Libye-al Qaïda : «for real or just for show»?

Bloc-Notes

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1122

Il est remarquable d’observer l’insistance avec laquelle les Israéliens, par des voies officieuses, ne cessent de taper sur le clou des islamistes en Libye, au sein des forces rebelles. C’est le cas du site Debka.com, ou DEBKAFiles, dont on devrait savoir les proximités avec le Mossad. Ce site publie un “rapport spécial”, le 1er septembre 2011, particulièrement venimeux pour l’administration Obama, et accessoirement pour l’OTAN et les pays européens conquérants (la France et “sa guerre”, et le Royaume-Uni).

DEBKAFiles cite d’abord les “prudentes”, ou disons prudentissimes, remarques du conseiller d’Obama pour le terrorisme, John Brennan… Aimablement, DEBKAFiles indique que le LIFG, – initiales de Libyan Islamic Fighting Group pour désigner les combattants islamistes recyclés “fréquentables” au sein des forces rebelles, – doit être compris comme “ Al Qaeda's Libyan Islamic Fighting Group offshoot”.

«Some members of the LIFG in the past had connections with al Qaeda in Sudan, Afghanistan or Pakistan. Others dropped their relationship with al Qaeda entirely. It seems from their statements and support for establishing a democracy in Libya that this faction of LIFG does not support al Qaeda. We'll definitely be watching to see whether this is for real or just for show.»

Le texte donne quelques indications sur des documents qui auraient été retrouvés dans des archives des services du régime Kadhafi, montrant les préoccupations de Kadhafi à l’égard des développements islamistes dans le pays, al Qaïda or not al Qaïda. D’une façon plus générale, la thèse implicite développée par DEBKAFiles est que les USA, pourtant avertis par Kadhafi, n’ont tenu aucun compte de ses avertissements. Les derniers développements et révélations, notamment concernant le rôle des islamistes dans la prise de Tripoli et la position de leur chef, Abdulhakim Belhadj, … «confronts the US administration with the sole choice of accepting this fait accompli, especially after American reporters discovered in Muammar Qaddafi's abandoned intelligence headquarters files attesting to the former Libyan ruler's campaign against Al Qaeda's Libyan recruits and outside infiltrators. Those files contained a map charting the day to day movements of al Qaeda and other extremist Muslim operatives in the country and their current addresses.

»They also found documentary evidence of the close reciprocal ties Qaddafi maintained with Western counter-terror agencies, sharing with them the data his agencies gathered on al Qaeda movements.»

DEBKAFiles développe ensuite une argumentation serrée contre l’administration Obama et l’OTAN, terminant par l’annonce que Kadhafi a décidé de développer à fond une nouvelle tactique en cherchant à établir des liens avec les islamistes (dito al Qaïda, ou le faisant fonction de…). L’idée est que Kadhafi juge que les islamistes vont rapidement entrer en conflit avec d’autres forces rebelles, éventuellement avec l’OTAN qui est en Libye pour “protéger les civils” comme chacun sait, et que lui-même peut trouver là une alliance de circonstance intéressante.

«1. Nothing was said about Washington's reaction should the LIFG turn out in the future to pursue al Qaeda's political, religious and terrorist agenda “for real” and not “just for show.” Will the US accept the LIFG commander Belhadj's role as commander of Tripoli or take action to remove him? And what if its leaders are shown to be working closely with Al Qaeda in the Maghreb – AQIM?

»2. How could the Obama administration subscribe to NATO placing British and French special forces at the forefront of the battle for the rebel conquest of Tripoli in direct violation of the UN Security Council confining NATO's intervention to air strikes - and only when they needed save civilian lives?

»Our military experts stress that without those troops on the ground and NATO's constant aerial pounding of Qaddafi's forces, the rebels would never have taken the Libyan capital - or much else outside their home base of Benghazi.

»The Libyan venture has therefore placed the United States in the anomalous position of opening the Libyan door to rebels allied with groups owning a strong al Qaeda background while at the same time fighting similar groups in Afghanistan, Pakistan, Iraq and Yemen.

»3. What message does the Libyan episode send al Qaeda and other Islamic extremist organizations? Might they not infer that the US and NATO will fight their battles against autocratic regimes in other countries?

»4. Muammar Qaddafi while fighting for his life around Sirte was quick to pick up on the real balance of strength. He concluded that if it is permissible for the US, Britain and France to back forces aligned with Al Qaeda, he might profitably tread the same path.»

