Liberty Valance et le mauvais génie de la presse

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Liberty Valance et le mauvais génie de la presse

“This is the west sir; when the legend becomes a fact, print the legend.”

Tocqueville dit la même chose :

 « Ce qu'ils cherchent dans un journal, c'est la connaissance des faits; ce n'est qu'en altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à son opinion quelque influence. »

Ce qui vaut dans Valance c’est l’introduction. Et la conclusion : on parle du récit recyclé et réinterprété de la réalité, et ce n’est pas rien. Le développement du film est certes bien et intéressant : il y a un excellent méchant, Lee Marvin, on a des bons et d’une lutte du bien contre le mal, du droit contre la nature – ou la brutalité.On a un fantastique moment de tension-dissuasion (« Pick my steak Liberty, pick it up… Just try it Liberty, just try it.  »). On a aussi le développement de la démocratie et de la vie politique et on apprend alors plein de choses sur le cirque électoral et les hôtels comme centres de la vie publique (surtout quand on n’a pas lu John Boorstyn). Mais tout de même, rien ne vaut l’introduction du film et sa dimension royale et surnaturelle. Elle est sépulcrale cette introduction, c’est comme si on avait su filmer en France la basilique de Saint-Denis et le linceul pourpre où dorment les rois morts…

Et comme tout est important dans cette introduction, Ford souligne les changements : le train ; le télégraphe ; le téléphone. Macluhan et Paul Virilio vont passer par là…

Disons-le sans ambages, les deux héros de ce film de légende, de ce testament de l’âge d’or du cinéma ne sont pas Wayne et Marvin, Stewart et Valance, mais la presse et le cercueil de Tom. La presse c’est la réécriture de l’histoire comme le dit Tocqueville, et le cercueil c’est le soldat inconnu, le grand homme oublié – ici John Wayne tout de même. Le cercueil c’est l’absence de l’ami – et c’est la fin de l’ouest. C’est aussi la bouleversante Vera Miles en vieille fiancée éplorée, et le noir Pompée écrasé. Quelques secondes de galactique intensité. Non pas le mystère de la mort, mais son écarlate intensité – sa rogue brutalité. Et s’il n’y avait rien après la vie ?

Mais la légende de l’homme qui tua Liberty Valance est surtout une critique du monde des westerns, du monde de la fiction, du recyclage de la réalité en storytelling bon pour la consommation des masses. Certes on critique sans condamner (il ne manquerait plus que ça). On cite encore Maupassant maître de Walsh ou de John Ford – comme de Lovecraft) qui éclaire si bien John Ford :

« Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. »

Ce récit varié et avarié est ici le domaine de la presse donc. « Quand la réalité ne nous convient pas, nous imprimons la légende. » C’est une des phrases les plus importantes du monde que le rédacteur du Shinbone stardit ici. Et James Stewart en vieux sénateur peu commode explique que c’est parce qu’il fut un jour licencié de ce journal qu’il répondra à une interview-vérité qui va mécontenter la presse. Paradoxalement le twist scénaristique qui réoriente l’histoire (ce n’est pas Stewart qui a tué l’autre, c’est Wayne, et dans le dos encore…) ne va pas décevoir le public mais au contraire le passionner, relancer l’action. Pas besoin d’incriminer la postmodernité ici, on peut se rabattre sur Bergson et le rire. Notre philosophe écrit sur l’oblicité de la stratégie narrative :

« Tantôt le drame ira droit au but ; il appellera, du fond à la surface, les passions qui font tout sauter. Tantôt il obliquera, comme fait souvent le drame contemporain ; il nous révélera, avec une habileté quelquefois sophistique, les contradictions de la société avec elle-même ; il exagérera ce qu’il peut y avoir d’artificiel dans la loi sociale ; et ainsi, par un moyen détourné, en dissolvant cette fois l’enveloppe, il nous fera encore toucher le fond. »

C’est exactement ce que fait ici Ford et cela n’a rien de révolutionnaire. Pourtant comme on est en 1961 (année de notre naissance), en l’an I de la fin du monde de l’âge d’or hollywoodien et du western classique, cela fait du mal. Le cinéma perd la naïveté de Lourcelles, l’innocence de Kierkegaard ou cette grâce au sens de Kleist ? Ce dernier écrit dans ses admirables Scènes de la vie des marionnettes :

« Je dis que je savais fort bien quels désordres produit la conscience dans la grâce naturelle de l’homme… Une force invisible et inexplicable semblait contraindre, comme un filet de fer, le libre jeu de ses gestes. Un an plus tard, on ne trouvait plus trace en lui de la grâce charmante qui faisait naguère la joie de ceux qui l’entouraient. »

Fin du cinéma donc : c’est l’autre sujet de ce film. Bien entendu il y aura toujours des comédies et des effets spéciaux, et du film de boucher pour festival. Mais fin du classicisme ou fin de l’âge d’or. Car qui va comparer Kasdan ou le vieux Clint à John Ford ?

On reprend sur la presse.

