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51484 septembre 2022 (11H35) – Il y a un article plein d’incertitude et d’interrogations angoissées, mais très intéressant pour le débat qu’il suggère, comprenant une implacable logique bien que cela suive le discours dément et insolite de Biden jeudi. Le texte est du commentateur américain Robert Bridge, qui écrit régulièrement pour RT.com. Bridge pose une question fort embarrassante (dans le titre) suivie assez curieusement d’une observation (dans le sous-titre) qui semblerait rendre futile cette question, – comme si l’on disait après une question qui semblerait lancer un débat, un constat abrupt qui semble régler le débat : “Il faudra bien”...
« La guerre civile est-elle possible dans l’Amérique de nos jours ?
» Devant un fossé apparemment infranchissable qui fracture la société, les sombres prédictions de conflit armé s’intensifient. »
Bridge développe nombre d’affirmations, de rappels, de constatations sur les événements qui secouent les USA depuis 2015-2016 sans aucun doute (et à mon sens, depuis plus longtemps comme on verra plus loin). Il note d’ailleurs, devant la profusion de constats d’incivilités, de mésententes, de haines furieuses d’un côté contre l’autre et vice-versa, que finalement on est peut-être d’ores et déjà “en guerre civile”. (On avait noté, ici et là sur ce site, qu’on pourrait parler d’une “guerre civile de communication”.)
Bridge fait cette remarque pour les événements de l’année 2020 avec la contestation BLM, jusqu’à l’élection présidentielle, jusqu’à la tentative de “coup d’État” (!) du 6 janvier, et il pourrait évidemment la prolonger jusqu’au “raid” du FBI au Mar-A-Largo de Trump et jusqu’au “discours sur l’âme de l’Amérique” de l’étrange président Biden... Bref, comme il le dit :
« On pourrait presque dire que les États-Unis, après avoir subi un été [2020] long et chaud de manifestations Black Lives Matter, suivi de la prise d'assaut du Capitole le 6 janvier [2021], connaissent déjà une guerre civile, mais elle n'a tout simplement pas encore été annoncée officiellement. »
Et pourtant, non, pas du tout. Il reste que Bridge poursuit sa quête incertaine, et nous le comprenons tout à fait parce que le 6-janvier ou le raid de Mar-A-Largo, ce ne sont tout de même pas la prise de Fort Sumter ni la bataille de Gettysburg. Ainsi reste-t-il dans cette complète incertitude jusqu’au bout, alternant, dans l’extrait ci-dessous, la force des causes qui mériteraient bien une guerre civile, l’incapacité où le citoyen-Netflix et le militant-Tweeter de prendre son fusil et de descendre dans la rue, et le constat que non, oui, peut-être, que nul ne sait dire...
Voici ce que nous dit Bridge, mettant en évidence d’abord cette sensation que beaucoup d’entre nous ressentent d’être “prisonniers” nécessairement consentants, – diable, nous sommes en démocratie, – de choses absolument inacceptables mais que nous devons tout de même accepter (ce n’est pas pour rien que la remarque nous renvoie au « Ce que tu viens de faire est i-na-dmi-ssible ! » de Derrida...) :
« Ce que beaucoup d'Américains trouvent si insoutenable, c’est qu’il semble n'y avoir aucune échappatoire, aucun moyen de se retirer, aucun moyen de protéger même les enfants des changements culturels en cours. L'année dernière, Stacy Langton, une mère de six enfants originaire de Virginie, a affronté des enseignants lors d'une réunion du conseil d'administration d'une école au sujet des livres mis à la disposition des élèves dans la bibliothèque de l'école. Intitulés ‘Lawn Boy’ et ‘Gender Queer : A Memoir’, ces livres décrivaient des relations sexuelles entre des hommes et des garçons, l'un d'entre eux décrivant un élève de secondaire pratiquant une fellation sur un homme adulte. Malgré le tollé provoqué par ces révélations, le district scolaire a refusé de retirer les livres des rayons alors que la température politique aux États-Unis montait d'un cran.