Il y a donc bel et bien une narrative en marche concernant l’aspect “terroriste” (al Qaïda ou pas), ou d’alimentation directe ou indirecte du terrorisme, du conflit libyen. Cette narrative est renforcée et d’une certaine façon substantivée par l’alarme sonnée de divers côtés à propos de lots d’armements libyens qui se seraient volatilisés, éventuellement vers des groupes terroristes non moins divers. Parmi ces lots d’armement, il y a l’hypothèse toujours dévastatrice de lots de missiles portables sol-air (notamment des SA-7 et des SA-23 russes), en théorie très efficaces contre les innocents aéronefs du bloc américaniste-occidentaliste (bloc BAO). Cette fois, le susdit bloc BAO lui-même coopère activement dans la diffusion de l’alarme et de la préoccupation, avec notamment les Britanniques et, surtout, les USA. (La CIA est très active en Libye dans la recherche d’armements volés ou détournés ; Hillary Clinton en a parlé avec ses collègues et avec préoccupation, lors de la réunion à Paris des nombreux “Amis de la Libye”.) Le Guardian du 2 septembre 2011 consacre un article à cette question. Il mentionne les inquiétudes plus précises de divers pays et personnalités, notamment dans des pays limitrophes de la Libye (dont l’Algérie, dont on connaît la position très hostile aux rebelles).

«Officials in Mali confirmed last week that a leader of the country's last Tuareg rebellion had been killed on his way back from fighting for Gaddafi. Though the circumstances were confused, Reuters quoted a military official in Mali saying that Ibrahim Ag Bahanga was killed as he smuggled weapons across the border from Libya. “He had got his hands on lots of weapons in Libya … and he hid them on the border with Algeria and Niger,” the official said.

»US officials were reported as saying that a small number of Soviet-made SA7 missiles from Libya had reached the black market in Mali, where al-Qaida in the Islamic Maghreb has been active. Other regional governments fear that the region could become even more lawless due to an influx of weapons and fighters from Libya's conflict.

»Earlier this week, Algeria's foreign minister said his government was certain that al-Qaida's north African affiliate had obtained weapons on the black market that flourished during the Libyan civil war. Mourad Medelci said countries across North Africa had seen proof “on the ground” that al-Qaida in the Islamic Maghreb had taken advantage of instability in Libya to procure weapons with which to expand its campaign of terrorism. “It's not just a worry or a feeling, it's a certainty,” Medelci told French radio. He said that Libya was vulnerable to terrorists taking refuge within its borders and using the country as a springboard for terrorism throughout the region, AFP, the French news agency, reported.

»Pieter Wezeman of the Stockholm International Peace Research Institute, Sipri, which monitors the arms trade, said Gaddafi imported hundreds of French-made Milan guided missiles and Russian SA 24 missile launchers adding to an arsenal which included some 20,000 older short-range surface-to-air missiles. “Many of those, we know, are now not accounted for, and that's going to be a concern for some period of time,” General Carter Ham, head of the US military's Africa Command, told the Senate armed services committee in April.»

For real or just for show”, cet aspect d’alimentation du terrorisme par le conflit libyen, et notamment au sein de la nouvelle direction libyenne ? En vérité, quelle importance ? Il semble bien que la machinerie de la communication, soutenue par des narratives solides comme celle montée par le Mossad, avec la bénédiction implicite du colonel-fantôme Kadhafi, soit en marche pour développer l’idée du bloc BAO se jetant tête baissée dans le piège tendue par les islamistes. Peu importe que ce soit “for real or just for show”, comme dit le conseiller d’Obama pour le terrorisme ; à partir d’un certain volume d’affirmations, et d’un montage acceptable d’une narrative, l’affaire devient sérieuse par le biais de la communication, qui est aujourd’hui un facteur constitutif de la “réalité” bien plus puissant que les faits, et elle ne peut plus être écartée. Dans ce cas, la narrative, qui ne l’est peut-être pas, semble l’être de moins en moins ; elle devient simplement une version spécifique et ordonnée d’une réalité extrêmement incertaine, extrêmement manipulée, etc., et, par conséquent, une version pas moins acceptable que beaucoup d’autres.

