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257024 août 2007 — Que ceux qui se souviennent rassemblent leurs souvenirs. Nous sommes, disons, en 1969. Les Américains sont au Vietnam mais ils songent à s’en retirer, infortune faite. Nixon n’a qu’un mot à la bouche : “vietnamisation”. La responsabilité de la guerre doit passer sur les épaules de Thieu, le Premier ministre du Sud-Vietnam, considéré comme “un homme de Washington”, une “marionnette”. (Thieu commence effectivement à prendre un rôle politique et surtout militaire plus actif mais en restant dans le strict cadre sud-vietnamien, selon les consignes de Washington, et la séquence s’achèvera en 1972 avec les seules troupes sud-vietnamiennes terrestres face à l’offensive nord-vietnamienne finalement contenue, les USA jouant un rôle militaire seulement au niveau aérien, mais certes d’une importance très grande.) Maintenant, faites un peu d’“histoire-fiction” et imaginez cette situation de 1969 dans des prolongements différents. Imaginez que Thieu aille à Moscou voir Brejnev, à Pékin voir Mao, rencontrer à Hanoï l’“oncle Ho” mourant et, surtout, ses successeurs. Imaginez la tempête, la stupéfaction, l’incompréhension, la fureur de Washington, sans doute l’élimination de Thieu en deux ou trois semaines, — ou bien, Thieu, lors d’une de ses visites, préférant rester à Pékin plutôt que rentrer à Saïgon, n’ignorant rien du sort qui l’attend.
L’analogie entre l’Irak et le Vietnam est courante. Allons à son terme, pour en mesurer la différence essentielle. En trois semaines, le Premier ministre Maliki est allé en visite chez ses deux voisins, l’Iran et la Syrie, qui jouent, selon la “narrative” US de la guerre,— qui est également la conviction de l’essentiel de l’establishment de Washington, — le rôle que jouaient Pékin-Moscou et Hanoï durant la guerre du Vietnam. (Officiellement, la guerre du Vietnam fut, pour Saïgon, une lutte contre une guérilla interne, le Front de Libération Nationale, et nullement contre Hanoï qui occupait les seules pensées de Washington.) D’autres contacts de l'Irak avec les deux pays ont eu lieu, aux niveaux ministériels correspondants.
Encore n’ajoute-t-on pas au tableau que ces visites se concluent par des accords, qu’il y a aussi le cas des excellents rapports de l’Iran avec l’Afghan Karzaï, lui aussi “marionnette” d’un Washington qui ne rêve que d’écraser Téhéran sous les bombes et tient l’Iran pour principal responsable de ses déboires en Irak et en Afghanistan. Monsieur Maliki est toujours en place, depuis plus d’un an, et lorsque des sénateurs US (Levin et Warner) demandent son remplacement (cela aurait pris quelques jours dans le cas de Thieu en 1969), Maliki leur répond, de Damas où il est en visite, qu’il n’accepte pas cette ingérence dans la souveraineté irakienne et qu’il peut trouver «d’autres amis», — qui le sont déjà, puisqu’il s’agit de la Syrie et de l’Iran. Et Bush, qui ne cesse d’essuyer des rebuffades, est obligé de revenir sur ses précédentes remontrances à Maliki et l’assurer à nouveau de son soutien. Dans ce cas, face à Levin-Warner, Bush est trop faible dans sa position irakienne pour abandonner sur le champ Maliki. Il l’abandonnera peut-être, si la pression washingtonienne devient trop forte, mais il faudra voir alors ce que fait Maliki tandis que Bush aura lui-même affaibli sa position à Washington.
L’élément confessionnel joue un rôle important en Irak, alors qu’il jouait un rôle plus confus au Sud-Vietnam parce que sans référence extérieure (l’opposition bouddhiste au pouvoir sud-vienamien ne fut jamais décisive si elle fut importante). Mais l’explication confessionnelle n’est pas non plus décisive pour la politique extérieure irakienne. L’explication est trop courte, notamment avec la Syrie, à forte majorité sunnite. Ces rapports de l’Irak avec l’Iran et la Syrie sont essentiellement politiques. L’analogie Irak-Vietnam se révèle sur cette question des “marionnettes” extraordinairement révélatrice parce qu’elle est valable mais parfaitement antinomique, le contraire, par le sens, d’une analogie historique, — une analogie à front renversé, si vous voulez.