» Ainsi, s'il n'est pas difficile de démontrer qu'un véritable gouffre sépare désormais le peuple américain, cela prouve-t-il qu’une guerre civile se profile à l'horizon ? Personne ne le sait. Le point de rupture exact qui pousse les gens à dire “assez” et à prendre les armes contre leurs frères n'a pas encore été établi. Peut-être les conditions d’une guerre civile sont-elles encore plus favorables aujourd'hui qu’à l'époque de Lincoln, mais les Américains sont tout simplement devenus trop confortables et satisfaits d’eux-mêmes pour se battre. S’il y aura toujours quelques jeunes impulsifs n’ayant rien à perdre pour rejoindre la populace, convaincre la majeure partie de la classe moyenne américaine d'abandonner son mode de vie confortable de Netflix pour se battre pour une cause semble très improbable. L'esprit rude et pionnier qui définissait l'époque en 1861 est bien loin de son incarnation moderne. Aujourd'hui, de nombreux Américains se contentent de mener une “guerre civile” sur les médias sociaux, en débattant des problèmes contre des adversaires sans visage, tandis que le pays derrière leur fenêtre devient de plus en plus violent.
» Bien qu'il semble peu probable que les États-Unis se désintègrent de sitôt dans des batailles rangées, on ne peut oublier qu'il y a plus d'armes dans les placards de la nation que d'abonnements à Internet. Cela donne à ces individus frustrés les moyens de “s’exprimer” sans avoir besoin d'attendre la sonnerie du clairon. Ainsi, au lieu d'assister à une répétition de Fort Sumter, les Américains peuvent s'attendre à voir une série d’acteurs individuels s'en prendre, par désespoir, à une société qu'ils ne comprennent plus.
» Comme l’a dit un jour un bel esprit, “l’histoire se répète rarement, mais elle fait des rimes”. »
... En fait de citation sur la répétition des choses, on est obligé d’en revenir au mot de Marx dont je découvre, moi qui suis trop inculte pour aller boire à la source claire et directe, qu’il est parfois diversement transcrit. Pour mon compte je n’ai, pour lui répondre, que le concept inattendu puisqu’il suppose une compression du temps jusqu’au zéro absolu et l’existence inattendue de “deux événement en un”. (Je veux parler de notre très-cher concept de tragédie-bouffe.) En attendant, le psychiatre et professeur Laurent Assoun résume ainsi, en présentation de son livre sur le sujet, la “répétition historique” selon Marx :
« Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide… » En rencontrant cet énoncé liminaire de l’étude de Marx sur ‘Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte‘, nous nous sommes avisé d’un fait : qu’il y a un génie clinique de Marx, qui se démontre à l’intelligibilité du devenir historique – et de sa signification sociale et anthropologique – qu’il rend possible. […]
» Qu’énonce ce que nous nommons “loi de la duplication historique” ? Que la motion historique, pour être enregistrée, c’est-à-dire inscrite comme signifiance matérielle, se voit imposer en quelque sorte cette binarité tragi-comique… Ce n’est ni plus ni moins que l’effet signifiant de la répétition… […]
» Il y a chez Marx, dans l’avènement de son geste de pensée, un événement majeur : la mise à jour du symptôme comme moteur du fait humain, ce qui a nom “histoire” et “société” et implique, dans la foulée, une pensée du sujet en sa posture signifiante – subjective et matérielle. Méthode – au sens radical – qui permet de frayer la voie vers un travail d’analyste de l’histoire. C’est là son acte – tant le texte se veut en l’occurrence acte – qui en fait un contemporain… intempestif. »
Sommes-nous plus avancés ? Ce n’est pas sûr du tout, pour dire le vrai et assommés Paer les quelques phrases du professeur Assoun.
Quoi qu’il en soit, le fait est que nous nous trouvons devant une énigme, mise en évidence par Bridge, mais qui s’impose selon mon point de vue depuis bien avant la fin de la Guerre Froide et qui s’est très fortement renforcé depuis : l’impossibilité, dans nos pays “avancés“ de la “révolution“ (je prends ce terme générique, qui équivaut à celui de “guerre civile” pour Bridge et tel qu’elle est entendue ici, dans le sens le plus large, pour signifier un changement politique majeur du fait de la pression populaire dans les rues). Mon hypothèse est que la cause principale en est l’extraordinaire avancement de la rapidité et de la puissance de la communication qui, par le déversement de l’information, décourage et empêche toute formation d’une action collective spontanée qui forme cette “pression populaire”.
On avait développé cette thèse il y a une dizaine d’années, dans un texte que je reprends ci-dessous pour la facilité, datant l’événement de basculement où la communication prend le pas sur l’information à notre sacro-saint Mai-68. L’argument, qu’on trouve bien entendu largement développé dans le texte, peut être résumé par ce passage de ce même texte :
« Il va de soi que nous n’avons pas pris mai 1968 comme “modèle” politique digne d’être suivi – c’est un autre débat, et nous aurions alors une position bien tranchée, mettant bien sûr mai 1968 comme événement déstructurant et moderniste; nous l’avons pris comme modèle du moment fondamental où, dans le phénomène communication-information (la communication charriant l’information), la communication prit le dessus sur l’information.
