dans tous les domaines ».

Rappelant cette amitié exceptionnelle Barenboïm-Saïd, Charlotte Higgins, dans l’excellent texte sur le concert exceptionnel (retransmission TV mondiale) de Ramallah du 21 août qu’elle publie dans The Guardian du 24 août, écrit : Barenboïm « met Said quite by chance in the early 90s in a hotel lobby in London. They became inseparable friends, talking nearly every day. For Barenboim, the 62-year-old Argentinian-born Israeli conductor at the helm of the Chicago Symphony Orchestra and the Berlin State Opera, one senses Said provided an intellectual rigour and stimulus that he drank up thirstily. The stimulus was two-way, though, with Said renewing his study as a pianist under Barenboim's enthusiastic encouragement. Barenboim has described Said's death, in 2003 aged 67 from leukaemia, as “for me a catastrophe on every level.” »

Il fallait voir Barenboïm, chevelure blanchie, conduire, dimanche dernier à Ramallah, avec une fougue exemplaire et une émotion rentrée l’orchestre dit “The West-Eastern Divan Orchestra”, nommé d’après un cycle de poèmes de Goethe et jouant une symphonie de Beethoven, — encore un symbole pour les juifs cultivés, certes, — et réunissant de jeunes musiciens israéliens et palestiniens. Au mur du “Palais de la culture” de Ramallah, qui peut accueillir 8.000 personnes, une immense photo de Saïd, le visage émacié par la leucémie qui allait l’emporter.

Tout était rassemblé pour constituer un événement exceptionnel. Le symbolisme était tellement présent qu’il en pesait des tonnes. Il y avait là une “création d’événement” comme l’on dit dans les milieux publicitaires et de relations publiques, ces diaboliques activités qui ont donné les instruments pour créer le virtualisme et priver de sens l’expérience humaine ; mais l’objet de la chose, le “sens” de l’acte justement, transcendaient les moyens utilisés et transformaient ce qui aurait dû être détestable, brusquement et formidablement, en un acte de vertu et de dignité. Ce fut donc un événement admirable, avec la présence de la veuve d’Edward Saïd venant annoncer, aux côtés de Barenboïm, que, bien entendu, leur bataille (celle de Barenboïm-Saïd) continuait.


« “If this can help open the eyes of the world, it is good. But it could just be a flash of light,” says Rima Tarazi. At 73, she is the picture of dignity as she sits, bedecked with pearls, in a rocking chair in her Ramallah drawing room while a gardener outside trims fronds of ivy from her hedge. Tirazi is the chairperson of Palestine's National Conservatory, and was a childhood friend of the late intellectual Edward Said, the co-founder, with Barenboim, of the orchestra. “Barenboim came in solidarity with the Palestinians, and we don't have a problem with that. He came under the banner of freedom for Palestine,“ she says. “I would like him to take the Freedom for Palestine slogan and tour with it all over the world.”

(...)

» The orchestra was the fruit of their [Barenboïm-Saïd] discussions. Their idea was that the act of making music — which, by its nature, demands harmony and unity of purpose — could be combined with the practical benefit of young players from Israel and Arab countries simply living side by side each summer, learning a little about each other. The orchestra's summer home is now in Seville and each year it is made up of around 40 young Israelis and about the same number from Syria, Egypt, Lebanon, Palestine and Jordan, with others from Spain. The orchestra has been an enormous musical success story, with a recording just out and, last week, performances at the Proms and Edinburgh festival. »


Le travail et son effet sont admirables, — pour autant, ils ne sont pas à l’abri d’une vision qui peut critiquer certaines des intentions, de la part de critiques qui partagent manifestement les mêmes choix esthétiques que les deux fondateurs. Cela est présent dans deux autres paragraphes du texte de Higgins, excellent exposé du problème à cet égard, laissant de côté les pitoyables appréciations idéologiques des uns et des autres autour de ce soi-disant “conflit” qui est un simple habillage du déchaînement des haines primaires que permet la manipulation des concepts idéologiques : « For Palestinian young people, Barenboim considers the orchestra to be “the best armour against the stupid humiliations they suffer daily”. But while most Palestinians welcome Barenboim's commitment, which has involved setting up a musical kindergarten in Ramallah in memory of Edward Said, many artists passionately feel that their purpose is to tell Palestinian stories in their own way, that it is dishonest to gesture towards reconciliation in art before political reconciliation is achieved. And sometimes they need to rage.