Le comportement général et la politique du gouvernement irakien (même du prédécesseur de Maliki) forment un phénomène extraordinaire, comme ceux de Karzaï en Afghanistan. Ils ne sont rien de moins qu’une mesure de la formidable faiblesse de Washington, voire de son inexistence politique. Le fait de voir des “marionnettes” aussi patentées construire leur survie sur la coopération politique active avec ceux que Washington dénonce comme ses ennemis fondamentaux (même si la réalité politique aurait pu conduire à une situation toute autre, — mais Washington oblige) représente une situation sans précédent dans l’histoire des vicissitudes des politiques d’annexion indirecte et de protectorat des puissances expansionnistes. Il constitue une contradiction politique, historique et fonctionnelle insupportable. Il nous dit que, désormais, dès que Washington entreprend une conquête par le fer et par le feu, ses vassaux acquis par le fer et le feu n’ont qu’une seule chance de survie et une seule politique envisageable qui est celle de copiner avec les ennemis de théâtre de Washington, — et Washington laisse faire ; et les “marionnettes”, soudain, acquièrent de la substance et deviennent des acteurs presque autonomes, pas loin d’être hostiles à Washington dans certains cas...
Personne, à Washington, ne semble réaliser pleinement les implications de cette situation. Les seules analyses sont totalement surréalistes par leur irresponsabilité enfantine : spéculer sur la faiblesse des “marionnettes” si elles ne sont plus soutenues par Washington alors que c’est ce soutien qui affaiblit les “marionnettes” ; dénoncer l’incapacité des “marionnettes” de remporter les guerres que Washington a déclenchées, à la place de Washington qui est comme chacun sait, — “narrative” oblige, — la première puissance du jour et la plus grande puissance militaire que l’Histoire ait enfantée.
Washington, de Bush au sénateur Levin, n’a pas réalisé que la guerre de Washington n’est déjà plus une guerre de “marionnettes” qu’on manipule à souhait, que les “marionnettes” les valent bien, désormais, en crédit politique, et même en disposent désormais d’un plus important, et qu’elles ne sont plus par conséquent leurs “marionnettes”. Nous en venons ainsi au volet militaire puisque le volet politique décrit une impasse presque parfaite.
Dans une telle impasse qu’est la situation irakienne, une seule solution : le retrait ? Tout le monde (à Washington) le pense et le dit parfois, même si personne ne songe à comprendre les causes (le vide politique US) de l’impasse et en tirer les conséquences. Mais tout le monde n’ose insister jusqu’à imposer ce retrait, soudain saisi d’un doute. Il y a de quoi.
C’est-à-dire qu’il y a l’exemple britannique. Le retrait britannique, quoiqu’on nous rapporte à ce propos, est en train d’être entamé. Mais il prendra une bonne année, à cause de l’infrastructure, des structures de soutien, de la logistique des forces, des prudences obsessionnelles des autorités politiques pour éviter des pertes. On en a déjà mesuré les conditions, qui sont catastrophiques. Un an dans de telles conditions, c’est bien assez pour transformer ce retrait en calvaire, sans doute en “défaite” (les guillemets parce que nous parlons d’une image, qui est l’essentiel dans notre civilisation), peut-être en “déroute”. L’exemple britannique est, pour les Américains, totalement effrayant.