» Depuis, cette tendance s’est prodigieusement accélérée avec la prodigieuse accélération des moyens de communication, tandis que l’information reste égale à elle-même, complètement dépendante de la communication, et donc perdant de plus en plus d’importance dans le rapport communication-information quant à l’effet sur la forme des événements. Aujourd’hui, une révolution avec rupture psychologique comme nous la décrivons plus haut, dans les conditions de hautes technologies de nos sociétés, est complètement impossible. La rapidité et l’universalité de la diffusion des informations par la communication interdisent décisivement toute situation de spontanéité, d’isolement événementiel qui, seule, permet la possibilité d’une rupture révolutionnaire de la forme que nous avons signalée plus haut. »
Bien entendu, on pourrait opposer à ce constat de la “révolution/la guerre civile impossible” le cas des “révolutions de couleur”. Ce serait une totale inversion, installée sur une subversion complète née de forces déstructurantes au service du Système. Toutes les “révolutions de couleur” sont des manigances, des complots (là, c’est le cas de le dire) suscités par des forces extérieures toujours dans le même sens (CIA-MI6, Soros, ONG globalistes), où la communication est l’arme principale, et nullement l’information qui est la plupart du temps faussaire sinon simulacre pur.
C’est l’anti-révolution, l’anti-“mouvement populaire spontané”, la manipulation du Système pour empêcher tout développement antiSystème. Cela conforte la thèse principale. Au reste, on décompte aisément que la plupart, sinon toutes les “révolutions de couleur” installent la corruption avant même une direction tentant une politique de rupture, et par conséquent n’installant en aucun cas des situations durables ou des situations de réelle rupture. Celui qui arrivera à démontrer que le régime Maidan depuis 2014, jusqu’au clown Zelenski, est un régime révolutionnaire et de rupture, notamment de la corruption qui fait l’essence de la direction du pays, celui-là aura le Nobel du Simulacre
Mais on notera également dans le texte ci-dessous une tentative de décrire ce qui pourrait remplacer les “révolutions/guerres civiles impossibles”, avec intérêt et avantage. C’est ce que nous appelons des forces souterraines, exprimant ce que je désigne souvent comme des événements supérieurs, supra-humains, faisant progresser l’histoire courante, en choisissant les développements qui lui conviennent, en une métahistoire aux prolongements radicaux.
J’avais exprimé cela dans un autre passage repris dans le texte ci-dessous, autour d’Obama (BHO), qui venait d’être élu (le texte est de 2009), à propos duquel je faisait des hypothèses audacieuses et évidemment bien idéalistes si l’on en juge au premier degré. C’était l’époque où je parlais de BHO comme d’un “American Gorbatchev” (avec des textes annonçant l’hypothèse, comme celui du 28 avril 2008). On peut dire que, d’un point de vue historique direct, mon erreur fut complète, BHO s’avérant dans sa conduite immédiate, voyante et consciente, comme un exécutant de qualité du Système...
« La question est de savoir comment (comment la “révolution” se fera avec ou sans lui [Obama]). Dans notre époque de communication, nous l’avons déjà écrit, les circonstances extraordinaires de mouvement de l’information par la communication interdisent les actes révolutionnaires parce que “spontanés” dans leur caractère soudain décisif et alors incontrôlables dans leur déroulement, puisqu’au contraire la communication interdit cette spontanéité-là des événements. Par contre, la communication, qui brouille tout, rend aussi les événements incompréhensibles, et les attitudes psychologiques vis-à-vis d’eux idem. Ce que la psychologie ne peut exprimer directement par une “révolution”, elle l’exprime, d’une façon chaotique, à d’autres occasions, d’une façon complètement fortuite. La soudaine agitation US, sidérante, incompréhensible, autour de la question des “soins de santé”, est-elle une de ces circonstances? Suivons-là comme si c’était une possibilité. Jusqu’ici, il faut observer que certains de ses prolongements, y compris la dramatisation de la position de BHO, ne démentent pas cette interprétation. Pour la suite, on verra. »
Mais si l’on fouille plus profond, dix ans plus tard ? Pour moi, BHO est le véritable inspirateur du wokenisme : tactiquement, c’est détestable, cette affreuse accélération de la dégénérescence de notre-civilisation ; mais stratégiquement ? N’avons pas largement passé le pic du ‘Principe de Peter’, c’est-à-dire désormais sur la pente où l’on considére avec intérêt tout ce qui concourt à la déstructuration d’une “notre-civilisation” devenue une dynamique de mort, qu’il importe de faire mourir le plus vite possible ? Dans ce cas, BHO a fait “du bon boulot”, comme disait Fabius, et il est parfaitement ce personnage dont parlait Maistre :
« On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. »
... Car il [BHO] fait la révolution avec le wokenisme, ou plutôt une pseudo-révolution. C’est-à-dire qu’il participe, involontairement et inconsciemment comme tous les révolutionnaires selon Maistre, à la révolution générale, à la “déconstructuration” du Système, – comme les déconstructeurs eux-mêmes d’ailleurs, et dont il est lui-même...