La question est de savoir dans quelle mesure cette narrative (Libye-al Qaïda) a des chances de prendre assez sérieusement pour devenir un facteur majeur de la narrative plus générale de la crise libyenne (là aussi, la “réalité” est d’abord le résultat d’une compétition entre diverses narratives). Actuellement, la narrative du bloc BAO est que l’affaire libyenne est une complète victoire, que la vertu démocratique et les droits de l'homme sont du côté des rebelles, qu’il s’agit d’une véritable révolution, etc. L’acceptation de cette narrative dans certains milieux est stupéfiante d’unanimisme, notamment, – un exemple mais exemple accablant en vérité, – dans le monde français, ou parisien plutôt, de l’information et de l’opinion, presse-Système au sens le plus large. (Entendre un clown dodelinant comme Alain Duhamel conclure que l’affaire libyenne est, “c’est simple, la seule chose que la France ait fait de bien de ce côté de la Méditerranée, depuis avant la crise de Suez de 1956”, – phrase prise au vol au Grand Journal de Canal +, le 2 septembre, – cela paralyse un peu le commentaire, car la servilité de la pensée conduite à ce degré a sur le moment un effet anesthésiant sur l'esprit critique, – très temporaire certes, mais accablant…)

Pourtant l’affaire libyenne est aussi le reflet du désordre du monde et n’a rien à voir, du point de vue de la communication, avec, par exemple, l’Irak à ses débuts. Il y a deux puissants acteurs de la communication du bloc BAO, – l’instigateur général de la “réalité” réduite à un affrontement de narratives, – qui ont une position extrêmement divergente.

• D’une part, évidemment, l’acteur israélien, comme on en peut juger avec l’analyse du site Debka.com. On connaît l’habileté, l’opiniâtreté, l’aspect retors des Israéliens dans le domaine de la manipulation et de l’arrangement de la “réalité”, et dans l’art de la narrative. Or, dans ce nouveau désordre du monde, qui est une situation complètement différente de l’immédiat après-9/11, et surtout depuis le “printemps arabe” qui met Israël dans une situation terriblement ambiguë, quelques positions d’Israël peuvent devenir “objectivement” intéressante par rapport aux positions générales standard du Système, c'est-à-dire en situation d'antagonisme intéressante. Dans le cas libyen, Israël observe une position officielle d’une neutralité réticente, mais officieusement (voir DEBKAFiles) pétrole à fond contre les rebelles victorieux et ne perd pas une occasion de rappeler que Kadhafi n’était pas un si mauvais bougre que cela. C’est un point essentiel de la situation de la communication.

• D’autre part, l’acteur américaniste est plus qu’incertain, comme on l’a vu avec la réaction de John Brennan. Il y a une partie importante de la direction politique générale washingtonienne qui considère l’affaire libyenne avec réticence. Là aussi, le paradoxe est roi, puisqu’on trouve rassemblées des positions générales contraires, – d’une part le mouvement antiguerre qui s’est dévoilé ces derniers mois, surtout au Congrès et au sein du parti républicain ; d’autre part, les obsédés du terrorisme, qui restent en bon nombre malgré tout, et qui sont sensibles à la narrative rebelles-al Qaïda. Il ne faut pas oublier non plus que tout ce beau monde (surtout les “obsédés du terrorisme”) a fait son habituel voyage de remise en forme communicationnel en Israël au mois d’août, et nombre de députés et sénateurs US ont du être gavés, off the record, des soupçons venimeux des services israéliens contre la nouvelle direction rebelle. Dans ce cas, la scandaleuse influence israélienne à Washington a des effets paradoxaux qui ne laissent pas d’être ironiques, conformément aux effets insaisissables du désordre du monde dans les rouages et les composants du Système, avec le système de la communication en position de Janus. On ajoutera que le rôle secondaire, du point de vue de la narrative de la “campagne” militaire sans aucun doute, joué par les USA dans l’affaire libyenne aux profits d’alliés si suspects que sont la France et le Royaume-Uni, anime également la vindicte naturelle qui est l’attitude courante aujourd’hui à Washington, et renforce d’autant la narrative rebelles-al Qaïda.

Puisque nous sommes dans le domaine de la communication, ajoutons que nous approchons de la date sacrée du dixième anniversaire de 9/11. Le tsunami impétueux et pompeux de larmes, de soupirs, d’imprécations, de discours enflammés et vengeurs sur la civilisation menacée qui va nous submerger pendant deux ou trois semaines n’est pas vraiment favorable à l’indulgence pour tout ce qui fleure de près ou de loin son al Qaïda, surtout dans tous ces esprits extrêmement courts des serviteurs du Système. Le doute qui entoure la direction rebelle et les troupes qui ont permis la victoire de Tripoli va en être entretenu avec une force à mesure. La narrative rebelles-al Qaïda a donc de beaux jours devant elle, et peut-être pourrait-elle même supplanter la narrative actuellement officiellement admise d’une victoire de la civilisation et de la démocratie du bloc BAO. C'est à considérer avec une certaine satisfaction.


Mis en ligne le 3 septembre 2011 à 08H05