Les Américains n’ont plus les moyens ni la solidité politique pour décider et réaliser un retrait ordonné, “décent” comme l’on dit. Ils tiennent à peu près aujourd’hui, parce qu’ils sont déployés offensivement et soutenus par la “narrative” du “surge” militaire lancé en janvier. Ils en arrivent pourtant à craindre un “Tet” irakien. C’est la méthode des militaires US avec l’Irak : annoncer le pire possible pour donner l’impression éventuelle, si le pire ne se réalise pas, d’une situation “moins pire” qu’on craignait. Mais, cette fois, dit-on, l’alerte est sérieuse et les avertissements officiels semblent refléter une crainte opérationnellement crédible. Selon le Guardian d’ aujourd’hui :
«An American defence official, briefing journalists ahead of publication, said US forces are braced for “a mini-Tet”. He predicted that the attack could be timed to maximise political pressure on President Bush, when the US commander in Iraq, General David Petraeus, goes to Congress next month to provide an up-to-date assessment of progress.»
L’hypothèse militaire du retrait est effrayante. Il y a de bonnes chances qu’elle verrait la “marionnette” de service (Maliki ou son successeur si Maliki partait) se transformer en adversaire déclaré des USA, derrière les diverses milices et autres Sadr, pour ne pas être dépassé sur sa droite extrême, celle de l’hyper-nationalisme triomphant. Dans la situation de pression présente qui ne ferait que s’accentuer, toutes les forces politiques irakiennes en viendraient rapidement à accompagner ce retrait de leurs exigences, jusqu’à exiger que ce retrait devienne une défaite en bonne et due forme, puis une déroute tout simplement. Coincée dans la perspective de devoir s’aligner sur les plus radicaux, la “marionnette” serait la première à formuler cette exigence, pour gagner en légitimité à Bagdad. Les forces régulières irakiennes, “formées” par les forces US et si peu efficaces contre les “insurgés”, deviendraient efficaces contre leurs anciens instructeurs. Là aussi, et dans la logique de l’analogie antinomique Thieu-Maliki, il y a une analogie antinomique entre l’armée sud-vietnamienne, qui s’est débandée face aux communistes, et l’armée irakienne, qui choisirait plutôt de faire ce qu’elle fait déjà dans de nombreux cas : aider les “insurgés” ou se battre à leur côté en forces constituées.
Plus le temps passe et plus la tension monte à cause des rumeurs de retrait, plus la possibilité qu’un retrait se transforme en déroute va s’installer dans les “buts de guerre” des factions irakiennes (y compris la “marionnette”), plus cette possibilité va infester la psychologie américaniste. L’on en arrive à cette logique paradoxale : plus il faut partir, plus on résiste à cette nécessité de partir. Bush a été vivement critiqué pour son évocation, à propos de l’Irak, du retrait catastrophique du Vietnam des USA. Mais il se trouve qu’il est paradoxalement logique. Bush a installé en Irak une situation complètement folle mais il y a, à l’intérieur de cette folie, une logique spécifique. Bush dit : si l’on quitte l’Irak comme on a quitté le Vietnam, ce sera le désordre dans la région. Il est préférable de rester jusqu’à la victoire. (Bien sûr, ce point est spécifique au virtualisme présidentiel. A part Bush-Cheney et les “allumés” néo-conservateurs, plus personne n’ose avoir l’audace de croire à une victoire en bonne et due forme.) Nous pensons que le véritable raisonnement de cette logique va être de plus en plus dominé par la peur et conduire à une paralysie de facto: si nous quittons l’Irak maintenant, comme on a quitté le Vietnam, ce sera une déroute aussi (et surtout) pour les USA. A ce point, la logique normale reprend ses droits : plus on reste, plus le départ qui devient de plus en plus nécessaire a de chances (!) de se transformer en défaite/déroute et plus on diffère le départ.
Bruce Wydick, professeur d’économique à l’université de San Francisco, résume cela (dans USA Today du 15 août) en citant une loi économique, celle des “coûts grandissants” (“sinking costs”). Il nomme X les coûts déjà subis du fait de la guerre (matériels, hommes, etc.) et observe que l’un des arguments de Bush est de dire : “nous n’allons pas abandonner et capituler après avoir perdu X. Donc, nous restons pour gagner”. Mais si l’on reste, X augmente, renforçant encore l’argument de rester toujours plus longtemps. La victoire ne vient pas, la déroute serait encore plus coûteuse et le retrait est différé. L’impasse militaire duplique l’impasse politique. La logique est sauve.