Tout cela est venu jusqu’à nous, sans que nous ayons rien vu de décisif, mais alors que la situation ne cesse de se dégrader, surtout psychologiquement d’ailleurs, alors que l’impasse du système se renforce, alors que l’impossibilité d’en sortir par un artifice réformiste du Système est de plus en plus écrasante, alors que les événements terrestres stabilisants se multiplient... Comme on écrivait en 2009, puis Bridge avant-hier :
« Pour la suite, on verra. »
« [C]ela prouve-t-il qu'une guerre civile se profile à l'horizon ? Personne ne le sait. »
Bridge, justement, revenons à lui et à son texte avant de passer au notre, de 2009, sur l’impossibilité de faire la révolution/la guerre civile selon les facteurs historiques classiques... Tout bien pesé, une chose apparaît extrêmement surprenante dans son texte : pas une fois n’apparaît le mot “sécession”.
La sécession est peut-être, sans doute, à mon avis certainement, une hypothèse très sérieuse comme réponse à sa question qui concerne évidemment les USA. Bien plus qu’une “guerre civile”, le phénomène de la sécession, selon un rythme divers, État par État, ou groupe d’États par groupe d’États, est tout à fait possible, – et, parfois, j’écrirais bien : “inévitable”. (On sait que la situation accélère dans ce sens à cause d’une sorte de “nettoyage idéologique” [comme on dit “nettoyage ethnique”] volontaire, les conservateurs quittant les États progressistes comme la Californie et New York pour des États conservateurs comme le Texas et la Floride, et vice-versa.)
Alors, pourquoi Bridge, qui n’a pas froid à sa plume pour écrire droitement les choses, ne l’a-t-il pas mentionné ? Je fais une hypothèse, qui n’est à première vue pas essentielle pour le débat développé ici, mais qui, à la réflexion, en est au contraire un signe symbolique d’une réelle importance.
On sait que les Américains, je devrais dire le système de l’américanisme (bras armé du Système), désigne ce que nous nommons “Guerre de Sécession” sous le nom de “Civil War”. Le Système ment, nous disons le vrai. Une guerre civile ne remet pas en cause un pays, il implique une guerre fratricide à l’intérieur de ce pays. Une sécession est une volonté de sortir de ce pays : actuellement, le Donbass mène une “guerre de sécession”, nullement une “guerre civile”. La Guerre de Sécession a été décidée par des votes légaux de sécession d’un certain nombre d’États, une organisation politique confédéraliste aussitôt mise en place, avec un président (Jefferson Davis) et une armée commandée par des généraux complètement légitimés et de grand prestige (le général Robert Lee, sorti de West Point, vénéré dans toute l’US Army, s’était vu proposer le commandement des armées du Nord par Lincoln, avant de préférer les armées de son propre État de la Virginie, et par conséquent les armées du Sud).
Le langage est une arme redoutable. En nommant la guerre de Sécession “Guerre Civile”, le Système entendait oblitérer le fait que la Grande République ait pu réchauffer en son sein une partie d’elle-même qui entendrait se séparer d’elle, niant ainsi et démontrant la fausseté de son unicité et de son exceptionnalisme quasiment de source transcendantale. Parallèlement et opérationnellement, en choisissant cette voie dialectique (“guerre civile”, pas “sécession”) c’était chercher à écarter le spectre maudit de la sécession, qui est pourtant partout discuté, comme une monstruosité refoulée qui, implacablement, ressort avec régularité dans les périodes troubles (et même dans les autres !). Il arrive même souvent qu’on ait l’impression, en lisant des textes sur l’idée ou le principe de la sécession, qu’on en discute sans la moindre référence directe à la “Civil War”. C’est dire la charge que doit supporter l’inconscient aux USA, et l’explosion que ce serait, – que ce sera, si et quand un État votera dans ce sens...
