L’identité perdue de la nation britannique

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L’identité perdue de la nation britannique


4 mai 2006 — Les Britanniques votent aujourd’hui (élections locales) dans une atmosphère de malaise et de crise. Cela touche le parti travailliste au pouvoir bien sûr, mais tous sont affectés par cette situation.

L’esprit de l’Angleterre est entré dans les zones incertaines du malaise national. Les péripéties électorales et les ennuis de Tony Blair en sont un signe parmi d’autres. Pour tenter d’y comprendre quelque chose, il faut laisser de côté les jacasseries propagandistes sur le “modèle anglo-saxon”, destinées surtout aux intellectuels Rive-Gauche qui les gobent comme autant de grains de poudre de perlimpinpin. Il faut passer aux choses sérieuses.

La revue Foreign Policy publie un article de David Goodhart, éditeur de Prospect, au titre évocateur : “Union Jacked”, dans son numéro de mai-juin 2006. On y trouve par exemple ceci :

« … Britain seemed to evolve from an imperial to a postnational sense of itself without passing through the popular national revolution to align the nation and the state, as classically exemplified by France. Until recently, this fuzziness about national identity was considered a blessing. But suddenly the celebration of postnational, cosmopolitan Britain has been eclipsed by the return of “security and identity” issues, which explains Brown’s new enthusiasm for the idea of national solidarity. »

Ce texte est très ambivalent, très incertain, comme l’état d’esprit britannique lui-même, parce qu’il semblerait restreindre le problème qu’il évoque à la “gauche” britannique (le Labour), et sa réalisation à Gordon Brown dont on sait qu’il est le probable futur PM. A notre sens, ces restrictions, quoique compréhensibles parce que compatibles avec le sens de l’article, limitent l’analyse du problème mais ne dissimulent pas qu’il y a ce problème, et qu’il est d’une vastitude sans précédent. C’est bien entendu ce qui nous intéresse.

On n’aura pas été sans remarquer que la référence qui vient sous la plume de Goodhart, lorsqu’il est question de l’affirmation d’une identité nationale (dans ce cas, « to align the nation and the state »), est “classiquement” l’exemple de la France. La référence vient même à Gordon Brown, après les salutations d’usage au “grand frère” US, et bien que cette référence française ne l’enchante guère, lorsque le futur PM fait un discours sur ce thème lors d’un séminaire de la “Fabian Society” : « In a speech at the conference, Brown asked: “What is the British equivalent of the 4th of July, or even the French 14th of July for that matter?… [W]hat is our equivalent of the national symbolism of a flag in every garden?” » (le “even” vaut son pesant de froggies).

On a déjà signalé une pensée similaire, dans un autre domaine, celui de l’armement, toujours pour cette question d’identité nationale cette fois exprimée au travers de la problématique de la souveraineté nationale. (Il s’agissait d’une intervention du professeur Taylor concernant l’autonomie de l’industrie de défense britannique : « Taylor suggested that the terminology used in the DIS white paper was “the language of France” in that it sought to safeguard UK defence industrial autonomy. ») Cette convergence entre une évolution politique et une évolution technique nous fait penser que le malaise britannique qu’on constate aujourd’hui est profond, qu’il affecte tous les domaines de la politique et de l’esprit, qu’il marque la possibilité d’un tournant fondamental dans la position de ce pays.

(Le jugement implicite sur la France est étonnant, — ou bien, typiquement britannique ; ceci revenant à cela. Ce pays, la France, est “officiellement” tourné en dérision par les médias et les commentaires habituels britanniques. Il est jugé comme dépassé, “ringard”, etc. Dans la réalité du malaise britannique, le jugement évolue exactement vers le contraire. Le repoussoir français devient un modèle. Le “modèle français”? Quelle ironie pour nos “déclinistes” français.)

Cela a bien entendu des implications au niveau de la politique. Il s’agit de la situation, à laquelle nous avons déjà fait allusion, d’une possible revue et révision générales de la politique centrale du Royaume-Uni, ses liens avec les Etats-Unis. Mais plus encore. La remarque de Goodhart sur l’Angleterre passant « from an imperial to a postnational sense of itself without passing through the popular national revolution to align the nation and the state, as classically exemplified by France » explique l’engagement britannique, qui peut sembler étonnant à des yeux français qui tiennent l’Angleterre pour une nation, en faveur d’un système économique et culturel (libre marché et globalisation) qui est naturellement anti-national et anti-identitaire. Si les Britanniques reviennent là-dessus et réfléchissent sur leur identité nationale, et finissent par conclure qu’il faut en venir à un modèle national affirmé, on se trouverait effectivement devant la perspective d’un événement fondamental.

Dans tous les cas, ce malaise et cette mise en question poussent vers quelques remarques en forme de conclusion temporaire:

• Contrairement à ce qui est avancé par les atlantistes britanniques, l’alliance américaine de l’Angleterre n’est pas une politique nationale (nationaliste). C’est une politique qui s’accorde à ce choix “post-national” qui met en question l’identité et la souveraineté nationales. On ne peut être allié des USA comme le sont les Britanniques depuis 1941 sans mettre en question fondamentalement son identité et sa souveraineté nationales. (L’idée est sous-jacente dans telle ou telle remarque de Goodhart, par exemple celle-ci : « The subtext underneath much of this discussion is that the British do not want to end up like the United States —which, for all its strengths, is racially Balkanized and highly individualistic with a threadbare welfare state. But how can Britons hold on to the European social model without the kind of homogeneity that created the model in the first place? The Fabians don’t have wholly convincing answers, but they are beginning to ask the right questions. »)

• Le danger principal n’est pas l’Europe, comme l’avancent les mêmes atlantistes lorsqu’ils sont eurosceptiques. Le danger est dans une Europe influencée par le modèle “post-national” ouvert à la globalisation et à l’économie de marché, — celle que favorise justement la politique britannique, au nom d’un argument paradoxalement nationaliste. Si une nation retrouve son identité et sa souveraineté, elle peut alors pleinement participer à un projet européen. Mais, certes, de Gaulle n’a pas attendu le malaise britannique pour nous dire tout cela.

• Les contradictions que les Britanniques sont en train de découvrir entre leur politique générale et la préservation de leur identité/souveraineté nationales sont loin d’être l’apanage des travaillistes (comme le texte pourrait le faire croire puisqu’il aborde cette question essentiellement du point de vue de la gauche). La droite conservatrice est encore plus en contradiction avec elle-même. Alors qu’elle se prétend nationale et défenderesse de l’identité et de la souveraineté, c’est elle qui a instrumenté principalement la sujétion britannique aux USA (Churchill, avec une relance en 1956-57 [MacMillan] et dans les années 1980 [Thatcher]). C’est elle qui a également lancé le Royaume-Uni sur la voie de l’économie de marché et, partant, vers un soutien très actif de la globalisation (Thatcher dans les années 1980).

• Le malaise britannique est général. Il touche tous les domaines de la vie publique. Il est similaire mais paradoxalement inverse dans ses effets au malaise français. La France est en crise parce que son identité est en crise et toute sa direction ne songe, pour résoudre cette crise, qu’à diluer et détruire ce qui lui reste d’identité dans l’“Europe” du marché libre, la globalisation, la bonne entente avec les USA, — bref, sauver le “modèle français” en le liquidant, à la façon que l’Amérique traite ceux à qui elle porte secours. L’identité nationale anglaise est en crise et certains dans la direction britannique commencent à se demander si le “modèle français” n’est pas la référence “classique” à suivre.