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12221er avril 2007 — On dit que, dans les conseils européens, il arrive que les Allemands se tournent vers leurs amis divers et variés, de diverses nationalités, et leur demandent : «Mais que devons-nous faire?» Bien entendu, ils parlent des anti-missiles du système BMD (Ballistic Missile Defense) que les «petits génies» du Pentagone et du département d’Etat (dixit l’ancien ministre polonais de la défense Sikorski) entendent imposer à l’Europe.
Il nous semble, sans pour cela prétendre venir en aide aux Allemands, qu’il est intéressant de se pencher sur ce sujet d’une autre façon, “de l’autre côté” disons, côté de nos amis américanistes. Une occasion nous est donnée par diverses déclarations du chef des affaires européennes au State Department, l’Assistant Secretary of State Daniel Freid, à l’issue de sa visite amicale en Allemagne, le 28 mars. Nous nous servirons d’un outil psychologique que nous avons déjà exploré, l’inculpabilité, cet usage nous permettant de progresser encore dans sa définition.
Les déclarations de Freid, que nous détaillons d’une façon sélective ci-dessous, donnent la première appréciation globale du département d’Etat sur la question. Il n’y a pas de surprise dans ce triste domaine de la politique extérieure US, notamment par son alignement massif sur les conceptions du Pentagone, — la surprise pouvant être tout au plus à quel point il n’y a pas de surprise. La teneur des déclarations de Freid, dont certaines sont du domaine du peu ordinaire, nous engage effectivement à apprécier sa démarche du point de vue de la psychologie, puisqu’il n’y a rien à apprécier du point de vue de la politique.
Voici donc les extraits, obtenus de nos “sources intérieures”, qui nous paraissent intéressants à signaler.
• Freid observe que l’hostilité du public allemand aux antimissiles US «is “somewhat exotic” and ignores the “imminent and massive vulnerability” a defenseless Germany would face against a potential missile threat.» Freid assure être au courant des sondages allemands qui assurent que le public juge la menace américaniste plus grande que la menace iranienne et précise finement : «I'm aware of the polls. I wonder how comfortable the German people would be with a bilateral security relationship with Iran.» (Remarque étonnante et qui mériterait d’être prise au mot : un accord avec l’Iran aujourd’hui ne serait-il pas plus intéressant qu’un accord avec les USA? L’inculpabilité US ne devrait pas trop insister, pour l’intérêt des USA, dans la voie de son interrogation. Il y aurait des surprises.)
• Un peu d’histoire qui montre que Freid n’a guère de culture historique en plus d’être limite dans le domaine des faits. Freid «said the anti-American sentiment in Germany these days is reminiscent of the period in the 1980s when hundreds of thousands of Germans protested the American military presence in Germany and the U.S. plans to install intermediate range missiles in Germany. Thanks to the resolve shown by the U.S. and German governments, he said, the Cold War came to a peaceful end in time with Germany united.» (Justement, et la différence est considérable : le sentiment de ces années 1981-82 n’était pas anti-américaniste mais anti-nucléaire et pacifiste. La différence avec aujourd’hui est d’importance.)
• Les conceptions de Freid, en ce qui concerne les systèmes antimissiles, dont il donne une étonnante définition ultra-stabilisatrice. «... A limited missile defense system would be profoundly stabilizing in the event of a Middle East crisis because there would no longer be a sense of imminent and massive vulnerability.»
• Freid précise qu’il existe en Pologne et en Tchéquie «a sense of insecurity over the missile defense plans because of possible hostile action by Russia, a stalwart opponent of the project».
Nous allons examiner ces déclarations du point de vue du caractère d’inculpabilité de la psychologie US. Dans ce cas, il s’agit de l’incapacité de décloisonner, d’“universaliser” le sujet considéré (les antimissiles), et de créer ainsi une branche du caractère d’inculpabilité, que nous proposerions de baptiser “inculpabilité stratégique”. Le paradoxe de ce cas, — dont nous espérons que personne ne s’étonnera tant il est dans la logique engendrée par l’inculpabilité, — est qu’on est conduit à faire évoluer le raisonnement stratégique d’une façon cloisonnée, en cherchant systématiquement sa réduction géographique, en contradiction complète avec l’idée stratégique qui est la recherche de la plus grande universalité, du plus grand élargissement possible, notamment géographique. Cette recherche de la réduction est substantielle à l’attitude psychologique d’inculpabilité qui écarte à tout prix l’affreux enchaînement de cause à effet ; dans ce cas précis, elle seule permet d’éviter une hypothèse de culpabilité d’un projet régional stratégique.