L’un des très rares historiens non-sudistes qui en a parlé d’une manière mesurée et raisonnable est William Pfaff. « L’historien William Pfaff a pu écrire que, si le Sud et la sécession l’avaient emporté, ce qu’il juge rétrospectivement comme une issue préférable à ce qui s’est passé, les USA eussent été coupé en deux, peut-être plus, et l’esclavage aurait naturellement disparu au Sud, selon les conditions de l’évolution des mœurs et des exigences de l’économie, dans des conditions autrement plus satisfaisantes et favorables aux Noirs émancipés, que ce qui s’est passé. Essentiellement, l’on n’aurait pas eu la constitution de cette puissance considérable et déstructurante du monde que sont les USA du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui, qui est la cause essentielle des conditions de crise du Système que l’on connaît depuis des décennies par le déséquilibre de puissance et d’influence que cette force impose au Rest Of the World.»
Je pense que Bridge a cédé inconsciemment à cet automatisme de la pensée (“Civil War” et pas “Guerre de Sécession”) que le Système a imposé par une censure fondamentale du langage. Pourtant, la réponse la plus évidente à sa question sur la “guerre civile” aux USA est toute simple : la sécession...
Ci-dessous, donc, reprise de notre texte du 24 septembre 2009
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Nous notons régulièrement la situation où nous nous nous trouvons, dans les pays développés qui conduisent le système, de voir l’impossibilité que certains sentiments publics de révolte s’expriment par des actes collectifs classiques violents (émeutes, révolution, prise de pouvoir). Nous notons également que cette impossibilité d’une expression directe du mécontentement public n’en interdit pas l’expression par des voies indirectes – sans avoir encore déterminé les effets d’une telle situation.
Nous voudrions développer ce point d’une façon analytique pour mieux faire comprendre notre pensée à nos lecteurs. Il s’agit sans aucun doute d’une situation extrêmement originale, qui mérite toute notre attention par rapport au jugement commun de l’effacement complet du sentiment politique. Nous ne donnons pas seulement une appréciation théorique, car nous pensons qu'il existe d’ores et déjà des événements qui peuvent être inscrits dans le schéma que nous nous proposons de présenter: dans un passé proche, le référendum français de mai 2005; aujourd’hui, aux USA, peut-être, et peut-être d’une façon plus “révolutionnaire” selon cette conception postmoderniste, le mouvement du Tea Party. On y viendra plus loin.
Donnons d’abord une référence précise. Il s’agit d’une situation créée par le phénomène de la communication, qui est à notre sens la caractéristique spécifique essentielle de l’activité de notre civilisation postmoderniste, et génératrice de la plus grande puissance. Nous avons noté quelques caractères qui nous semblent essentiels de cette situation, par exemple dans un récent F&C du 17 août 2009 sur les événements, aux USA, sur la position d'Obama, dans la crise des “soins de santé”.
Voici la citation du passage concerné:
«Ici notre “fascination” (bien dans le sens de “profonde impression éprouvée par quelqu’un”), car nous en éprouvons aujourd’hui, effectivement, et plus intéressante que celle, anecdotique, que nous avions pour Bush. Elle va à une époque, à un temps “maistrien”, à une situation où un homme doit suivre son destin ou bien “tomber ignoblement”. A nouveau cette citation de Maistre: “On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.” Nous aurions tendance à juger que le mot de “scélérat” est un peu sévère pour BHO, et d’autres doivent penser le contraire. Ce n’est pas ce qui importe; ce qui importe, c’est la situation, c’est elle qui nous fascine; et, pour l’instant, BHO en est l’acteur central: ou bien il se soumet à son destin, qui est “de conduire la révolution” anti-système d’une façon ou l’autre, ou bien il “tombera ignoblement” – et la révolution se fera sans lui. Ce qui est fascinant, c’est que l’Histoire fait de BHO, qu’il le veuille ou non, un homme qui pose des mines destinées à exploser, qu’il veuille ou non leur explosion.
»La question est de savoir comment (comment la “révolution” se fera avec ou sans lui). Dans notre époque de communication, nous l’avons déjà écrit, les circonstances extraordinaires de mouvement de l’information par la communication interdisent les actes révolutionnaires parce que “spontanés” dans leur caractère soudain décisif et alors incontrôlables dans leur déroulement, puisqu’au contraire la communication interdit cette spontanéité-là des événements. Par contre, la communication, qui brouille tout, rend aussi les événements incompréhensibles, et les attitudes psychologiques vis-à-vis d’eux idem. Ce que la psychologie ne peut exprimer directement par une “révolution”, elle l’exprime, d’une façon chaotique, à d’autres occasions, d’une façon complètement fortuite. La soudaine agitation US, sidérante, incompréhensible, autour de la question des “soins de santé”, est-elle une de ces circonstances? Suivons-là comme si c’était une possibilité. Jusqu’ici, il faut observer que certains de ses prolongements, y compris la dramatisation de la position de BHO, ne démentent pas cette interprétation. Pour la suite, on verra.»