La presse et Tocqueville :

« La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs. »

Oui, et James Stewart commence par le journalisme – et par l’enseignement - ici. Il est ce qui va asseoir sa future vie politique. Il attaque nommément Liberty dans ses articles. Le personnage d’O’Brien est très bon comme tous les seconds rôles de ce film-somme sur l’univers balzacien de John Ford. Le film montre le génie d’une démocratie ubiquitaire et décentralisée et c’est ce génie hic et nunc qu’incarne Stewart dans le film. Malheureusement on l’enverra à Washington et les sénateurs aideront à l’édification de la république des lobbies, du régime présidentiel et du Deep state administratif devenu fou et si moderne.

Tocqueville écrit joliment :

« Les États-Unis n'ont point de capitale: les lumières comme la puissance sont disséminées dans toutes les parties de cette vaste contrée; les rayons de l'intelligence humaine, au lieu de partir d'un centre commun, s'y croisent donc en tous sens; les Américains n'ont placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus que celle des affaires. »

Avec James Stewart la démocratie juridique et la presse les lumières parviennent à la petite ville et c’est de cette lumière que tombe amoureuse Vera Miles (en fait c’est faux, elle tombe amoureuse du beau vainqueur blessé de ced duel truqué) :

« Aux États-Unis, il n'y a presque pas de bourgade qui n'ait son journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne peut établir ni discipline, ni unité d'action: aussi voit-on chacun lever sa bannière. »

Tocqueville remarque aussi la vulgarité de la presse US qui adore les attaques personnelles (Liberty Valance) et délaisse les débats d’idées

« L'esprit du journaliste, en Amérique, est de s'attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s'adresse, de laisser là les principes pour saisir les hommes; de suivre ceux-ci dans leur vie privée, et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices. »

Enfin on apprend grâce à la presse à préférer le storytelling à la réalité (et comme on sait on n’a pas terminé…) :

« Ce qu'ils cherchent dans un journal, C'est la connaissance des faits; ce n'est qu'en altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à son opinion quelque influence. »

Tocqueville ne se faisait aucune illusion sur la presse américaine mais terminait :

« C'est un axiome de la science politique aux États-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d'en multiplier le nombre. »

Un mai vendeur de journaux me racontait jadis à Paris qu’il vendait 300 titres de revues… automobiles. On est loin de Démosthène…

La presse comme simple avatar du règne de la quantité ? La fin du film montre bien en tout cas ses limites.

Mais reprenons. On a dit que le développement du film est moins important que le reste, qui est admirable ; et on a été un peu dur. Car tout ce développement impeccable insiste sur un point précis : la faiblesse de la loi, du pauvre James Stewart (son courage maladroit est suicidaire) et le triomphe de la force physique, et de la vitesse aux armes. Or s’il n’est pas tué avant la fin du film c’est aussi grâce au « grand invisible » John Wayne, qui s’avère finalement plus son ange gardien (ne l’appelle-t-il pas Pilgrim, pèlerin ?) que son rival en amour. Le Morholt Lee Marvin sait ici de quoi il parle, quand au soir de l’élection il tonne : « you have been hiding behind his gun too long. » Wayne se sacrifie et sacrifie son amour en abattant Valance comme un chien (« cold blood murder »), et il espère que c’est pour la bonne cause. La fin de sa triste vie semble un lent et sûr suicide. 

Rappelons que pour Tocqueville le triomphe de la loi en Amérique est très relatif (cf. Juge et hors-la-loi). On est ici toujours à la frontière :

« Parmi eux, l'empire des lois est faible, et celui des mœurs plus faible encore. Cependant ces hommes exercent déjà une grande influence dans ses conseils, et ils arrivent au gouvernement des affaires communes avant d'avoir appris à se diriger eux-mêmes. »

Ce que montre donc Lee Marvin, c’est que la loi (Stewart) se cache derrière le gun de Wayne qui lui-même est flanqué de son noir Pompée armé de sa carabine. Car sans Pompée que vaudrait ici Doniphon ?

Ce n’est pas un hasard si on se refuse toujours en Amérique au contrôle des armes. Marvin a peur de Doniphon-Wayne en qui il reconnait son émule. Et pour eux abattre un faible est du nanan. Gustave de Beaumont :

« Il y a dans le caractère de l'Américain un mélange de violence et de froideur qui répand sur ses passions une teinte sombre et cruelle… On trouve, dans l'Ouest, des États demi-sauvages où le duel, par ses formes barbares, se rapproche de l'assassinat. »

On voit donc encore ici que pour les Américains (voyez Wichita) la loi doit être forcée et appliquée brutalement. Le revolver (la carabine) de Wayne est indispensable à l’idéalisme naïf de Stewart (pilgrim) et à cette étrange civilisation. Comme dit rudement Baudelaire traducteur de Poe et ennemi de la civilisation moderne Made in America, « chacun, sergent de ville de l’opinion, fait la police au profit de ses vices. »

Film de la galaxie Gutenberg, L’Homme qui tua Liberty Valance établit le règne de l’écrit sur l’oralité. L’homme qui s’alphabétise et écrit les lois triomphe sur les autres. Platon nous avait mis en garde contre ce phénomène dans son Phèdre, mais est-ce si grave ?