L’inculpabilité psychologique est effectivement la recherche du cloisonnement des causes au plus immédiat et au plus apparent pour écarter l’universalisation d’un problème qui pourrait conduire à le considérer autrement que selon son apparence satisfaisante. C’est la recherche de l’objectivation d’un cas évidemment subjectif, pour assurer son jugement d’une façon artificiellement objective, interdisant toute interférence de la diversité du monde. C’est le sophisme même de la psychologie américaniste : la maîtrise du monde par sa réduction, par un cloisonnement qui annihile l’insaisissable diversité du monde où risque de se trouver, — où se trouve la mise en question de la vertu américaniste.
L’inculpabilité, dans le cas des antimissiles, est, d’abord, dans l’affirmation fondamentale et exclusive que le système antimissiles est destiné aux seuls missiles “exotiques”, iraniens et nord-coréens. Elle gomme d’une façon impérative la localisation géographique des sites et leur signification stratégique, — puisqu’ils peuvent être aisément “redirigés” contre des forces offensives russes, — quoi qu’il en soit par ailleurs, quels que soient les éléments poussant à l’hypothèse de cette “re-direction” (voir plus bas).
L’impératif dans ce raisonnement est évidemment l’inculpabilité de l’affirmation initiale. Puisque le Pentagone affirme que ces antimissiles sont destinés aux Iraniens, il est absurde, grotesque et même choquant qu’ils le soient contre les Russes. La vigueur de cette affirmation mesure ce qu’est et ce que sera la vigueur de la position US dans les mois et années à venir dans cette crise.
De là découle une définition bien inhabituelle des antimissiles, qualifiés contre toutes les évidences, le bon sens et l’enseignement historique, comme “profondément stabilisants”. Mais notre appréciation critique est balayée si l’on accepte la démarche d’“inculpabilité stratégique”. Si l’on accepte l’idée que ces antimissiles ne sont destinés qu’aux seules menaces exotiques (Iraniens et Nord-Coréens), et il ne peut en être évidemment autrement, toute la définition fondamentale des antimissiles est réduite en miettes . L’antimissile n’existe plus que dans son seul cloisonnement stratégique et, dans celui-là, il est “profondément stabilisant” ; il donne aux Iraniens latitude d’y réfléchir à deux fois avant de tirer un missile, — ajoutons pour atteindre l’absolu de la conviction de l’“inculpabilité stratégique”, — réfléchir à deux fois avant de tirer un missile, surtout si ces mêmes Iraniens n’ont pas de missiles. La stabilisation devient alors d’une profondeur abyssale.
Dans tout ce raisonnement, il n’est pas question des Russes. La vertu de stabilisation ou le vice de déstabilisation sont cantonnés à l’espace stratégique de l’inculpabilité stratégique, — et, dans ce cas, la vertu l’emporte aisément. On ne peut déstabiliser une situation (le rapport stratégique des bases US en Pologne et en Tchéquie avec la Russie) sur laquelle on a décidé qu’on n’avait aucun effet.
L’excessif superbe et l’enfermement à double tour du raisonnement d’inculpabilité stratégique éclatent enfin dans un bouquet final avec la remarque sur les Polonais et les Tchèques. Les voici soudain en victimes d’une menace, la menace russe. En effet, si les Russes re-dirigeaient (“to retarget”) certains de leurs missiles stratégiques offensifs, ou des missiles stratégiques de théâtre produits pour l’occasion avec sortie du traité INF, la menace posée contre les Polonais et les Tchèques deviendrait monstrueuse, pas d’autre mot, — c’est-à-dire provocatrice et déstabilisante.
C’est alors qu’au nom de la sécurité fondamentale, il deviendrait logique de protéger les Polonais et les Tchèques contre la “menace” russe ; peut-être pourrait-on envisager de déployer une base antimissiles (US), clairement anti-russe cette fois, pour protéger les bases initiales qui ne furent prévues que contre les futures menaces exotiques, iraniennes et nord-coréennes, et surtout protéger Polonais et Tchèques ainsi ignominieusement menacés. La boucle serait alors bouclée. La menace russe, née de la seule culpabilité russe des ambitions conquérantes et expansionnistes russes, type-Pacte de Varsovie postmoderne, justifierait toutes les mesures défensives. C’est ainsi que fut construit, dans les années 1949 (explosion de la bombe russe)-1962 (crise de Cuba), l’arsenal anti-russe allant de l’encerclement de l’URSS par les bases US, à une énorme supériorité en bombardiers (“bomber gap”) et en missiles (“missile gap”) américanistes, au nom d’attitudes agressives soviétiques construites par l’inculpabilité stratégique américaniste.