Ces remarques ont pris, à notre sens, une actualité nouvelle avec le développement (ou la réalisation du développement) du mouvement du Tea Party, tel que nous l’avons observé dans notre F&C du 23 septembre 2009. C’est à partir de ce constat plus récent, et en revenant à lui dans la conclusion de la réflexion, que nous développons cette réflexion.
C’est dire l’importance potentielle que nous accordons à ce mouvement. C’est dire également combien nous estimons qu’il possède des particularités qui peuvent aider à répondre à la question implicite – plutôt aux deux questions implicites: peut-on encore faire une révolution aujourd’hui? Qu’est-ce que c’est qu’une révolution aujourd’hui?
[Bien entendu, nous prenons le terme “révolution” dans un sens débarrassé de tous ses oripeaux idéologiques, de toutes les orientations politiques dont le terme est marquée depuis deux siècles. Nous demandons à nos lecteurs de faire cet effort d’abstraction. Le contexte où nous évoquons cette situation implique une “révolution” contre ce que nous nommons “le système”, qui est la puissance mécanique et bureaucratique dominante du monde, d’où sont issues les puissances financières, militaires, etc. Pour nous, ce “système” est issu des deux derniers siècles d’Histoire, depuis la fin du XVIIIème siècle, donc issu notamment des événements révolutionnaires de ces deux siècles; par exemple, le capitalisme intégral, qui prône la “destruction créatrice”, répond, dans sa définition fondamentalement déstructurante, aux dynamiques révolutionnaires des deux derniers siècles. C’est dire si le terme “révolution” que nous utilisons, selon notre logique du contre feu, est objectivement adversaire d’un système issu d’un processus révolutionnaire; s’il lui fallait à tout prix une étiquette politique – ce que nous jugeons inutile sinon pour expliciter le propos, justement à cause de la charge idéologique de cette identification – ce serait plutôt “contre-révolutionnaire”.]
Le problème que nous posons est bien celui de la communication, nullement de l’information. Il s’agit de l’ensemble de moyens, de réseaux, de médias, qui véhiculent l’information, d’une façon universelle, à une très grande vitesse, vers un accès de plus en plus généralisé. Pour mieux exprimer notre sentiment, nous allons revenir sur le précédent fameux des événements émeutiers de mai 1968, à Paris.
Un aspect important de ces événements fut l’omniprésence des radios (RTL, Europe n°1, etc.) durant les événements, sur place, au cœur des émeutes, c’est-à-dire l’omniprésence du phénomène de la communication de l’information. Certains mirent gravement en cause ce phénomène, comme un moyen de propagation de l’émeute. On estima qu’il avait permis la localisation et l’identification des divers groupes, la connaissance de l’évolution de la situation, etc. Les radios servirent de porte-voix aux leaders émeutiers, en les interviewant, ce qui facilita la mobilisation, l’“appel aux armes”, les regroupements, etc. Il s’agirait ici du phénomène tactique du rôle de l’information, par ailleurs bien connu dans toutes les situations de guerre et d’affrontement.
Notre propos serait alors précisément contraire au jugement selon lequel cette présence des radios a facilité les événements “révolutionnaires”. Nous prétendons que, de ce point de vue des événements de rue, mai 1968 fut caractéristique du surgissement du phénomène de la communication qui, au lieu de permettre la diffusion et l’extension de l’émeute, et surtout l’aggravation de l’émeute jusqu’au coup de force et à la révolution, la contint au contraire dans les bornes d’une restriction fondamentale, interdisant l’événement lui-même fondamental de la “révolution”. Il s’agirait ici du premier phénomène psychologique de la communication.
Pour qu’une émeute devienne une révolution, il faut une rupture qui est de l’ordre du psychologique et non du tactique. A partir d’un certain moment, la dynamique de l’événement conduit ceux qui le font à être conduit par elle, et cette dynamique les emporte alors dans un monde nouveau (qui est en même temps créé par elle). (On retrouve là l’observation de Joseph de Maistre, mais nous l’utilisons pour un autre propos.) Il y a alors rupture avec le monde dont l’on faisait partie et dont on ne fait plus partie, qui devient “ancien monde” – et la rupture c’est la révolution. Il s’agit d’abord d’un processus psychologique. Pour être, la révolution doit être perçue comme telle par ceux qui la font puis sont emportés par elle.