» As with everything in the occupied territories, politics are only a breath away, even when the talk is of Mozart and Tchaikovsky. For Tarazi, the very act of reaching for a violin and starting to play is itself an act of resistance and dignity, and an attempt to forge (or reignite) a national culture and identity. With music, she says, “We are not only resisting occupation but trying to educate a young generation to stand up to the challenges of being a nation.” For her and her colleagues, the struggle to forge a cultural life will go on long after the West-Eastern Divan Orchestra has left. »


Oui et non dans tout cela... Le débat n’est pas neuf et il ne sera pas clos tant qu’existera la politique et que la politique s’exprimera par des forces et les tensions qui en résultent. Il suffit de savoir que le problème existe et qu’il est soulevé.

Il reste l’acte de Barenboïm-Saïd et la tentative qu’il illustre. On ne prétend rien démontrer et qui n’a pas ressenti un instant d’émotion puissante en voyant l’image de Barenboïm conduisant l’orchestre et de la photo de Saïd fugitivement montrée par un balayage de la caméra, lors de la retransmission télévisée, — celui-là n’aura pas tous les éléments pour un jugement équitable de cette tentative Barenboïm-Saïd. En effet, l’émotion a sa place dans ce jugement, à côté de la raison et de l’intuition. Mais nous parlons d’une émotion d’une hauteur considérable, de celle dont la machination permanente du système dont nous sommes les jouets a appris littéralement à nous décerveler.

Leur tentative, en effet, c’est l’appel à l’esthétique comme outil de transcendance d’une situation du monde qui, laissée à ses seules apparences évidentes, ne peut susciter que le désespoir et le nihilisme. Mais il s’agit d’esthétique réfléchie, et leur propos rejoint au fond celui de Fellini dans Prove di Orchestra, — parce que la musique dans ce cas, celle d’un grand orchestre symphonique, est aussi une méthode et une pédagogie, par conséquent un apprentissage d’harmonie et d’unité du sens, par conséquent une remise en ordre avec la contrainte et la hiérarchie que l'ordre impose. (« Their idea was that the act of making music — which, by its nature, demands harmony and unity of purpose — could be combined with the practical benefit of young players from Israel and Arab countries simply living side by side each summer, learning a little about each other. »)

Faut-il aller plus loin dans le commentaire? Puisque nous parlons de “sens”, effectivement, une telle démarche n’en aurait guère. L’évidence nous parle, — celle de la musique, de l’harmonie de l’orchestre, de la puissance de l’amitié entre les grands esprits et les beaux caractères. Nous savons tous bien, confusément ou clairement, que la bataille du renouveau ne peut être menée au seul nom des vertus humanistes dont la machine à décerveler a fait son arme la plus redoutable (la force du Mal est de se maquiller en Bien, sorte de “Prove di Washington” si l’on veut) ; si nous ne lui ajoutons pas le Beau et la hauteur de l’esprit, la machination triomphe et le chaos s’installe.

L’hypothèse Barenboïm-Saïd a un sens, même si ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de ce qu’on sait. Elle nous parle d’elle-même, sans preuve ni démonstration nécessaires. Elle accuse tranquillement et avec une extrême sérénité le reste dont elle triomphe un instant ; elle est la parfaite application du précepte des antimodernes (« Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne ») parce qu’elle utilise la technique moderne, source du maléfice (le terme est pesé) qui nous frappe, pour mettre en évidence la hauteur et la beauté des fondements de la tradition du monde (la musique, l’harmonie du Beau et la nécessité du sens). Dans l’hypothèse Barenboïm-Saïd, il y a une tentative d’exorcisme de la pauvre humanité prisonnière du maléfice.