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13474 novembre 2024 (12H50) - Certains jugeront, comme moi-même de moi-même en cet instant, qu’il m’a fallu bien du temps avant de rencontrer une interprétation claire de l’Intelligence Artificielle (IA) qui me conduise en territoire connu du plus grand intérêt. Cela introduit, je nous avise que j’aborde cette affaire presqu’objectivement, comme d’une façon détaché, sans m’alarmer outre-mesure d’une possibilité qui nous conduirait à l’extinction de l’espèce, – la nôtre, l’arrogante, celle du « dernier homme » nietzschéen. Je juge en effet qu’alors, c’est que cette extinction était écrite, – quelle image étrange, – et que nous méritons parfaitement notre sort. Certains y verront l’Apocalypse-soft et le Jugement Dernier, d’autres une façon de clore l’Âge du Fer, ou Âge Sombre, ou mieux dit encore le Kali Yuga.
... Et ce qui est dit de l’IA pour aussi bien m’attacher à une pensée, est bien une catastrophe de fin de cycle qui mérite cette appréciation citée dans le texte référencée à l’instant ; – avec les perspectives de l’IA considérée hors des sottises de l’informatique et tous les “trans” qui vont avec, et présentées alors comme une belle possibilité de « phase terminale» :
« En d'autres termes, la phase terminale que nous vivons actuellement ne peut s'expliquer uniquement dans une perspective historico-politique, mais s'inscrit dans un cycle cosmique. Elle touche non seulement les cordes intimes de l'humain, mais aussi celles du divin... »
Bien, passons à l’objet du délit. Il s’agit d’un texte de RT.com du 3 novembre, qui nous fait rapport des observations d’un nommé Paul Graham,
« ...informaticien et auteur. [...]
» ... Graham, investisseur chevronné et cofondateur de Y Combinator, u accélérateur de startups et une société de capital-risque. »
Ce que monsieur Graham présuppose pour appuyer son raisonnement, c’est l’accélération exponentielle de l’usage de l’IA dans tous les travaux écrits, y compris et surtout les travaux écrits dont vous avez besoin pour développer votre pensée. On nous glisse quelques chiffres classiques sur l’enquête récente du Digital Education Council, avec 86% des étudiants utilisant l’IA dans leurs études, 28% utilisant l’IA pour “paraphraser des documents”, 24% pour concevoir et rédiger les premières ébauches de leurs travaux personnels de création. Bien, on voit où cela nous mène, au rythme, à la vitesse qu’on imagine, – et peu importe, n’est-ce pas, la véracité de la prospective car aujourd’hui le pire du pire est absolument nécessaire.
Suivons le raisonnement de monsieur Graham.
« La raison pour laquelle tant de gens ont du mal à écrire est que c’est fondamentalement difficile. Pour bien écrire, il faut penser clairement, et penser clairement est difficile. »
Il explique que le développement de la technologie a permis aux gens de « sous-traiter l’écriture à l’IA » (je retiens l’expression, elle est tout simplement délicieuse, un vrai chateaubriant). Donc, plus de nécessité d’apprendre, d’engager un “nègre” ni même de plagier.
« “Je suis généralement réticent à faire des prédictions sur la technologie, mais je suis assez confiant à ce sujet : dans quelques décennies, il n’y aura plus beaucoup de gens qui sauront écrire. »
Graham reconnaît bien volontiers que les nouvelles technologies font disparaître des métiers, ou en réduisent le nombre.
« Mais, dit-il, le fait que les gens ne sachent pas écrire est mauvais... [...] Un monde divisé entre ceux qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas est plus dangereux qu’il n’y paraît. Ce sera un monde de ceux qui pensent et ceux qui ne pensent pas. ».
Je reconnais aisément que les arguments et les formes de raisonnement de Graham, les concepts qu’il utilise sous leur forme la plus basse, ne sont pas très impressionnants, et même assez médiocres, au ras du sous-sol. Mais il parvient à décrire une situation donnée qui soulève quelques questions de bien plus haute volée et d’une nature complètement différente.
« Ce ne sera pas une situation sans précédent... [...] A l’époque préindustrielle, le travail de la plupart des gens les rendait forts. [...] Aujourd’hui, si vous voulez être fort, vous devez vous entraîner. Il y a donc toujours des gens forts, mais seulement ceux qui choisissent de l’être. [...] Eh bien, ce sera la même chose avec l’écriture. Il y aura toujours des gens intelligents, mais seulement ceux qui choisissent de l’être ».
Bien entendu, la réflexion se situe à un niveau de bassesse qui m’horrifie. L’écriture, c’est-à-dire la parole et la pensée, ne sont pas simplement, seulement, des moyens d’être “forts”. Si je devais les qualifier dans le monde qui se dessine ainsi, je dirais que ce sont des moyens d’être des dissidents, des gens qui refusent d’être esclaves, des ennemis mortels de l’idiotie atonique et du vide entropique que nous offrent toutes les formes d’hyper-modernité au pas de l’oie (voyez de ‘1984’ à ‘Fahrenheit 451’).