Puisqu’elle est psychologique, la rupture doit exister également au niveau de l’information. On ne parle plus le même langage que celui de l’“ancien monde”, on ne vit plus les mêmes événements. Le processus de mai 1968 empêcha cette rupture révolutionnaire. Si tactiquement, la diffusion d’information servit les émeutiers, en revanche elle empêcha toute rupture psychologique. Les émeutiers, et leurs chefs, restèrent dans l’“ancien monde” (RTL, Europe n°1, Geismar ou Cohn Bendit cherchant à être interviewé à 20H00 parce que c’est l’heure de grande écoute, tout ça c’est de l’“ancien monde”). L’“ancien monde” resta le monde commun à tous et il n’y eut pas de rupture révolutionnaire. Si la communication facilite la diffusion de l’information, elle interdit la rupture tragique qui introduit l’idée révolutionnaire dans la psychologie.
Finalement, ces événements qui eurent un écho extraordinaire, n’eurent, comme l’on sait, que très peu d’effets politiques. Marcel Jouhandeau avait raison, qui disait des “enragés”, en mai 1968: «Ils finiront tous notaires…» (ou députés européens, ce qui revient au même). Par contre, il est indiscutable que ces événements suscitèrent des conséquences sociales et psychologiques considérables sur le terme, par les changements qu’ils suscitèrent dans l’“ancien monde” lui-même, resté notre monde à tous.
Il va de soi que nous n’avons pas pris mai 1968 comme “modèle” politique digne d’être suivi – c’est un autre débat, et nous aurions alors une position bien tranchée, mettant bien sûr mai 1968 comme événement déstructurant et moderniste; nous l’avons pris comme modèle du moment fondamental où, dans le phénomène communication-information (la communication charriant l’information), la communication prit le dessus sur l’information.
Depuis, cette tendance s’est prodigieusement accélérée avec la prodigieuse accélération des moyens de communication, tandis que l’information reste égale à elle-même, complètement dépendante de la communication, et donc perdant de plus en plus d’importance dans le rapport communication-information quant à l’effet sur la forme des événements. Aujourd’hui, une révolution avec rupture psychologique comme nous la décrivons plus haut, dans les conditions de hautes technologies de nos sociétés, est complètement impossible. La rapidité et l’universalité de la diffusion des informations par la communication interdisent décisivement toute situation de spontanéité, d’isolement événementiel qui, seule, permet la possibilité d’une rupture révolutionnaire de la forme que nous avons signalée plus haut.
Dans cette nouvelle situation d'omniprésence et de pression tyrannique de la communication, par contre, l’effet caché sur la psychologie et sur les arrangements sociaux que nous décrivions dans le cas de mai 1968 comme une conséquence du moyen et du long terme est devenu incomparablement plus rapide. Il se réalise presque dans le même temps que se produit l’événement de la communication, alors qu’il fallut plusieurs années, sinon une ou deux décennies, pour intégrer les effets de mai 1968.
Les événements, aujourd’hui, sont contenus brutalement dans un schéma contraint, avec impossibilité, réalisée par les “révoltés” eux-mêmes, de s’évader de l’“ancien monde” sous une forme de rupture révolutionnaire. De ce point de vue, la psychologie est directement contrainte par l’absence de radicalité tragique de l’événement. Par contre, l’évolution psychologique souterraine, concernant les appréciations de cette situation bloquée, la frustration, en même temps que l’évolution qui permet aux relations et aux jugements sociaux et politiques de se radicaliser, est extrêmement rapide, voire instantanée.
L’événement du référendum de mai 2005 en France est le type même d’événement révolutionnaire sans “révolution” (sans rupture). L’événement politique lui-même n’a débouché sur aucune insurrection, sur aucun bouleversement, mais l’évolution psychologique radicale a été remarquable de puissance pendant la campagne, par les moyens de communication non traditionnels qu’on sait, et a eu des effets psychologiques indéniables sur les directions politiques, effets qu’on mesurera historiquement. Nous prétendons que, depuis ce référendum qui n’eut rien de décisif dans les événements eux-mêmes, l’Europe institutionnelle, contre laquelle a eu lieu la révolte (et non “l’Europe” en soi, certes, contre laquelle les “non” du référendum n’avaient aucune animosité), cette Europe est bloquée comme elle ne le fut jamais.
Cette situation s’est généralisée à mesure de l’affirmation de la communication qu’on a dite, et elle a accru encore certains caractères remarquables. On constate la multiplication d’événements sans aucun doute de protestation, qui semblent n’avoir que bien peu de sens et de direction, parce que dépourvus d’objectifs “révolutionnaires” identifiables (prise du pouvoir, notamment). Ils sont également dépourvus de dirigeants notables, parce que l’évolution ne dépend pas de ces facteurs extérieurs. Ce qui compte, c’est l’évolution psychologique que marquent ces événements, et l’effet psychologique qu’ils ont immédiatement sur les dirigeants – paralysie, désordre à l’intérieur du système, incompréhension des mouvements de protestation et donc mésentente à l’intérieur des directions pour réagir, etc.
On pense bien entendu, et principalement, au mouvement US de protestation dit Tea Party, puisqu’on en parle ce 23 septembre 2009, mais également de mouvements prétendument (qui peut le dire, et quelle importance de le dire?) d’un autre sens idéologique, comme le mouvements anti-globalisation sous toutes ces formes et certains aspects de ce qu’on nomme la guerre de quatrième génération (G4G) dans le sens le plus large, comme nous avons souvent tenté de la définir. Tous ces mouvements semblent n’aller nulle part ou mélanger des revendications anarchiques et sans cohésion. L’important est au niveau de la communication, avec l’évolution psychologique qu’ils font subir tant aux participants qu’aux dirigeants divers qui les observent et sont d’autant plus effrayés qu’ils n’y comprennent rien – parce qu’en première analyse et analyse de surface, il n’y a rien à comprendre, sinon le rejet général d’un système qui ne peut être pris en compte par ces mêmes dirigeants.
Dans ce sens, nous sommes exactement dans la logique et la dynamique du mouvement maistrien. L’événement prend une telle puissance qu’il se crée lui-même, qu’il se nourrit lui-même de sa puissance. Il conduit les hommes bien plus qu’il n’est conduit par eux, et il leur impose sa logique. Simplement, les moyens ont changé: c'est la communication, avec ses divers effets indirects sur la psychologie, qui se charge de transmettre l'impulsion dynamique de l'événement.
Maintenant, et pour aller au bout de cette rapide analyse, il faut aller jusqu’au bout de la question en parlant du sens caché de l’événement qui semble n’avoir pas de sens. Même si la forme de l’événement telle qu’on a tenté de la décrire a notamment comme modèle mai 68, le sens politique doit être compris comme très différent, si pas opposé. Mai 68 s’attaquait expressément à des forces structurées, dans un but de déstructuration. Dans ce sens, le fondement du mouvement a triomphé, avec l’extension du modèle américaniste dans la globalisation.
Ce n’est certainement pas un hasard si l’écrasante majorité des leaders soi-disant révolutionnaires de mai 68 se retrouvent aujourd’hui, soigneusement rangés dans le camp de la globalisation et de l’hyper-libéralisme. (Cette remarque, nuancée de ceci: c’était le cas, au moins jusqu’à la crise du 15 septembre 2008, un peu comme tous les hagiographes de la globalisation et de la libéralisation, chacun ayant mis depuis, à doses changeantes, un petit peu de vin rosée d'un soupçon de contestation dans son eau globalisée.) Cohn-Bendit est un bon modèle du genre, un exemple sans un pli d’un reclassement qui n’en est pas vraiment un: ce qu’il est devenu, non pas notaire mais député européen partisan de la globalisation hyper-libérale, il l’est devenu dans un monde qu’il a fortement contribué à préparer et à dessiner dès mai 68.
Au contraire, les mouvements actuels, s’ils sont déstructurants, le sont d’une puissance, le système, qui est elle-même déstructurante, agissant ainsi selon le principe du contre-feu qu’on cite souvent et qu’on a cité plus haut. Ils constituent objectivement, par induction algébrique, une force structurante. On comprend alors l’inutilité de leur chercher un sens idéologique, comme certains font aujourd’hui pour le mouvement du Tea Party. A cet égard, la communication a tué impitoyablement l’idéologie. Il s’agit d’une ironie profonde, puisque la communication a été créée par le système pour nourrir sa puissance et l’idéologie unique qui manifeste cette puissance. La communication fournit aujourd’hui le processus qui rend caduques les idéologies, et qui semble ainsi avoir la capacité potentielle d’avoir raison, dans un avenir peut-être proche, de l’“idéologie unique”.