Mais laissons là les querelles de procédure, dans lesquelles je ne m’aventure pas. Je prends le propos de Graham pour ce qu’il est, de l’évolution sublime et catastrophique de l’IA que tout nous annonce. Alors, c’est bien plus encore, ce qui est esquissé et évidemment nullement compris et encore moins exploité lorsque le nommé Graham écrit :
« Pour bien écrire, il faut penser clairement, et penser clairement est difficile. »
Ce qui pourrait être dit encore plus vite, par cet axiome absolu : “pour penser, il faut écrire (c’est-à-dire parler une langue)”. C’est l’amorce du fondement de la logocratie, dont on sait que je suis un partisan total. Cela est présenté dans le livre qui fait référence à cette question, pour mon cas décidément, à une conférence de Georges Steiner de 1982, à Bruxelles, reprise dans son livre ‘Les Logocrates’, de L’Herne, 2003. (Il y est fait longuement allusion, par rapport à ma position, dans divers textes dont les deux suivants notamment : dans « Ma vérité-de-situation », du 18 octobre 2015, et dans « Les bâtisseurs de vérité », du 19 décembre 2022. Les différentes citations qui suivent en sont extraites, outre celles du bouquin de Steiner.)
Dans son livre, Steiner expose la thèse des logocrates concernant l’apparition du langage comme un acte de transcendance d’autant plus qu’aucune certitude scientifique n’explique l’apparition du langage (à ce point, l’on parle du “Verbe”, du ‘logos’, parlé et écrit confondus) :
« Pour simplifier à outrance, la théorie “transcendante” du langage postule un processus ou un moment de “création spéciale”. Elle soutient que la notion de “pensée préverbale” est, littéralement, dénuée de sens. Elle rejette l’idée que les schémas évolutifs de mutation, de sélection compétitive et de spécialisation puissent donner une explication cohérente des relations, presque tautologiques, entre l’identité de l’homme et l’image que celui-ci fait du langage. (Il est intéressant de rappeler que Thomas Huxley, vers la fin de sa carrière, en arrive à la conclusion que le darwinisme n’avait offert aucune explication cohérente des origines du phénomène du langage). »
Comme les logocrates radicaux affirment que cette “alimentation transcendante” du langage se poursuit tout au long de l’emploi, insufflant dans le langage lui-même des facteurs fondamentaux, également transcendants, de la pensée, l’abandon du langage au profit de l’IA signifie bel et bien une marche endiablée vers l’abandon de toute pensée créatrice et novatrice, donc une marche vers l’idiotie générale. Si l’on suit monsieur Graham, c’est bien sur une voie proche, sinon sur la voie de la crétinisation absolue que nous sommes en marche, qui achève l’abandon du divin et l’expulsion de la ‘Behausung der Sprache’.
« Le point de vue “logocratique” est beaucoup plus rare et presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l’incipit, dans le langage de l’homme. Il part de l’affirmation selon laquelle le logos précède l’homme, que “l’usage” qu’il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas propriétaire de la “maison du langage” (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus… »
Tout cela s’accorde parfaitement avec les divers signes de la fin d’un cycle avec la fin du ‘Kali Yuiga’, avec notre enthousiasme presque émouvant, presque juvénile, presque plein d’un enthousiasme de fan d’un club finaliste de Coupe d’Europe et de l’exaltation d’un Robert Kagan décrivant les prochaines deux douzaines de guerre de cancellation massive. Tous ces gens ont abandonné la ‘Behausung der Sprache’ et, de ce fait, le privilège magique du logocrate ; et l’AI, en tuant la magie du logocrate pour notre bien-être d’idiots, l’a sauvegardé pour le prochain cycle...
Tout cela s’accorde parfaitement (suite) avec les conceptions de Joseph de Maistre, rappelées par Steiner comme l’un des plus grands logocrates de nos langues ex-civilisatrices :
«[i]l existe un accord ontologique entre les mots et le sens parce que toute parole humaine est l’émanation immédiate du ‘logos’ divin. » [...] « [Maistre] fit valoir la congruence essentielle existant entre l’état du langage, d’un côté, la santé et les fortunes du corps politique de l’autre. En particulier, il découvrit une corrélation exacte entre la décomposition nationale ou individuelle et l’affaiblissement ou l’obscurcissement du langage : “En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage”… »
... Enfin, qu’y a-t-il à redire à tout cela ?! Tant il est vrai qu’en devenant magnifiquement et irrésistiblement idiots, on se décharge de ce poids irritant et écrasant qu’est le fait de penser, et plus encore de penser “à l’aventure” de la connaissance des choses qui nous dépassent... Œil fixe et geste mécanique ? “Fin de cycle, passons au suivant”.